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›› Société

Les migrants relèvent la tête

« Soutiers du miracle », « piétaille de l’usine du monde », « population flottante », les qualificatifs ne manquent pas pour désigner la masse des 250 millions de travailleurs migrants qui, depuis le basculement idéologique de la fin des années 70, vivent de manière précaire, sans garantie d’emploi, sans assurance sociale, ni caisse de retraite, loin de leurs familles, qu’ils ne rejoignent qu’une fois par an, lors du Chunjie.

Depuis près de trente années ils fournissent la force de travail peu qualifiée, mal payée et pléthorique des bases industrielles à forte intensité de main-d’œuvre, dans les usines de textiles, de chaussures, de jouets et d’assemblage de la côte Est et du Sud de la Chine. Leur situation a ceci de particulier qu’ils vivent dans la contradiction et l’illégalité, à la fois indispensable force de travail de l’usine du monde, mais rejetés en marge de la société par le système du « passeport intérieur » - Hukou -, créé par Mao dans les années 50 pour stopper l’exode rural et qui leur interdit, en principe, de quitter leur district.

Sans l’indispensable sauf-conduit qui tente de figer sur place la population des régions rurales pauvres, les migrants sont exclus des services sociaux et de l’enseignement gratuit. Jusqu’à présent ils n’avaient que peu de recours, l’exil volontaire étant leur seule chance de ressource, hors des zones, où le travail rémunéré est rare et la terre ingrate.

Mais les situations ne sont jamais immobiles. Depuis quelque temps, il apparaît que la piétaille, qui n’est plus tout à fait dépourvue d’arguments de négociation, rechigne à retourner à son poste. Le résultat ne s’est pas fait attendre. A Pékin, une partie des grands chantiers immobiliers n’ont pas repris après le nouvel an ; alors que les commandes sont reparties, les usines d’assemblage de l’Est et du Sud se plaignent avec angoisse que les offres d’emploi ne sont plus satisfaites qu’à 25%. A la fin février, selon les statistiques officielles, il manquait 900 000 ouvriers dans la province du Guangdong.

Les raisons de ces défections sont simples. Alors qu’il y a encore quelques années les migrants n’avaient pas vraiment d’autre choix pour subvenir aux besoins de leurs familles, voilà qu’aujourd’hui, le développement s’étant propagé à l’intérieur, ils commencent à trouver du travail sur place. Même s’ils sont moins bien rémunérés que dans les bases industrielles de l’Est ou du Sud, ou sur les chantiers immobiliers des grandes villes, la vie dans les campagnes ou dans les villes moyennes de l’intérieur est moins chère. Surtout, ils sont en règle avec le Hukou, peuvent rester avec leurs familles, bénéficier d’un minimum de services sociaux et de l’école gratuite pour leurs enfants.

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La crainte d’une fronde politique. Les défis de l’urbanisation.

Evidemment le Parti a constaté que le mouvement avait fait tâche d’huile et s’en inquiète. La capacité de cohésion spontanée des migrants étant aléatoire, on peut même supposer, comme certains experts, que la situation est instrumentalisée par une fronde politique intérieure. Celle-ci serait animée par quelques responsables des provinces pauvres, où les migrants sont pléthore, et par la fraction du Parti choquée par l’enrichissement rapide, souvent indécent, de la bourgeoisie liée ou inscrite au Parti.

L’éditorial publié conjointement le 1er mars par 13 journaux, et qui réclamait la suppression du Hukou, principal facteur de la marginalisation sociale des travailleurs migrants, pourrait être un signe de ce clivage politique, même si l’un des auteurs, Zhang Hong, récemment mis à pied s’en défend. La réaction du pouvoir contre celui qui est considéré comme le meneur, montre en tous cas qu’à Pékin, on craint par-dessus tout l’émergence d’une contestation organisée.

Wen Jiabao lui-même a identifié la menace des ces dizaines de millions de travailleurs qui, pour rejoindre leur poste, réclament maintenant de meilleurs salaires, une régularisation de leur situation légale et l’accès aux services publics urbains.

Mais la situation est inextricable. La capacité de logement et les infrastructures des grandes villes chinoises, - plus de 160 villes ont déjà plus d’un million d’habitants - ne sont pas prêtes à accueillir une migration de cette ampleur. En outre, la vague de miséreux déclenchée par la suppression du Hukou, bousculerait quelques habitudes et mettrait en cause un schéma de développement, il est vrai assez déséquilibré, mais qui fait les beaux jours de la classe moyenne, principal appui politique du système.

Souvent, la fortune des citadins aisés est en effet issue de la spéculation immobilière, à partir de terrains agricoles aux abords des grandes villes, réquisitionnés moyennant de faibles compensations, par l’administration, qui tire de ces transactions une partie de ses ressources. Cette situation induit d’inextricables enchevêtrements entre les hommes d’affaires et la petite et grande nomenklatura du Parti. Elle est aussi à l’origine de la hausse des prix immobiliers, qui devient elle-même un obstacle à la construction de logements sociaux et, partant, un sérieux handicap à l’accueil des migrants et à l’abandon pur et simple du Hukou.

Les réticences des citadins

Pour l’heure en effet, peu de citadins sont prêts aux sacrifices nécessaires à l’intégration de cette masse de population flottante, déjà installée illégalement dans leur environnement proche. Selon une étude de l’Institut de Technologie de Pékin, pour les seules trois dernières années, la capitale compte déjà 460 000 enfants dont le statut n’a pas été régularisé.

Soumis à la double pression des urbains réticents qui craignent la remise en cause de leurs privilèges et à celle bien plus formidable des migrants qui réclament un statut, alors que les bases industrielles s’inquiètent de la défection coordonnée de la main d’œuvre bon marché, le pouvoir n’aura d’autre choix que de céder. Il le fera selon son habitude, par petites touches prudentes, pour tenter de freiner le mouvement d’urbanisation et tenir les migrants hors des villes, aussi longtemps que possible.

Mais la perspective est inéluctable. Elle sera d’autant plus difficile qu’elle remettra en cause le schéma de développement de la Chine, en partie basé sur une réserve de main d’œuvre malléable et bon marché, tandis que la lourde démographie du pays pèsera sur l’équilibre des centre urbains. Elle induira des conflits entre partisans de l’immobilisme et adeptes de l’ouverture, qui pourraient fragiliser la stabilité sociale et politique du pays.

Elle exigera en tous cas un gigantesque effort d’adaptation (infrastructures de communication, logements, services publics, écoles, centres de santé), dans un contexte où toutes les études convergent pour anticiper que, dans quinze ans, la Chine comptera au moins 25 méga centres urbains, dont la population dépassera 20 millions d’habitants.

 

 

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