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›› Politique intérieure

Le Parti revisite son histoire : son regard édulcoré éclaire le présent

La direction politique du régime chinois juste avant le lancement de la révolution culturelle avec au premier plan Mao et derrière, de droite à gauche sur la photo : Deng Xiaoping, Zhou Enlai et Lin Piao.

Par les temps qui courent où les voix critiques se font rares, l’incidence mérite d’être signalée : Deng Yuwen, ancien rédacteur en chef adjoint du Xuexi Shibao, le journal de l’École Centrale du Parti, démis de ses fonctions en avril 2013 pour avoir critiqué dans le Financial Times la politique nord-coréenne de la Chine, vient d’exprimer un avis sur la série télévisée que CCTV a commencé à diffuser à l’occasion du 110 anniversaire de la naissance de Deng Xiaoping.

Une voix critique venue de l’intérieur du sérail...

Le 2 septembre 2012, en pleine transition politique, deux mois avant le 18e Congrès, alors qu’il était encore en poste au cœur même de la pensée politique du régime, Deng Yuwen avait publié un essai dans la magazine Caijing où il détaillait assez vertement les échecs de l’équipe Hu Jintao – Wen Jiabao.

La critique allait de la panne des restructurations du tissu économique et industriel à l’inexistence d’un corpus idéologique et de valeurs partagées par tous à la racine des égoïsmes, à quoi il ajoutait l’insuffisance des efforts pour promouvoir une véritable démocratie, l’asthénie de l’innovation et le désastre écologique, en passant par la faiblesse du soutien aux classes moyennes, le creusement des inégalités, la rigidité de la politique démographique, l’insécurité énergétique et les velléités uniquement réactives des politiques domestiques et internationales dénuées de vision stratégique.

Cette fois, examinant les premiers des 48 épisodes de la série intitulée « Deng Xiaoping à la croisée de l’histoire » lancée le 8 août qui a déjà soulevé de nombreux commentaires dans les réseaux sociaux, Deng Yuwen reconnaît les efforts d’ouverture du Parti qui ose enfin évoquer certains des épisodes sensibles de l’histoire récente comme l’arrestation de la Bande des quatre et le mur de la démocratie.

Il concède également que les réalisateurs ont pris leurs distances avec les tendances hagiographiques de la propagande et présentent les détails plus intimes de la vie du « Petit Timonier » , donnant de lui l’image d’un être humain normal plus accessible au public. Pour l’ancien rédacteur en chef de la plus célèbre publication idéologique du Parti, il s’agirait d’une première signalant un réel progrès digne d’attention.

....qui incite le Parti a faire face aux vérités de l’histoire.

Mais après ces concessions dont il faut bien dire qu’elles sont plus de forme que de fond, la suite de l’article est une charge directe contre la vision de Xi Jinping refusant d’introduire une rupture entre Mao et Deng considérés par l’actuel n°1 comme les deux faces indissociables de la réalité historique chinoise, l’une n’ayant pu exister sans l’autre.

Alors que la série sur Deng Xiaoping s’arrête en 1984, l’analyse qui évoque les dangers de « l’amnésie historique », explique que le souci de continuité se heurtera tôt ou tard à la quête de vérité de la société de plus en plus agitée par l’effervescence des nouvelles technologies de l’information. Deng Yuwen souligne qu’à terme ni la révolution culturelle, ni la répression de Tian An Men n’échapperont au réquisitoire public.

Les arrières pensées de « l’amnésie historique ».

Simultanément la télévision publique a commencé la diffusion d’une série sur la vie d’une autre figure emblématique de l’histoire récente : Liu Shaoqi, dont le fils, le Général Liu Yuan, proche du Président Xi Jinping et pourfendeur des corrompus de l’APL, pourrait rapidement être appelé à tenir un rôle important à la Commission Militaire Centrale.

Là aussi l’angle de vue oblitère d’importantes parties de l’image. Mais ces impasses ont une arrière pensée politique qui éclairent les actuels choix politiques du régime articulés autour du nationalisme, du réajustement socio-économique et du redressement éthique du Parti, dont il entend préserver coûte que coûte le rôle dirigeant.

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De la difficulté nouvelle des manipulations politiques.

Le comité permanent craint l’ébranlement idéologique d’une rupture avec le Maoïsme.

Les réactions publiques sur les réseaux sociaux dont certaines ont été promptement effacées par la censure ont donné raison à Deng Yuwen : à l’heure de l’information débridée par les nouvelles technologies la manipulation de l’histoire devient difficile. Quelques internautes ou adeptes des réseaux sociaux relevèrent les erreurs factuelles dans la chronologie comme celle de la date à laquelle Deng Xiaoping réussit à accaparer tout le pouvoir, circonstance qui, comme indiqué par un message de weibo, n’intervint qu’après le procès de la Bande des Quatre lancé par Hua Guofeng.

Ou encore la fable selon laquelle Mao aurait eu, avant sa mort, l’intention d’éliminer la Bande des Quatre au prétexte qu’elle projetait de fomenter une révolte. Mais, et c’est bien plus ennuyeux, de nombreux autres ironisent sur l’oubli des épisodes les plus controversés de la carrière de « Petit Timonier » dont l’histoire est arrêtée 13 années avant sa mort et 5 ans avant la répression de Tian An Men.

La conclusion de l’article de Deng Yuwen rappelle que, dans un monde où l’information et la vérité circulent de plus en plus facilement, trouvant toujours une voie pour contourner les blocages de la censure, la poursuite d’une attitude d’omerta sur des événements majeurs de l’histoire récente de la Chine ferait plus de mal que de bien à la légitimité du Parti.

Il suggère même que l’opinion serait impressionnée par la capacité du régime à revenir sur les errements de son passé et à se remettre en question. Du coup, elle serait plus portée à reconnaître les réussites du régime telles que la lutte contre la pauvreté, la montée en puissance du pays et la préservation de la paix. L’une des dernières phrases renvoie aux controverses internes sur la mémoire de Mao : « Puisque le Parti a déjà reconnu que le lancement de la révolution culturelle par Mao fut un désastre pourquoi ne pas l’admettre officiellement ? (…). L’image de Mao en souffrirait mais pas celle du Parti et ni celle de ses actuels dirigeants ».

Le Parti et Xi Jinping refusent la rupture historique.

Il reste que ni le Comité Permanent ni Xi Jinping ne sont sur cette ligne. Alors que l’appareil est confronté à un nombre considérable de défis qui vont de la lutte contre les féodalités enkystées des banques publiques et des sociétés d’État, à la situation très instable du Xinjiang, en passant par le combat sans merci contre la corruption des cadres et des dirigeants des grands groupes, à quoi s’ajoutent la réparation des dommages écologiques et l’accompagnement social et économique de l’urbanisation, il est extrêmement peu probable que le Bureau Politique se risque à l’ébranlement idéologique d’une remise en cause du symbole maoïste.

Le cauchemar de la chute de l’URSS.

Derrière ces réticences qui peuvent apparaître comme une dangereuse frilosité dans un monde de plus en plus épris d’ouverture, de vérité et de transparence, surnage une obsession : la chute de l’URSS que le magazine Qiu Shi et le Centre des recherches du Parti attribuent à la « déstalinisation. ». Une idée reprise dans le Quotidien du Peuple : « La raison essentielle de la chute de l’Union Soviétique fut la négation de l’histoire du Parti Communiste de l’Union Soviétique, de Lénine ainsi que des autres figures du Parti, accompagnée par un nihilisme historique qui installa la confusion dans l’esprit des populations ».

C’est bien cette vision sans rupture qui sous tendait les discours de Xi Jinping lors du 120e anniversaire de la naissance de Mao, le 25 décembre 2013 : « Notre expérience socialiste avant la réforme, qu’elle soit positive ou négative, a permis au Parti de se confronter à la réalité. Elle a établi la plateforme à partir de laquelle nous avons construit le futur d’une nouvelle période historique. Sans les succès idéologiques, institutionnels et pratiques accumulés au cours de cette période, l’ouverture n’aurait pu avoir lieu sans heurts ».

Disant cela le Président ne faisait que répéter sa vision « des deux périodes » de la République Populaire, avant et après la mort de Mao qu’il avait déjà exposée au nouveau Comité Central le 5 janvier 2013 : « Même si ces deux phases étaient sous-tendues par deux orientations politiques différentes avec d’importants contrastes dans la manière de construire le socialisme, elles ne peuvent pas être dissociées ». Il ajoutait que les deux périodes n’étaient pas en opposition, mais complémentaires : « il n’est pas possible de se servir de l’une pour nier l’autre ».

Deng Yuwen joue avec le feu.

On le voit, Deng Yuwen le spadassin infatigable de la transparence et des réformes politiques qui, déjà en 2012 depuis l’École Centrale du Parti, appelait aux réformes démocratiques pour équilibrer la sur-concentration du pouvoir dans les mains de l’appareil, selon lui à la racine des conflits sociaux en Chine, se place sans ambiguïté en opposition frontale avec la tête du régime. C’est la deuxième fois qu’il joue avec le feu.

La dernière fois il avait été sanctionné non pas pour avoir fait part de ses idées sur la politique nord coréenne de Pékin, mais pour les avoir publiées dans le Financial Times en février 2013. Il vient de récidiver puisqu’une traduction de son article a été reprise le 18 août dernier par le Wall Street Journal. Alors que Pékin est engagé dans une rivalité d’influence avec les États-Unis, l’ancien rédacteur en chef adjoint du Xuexi Shibao, devenu commentateur politique, vient d’entrer dans des eaux agitées. D’autant que la tendance à l’introspection historique manipulée à des fins politiques ne s’arrête pas à Deng Xiaoping.

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Liu Shaoqi le pragmatique, ennemi des égarements idéologiques.

Liu Shaoqi à droite pendant la révolution culturelle avant sa chute. Mao félicite un garde rouge. En arrière plan à gauche Lin Piao Zhou et Enlai.

La révision du passé plonge plus loin dans l’histoire, puisque cette semaine la télévision officielle a commencé la diffusion d’un documentaire sur la vie de Liu Shaoqi qui, selon le journal de la jeunesse, mettra l’accent sur la partie militaire de la carrière de celui qui fut à la fois proche de Mao, puis un de ses plus virulents détracteurs après l’échec du grand bond en avant. (South China Morning Post du 20 août 2014).

Cette contestation politique à quoi s’ajouta probablement la haine que l’égérie de Mao, Jiang Qing, éprouvait à l’égard de Wang Guangmei, l’épouse de Liu, Docteur en physique nucléaire et présidente de l’Université Qinghua, lui valut de tomber en disgrâce en 1966 alors même qu’il était Président de la République. Mort dans un cul de basse fosse en 1969, il fut réhabilité par Deng Xiaoping en 1980.

Alors que le Parti rejette la vérité historique et la mise à jour des aberrations maoïstes, tout en édulcorant la complexité de la trajectoire de Deng Xiaoping le réformateur qui tua dans l’œuf l’ouverture politique du pays en 1989, on peut s’interroger sur le sens politique de retours en arrière aussi sensibles. Comme l’indiquent la série sur Deng et le point de vue strictement militaire, donc annexe, par lequel le documentaire abordera la vie de Liu Shaoqi, le but n’est assurément pas la transparence et l’exhaustivité historiques.

Lancées par le département de la propagande, ces initiatives télévisuelles semblent plutôt destinées à renforcer l’image du Parti autour des exigences du réalisme et du renforcement national qui furent les leitmotivs politiques de Liu et de Deng, tous les deux ennemis des expériences idéologiques hasardeuses.

Le général Liu Yuan, le fils inflexible de Liu Shaoqi…

La référence à Liu Shaoqi avec comme arrière plan le renforcement national ou la renaissance « Fuxing 复兴 », un élément essentiel du « rêve chinois », prend un sens tout particulier si on prête attention au bruit qui court à Pékin selon lequel le fils de Liu Shaoqi, le Général Liu Yuan, actuellement commissaire politique du département logistique de l’APL, allié politique et proche de Xi Jinping, pourrait être promu à l’un des postes clés de la Commission Militaire Centrale lors du plenum d’octobre prochain.

Liu Yuan n’est ni un réformiste politique à l’occidentale ni un partisan du compromis de puissance avec les États-Unis qu’il critique assez vertement. Sa pensée est au contraire assez radicalement imprégnée de nationalisme, parfois d’agressivité anti occidentale et fermement articulée autour de la défense coûte que coûte du magistère du Parti.

…ami d’enfance de Xi Jinping.

De la vie de cet ami d’enfance de Xi Jinping âgé de 63 ans – leurs pères ont tous deux été harcelés par Mao et réhabilités par Deng ; ils ont tous deux fréquenté l’école de l’APL « Ba Yi » n°25 à Pékin de 1960 à 1969 (voir Cheng Li, China Leadership Monitor n°44 « Xi Jinping’s Inner Circle Part 2. Friends from Xi’s Formative Years ») - il faut retenir deux épisodes importants qui éclairent ses idées à la fois réformistes et très nationalistes, articulés sans concession autour de la défense du Parti et du rejet des influences politiques occidentales.

Constat réaliste et sens de l’urgence.

Le général Liu Yuan, fils de Liu Shaoqi, ami proche du président Xi Jinping fut à l’origne de la chute de Xu Caihou, ancien commissaire politique de l’APL.

Le premier épisode eut lieu en 2011 quand Liu Yuan apporta son soutien au livre de Zhang Musheng 改造 我们的文化历史观 gaizao women de wenhua lishi guan - Modifier notre approche culturelle de l’histoire -. Expert en développement rural et protégé du réformateur Chen Yizi, conseiller politique de Zhao Ziyang qui quitta la Chine après Tian An Men pour les Etats-Unis où il fonda le Centre d’Etudes sur la Chine moderne à Princeton, Zhang développait l’idée que seule une « Nouvelle démocratie » pouvait sauver le Parti.

Le constat : « Aujourd’hui il n’y a pas seulement un collusion entre des bureaucrates corrompus, le capital et des intermédiaires parasites, il y a aussi les dirigeants qui se vendent et la capitalisation du pouvoir politique corrompu par des réseaux criminels ».

Zhang Musheng ajoutait que de nos jours les Chinois des campagnes et des villes ne pouvaient plus être manipulés par des slogans. « Aujourd’hui alors que la scolarité des fermiers et des ouvriers dure plus de 13 ans, ce qui à l’époque de Mao les auraient classés dans la catégorie des intellectuels, on compte 800 millions de téléphones portables qui diffusent des SMS partout en Chine ». Le discours signifiait que l’ère des slogans, des banderoles rouges et des gros caractères est terminée.

Le soutien du peuple par une« vraie » démocratie intra-Parti…

Le remède selon le livre de Zhang dont Liu Yuan avait écrit la préface, vise à établir une « démocratie intra-parti », appuyée par des institutions solides et des contre pouvoirs internes, qui permettent l’expression publique et l’élimination de la corruption. Il s’agit, sous peine de grave accident politique, dit Zhang Musheng, de retrouver l’audience et le soutien des ouvriers et des agriculteurs en multipliant les organisations rurales et syndicales capables de mettre en question les politiques publiques et de dénoncer les dérapages éthiques ainsi que les détournements.

Les exemples à suivre étaient, selon lui, les systèmes politiques en vigueur à Hong Kong et à Singapour à la fois démarqués de la démocratie à l’occidentale et débarrassés des dangereuses scories de la corruption.

…Et la lutte inflexible contre la corruption.

De cette période surnageaient un sens de l’urgence politique et la nécessité de refonder moralement le Parti avec le rappel obsessionnel du grave risque posé par la corruption massive de l’appareil.

Ses convictions nationalistes, idéologiques et éthiques révélés par son appui à Zhang Musheng éclairent la suite de la trajectoire de Liu Yuan et la deuxième circonstance de sa carrière récente caractéristique de son credo politique en phase avec celui de Xi Jinping. C’est en effet lui qui, par ses dénonciations inflexibles, fut à l’origine de la chute de Xu Caihou, l’ancien commissaire politique de l’APL à la retraite.
Lire notre article Coup de balai à la tête de l’APL.

Moderniser la Chine, éradiquer la corruption et protéger le Parti.

La séquence des séries TV historiques revues et corrigées par la propagande qui édulcore les ombres de la vie de Deng Xiaoping et de Liu Shaoqi commentées sur un mode critique par l’ancien rédacteur en chef adjoint de la revue d’études idéologiques de l’École Centrale du Parti renvoient en miroir aux controverses politiques en cours en Chine, où les voix réclamant le respect de la constitution et l’évolution vers une démocratie représentative se sont affaiblies depuis 2012.

Décidé coûte que coûte à protéger son magistère, tenant à distance les influences politiques occidentales, s’appliquant au pragmatisme, au réalisme politique et au nationalisme chers à Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, le Parti, concentre toutes ses forces à la restructuration de l’économie. S’efforçant de sortir du piège des excès d’investissements publics et secouant les pesantes influences conservatrices des grands groupes publics et des Banques d’État, il a placé sans ambiguïté la lutte contre la corruption massive des cadres, talon d’Achille du régime, en tête absolue de ses priorités politiques.

 

 

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