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›› Chronique

Hommage à Simon Leys et à la liberté de penser

Le 11 août 2014, à 78 ans, Simon Leys, la voix française de nationalité belge la plus clairvoyante, la plus courageuse et la plus indignée sur la Chine maoïste, depuis longtemps réfugiée en Australie, s’est éteinte à Canberra. Leys n’était pas son nom, mais un pseudonyme d’après le héros du roman de Victor Segalen qui dépeint l’itinéraire d’un professeur de chinois d’origine belge, René Leys, autour de la Cité Interdite siège déliquescent de la dynastie Qing déjà morte.

Offensive contre les mensonges maoïstes.

Pierre Ryckmans, - le vrai nom de Simon Leys - s’en défend, mais en choisissant ce patronyme lié à l’histoire d’un homme qui enseignait le Chinois en décrivant à son élève les arcanes invisibles au commun des mortels de la cour des derniers empereurs mandchous, il évoquait les aveuglements face aux mensonges, faux semblants et supercheries de la « Grande Révolution Culturelle prolétarienne  » que dénonçait son premier ouvrage iconoclaste : « Les habits neufs du Président Mao ».

Ce dernier fut publié en 1971 par la bibliothèque asiatique pour les éditions « Champ Libre » grâce à l’entremise de René Vienet, chercheur au CNRS, également sinologue qui connut Rickmans à Hong Kong et fut l’un des premiers en France à fustiger sans ambiguïté le totalitarisme de Mao.

Par ce premier ouvrage politique, tout comme René Leys, Pierre Rickmans, tombé amoureux de la Chine lors d’un voyage de jeunesse au milieu des années 50, révélait une face cachée : les très dérangeants mensonges maoïstes qui bernaient depuis plus de dix années un nombre impressionnant d’intellectuels et d’hommes politiques occidentaux.

« Les habits neufs  » ramaient en effet violemment à contre courant des mantras idéologiques de l’époque, notamment en vigueur dans l’université française presque toute entière calibrée autour de l’illusion de la puissance et de la pureté prolétarienne et révolutionnaire des idées maoïstes venues au secours du communisme mondial que l’URSS avait fourvoyé.

Sous la plume de Simon Leys, « Le Grand Timonier » apparaît pour ce qu’il est : un empereur autocrate rompu aux intrigues et aux manipulations, obsédé par la destruction frénétique de toutes les traces de l’ancienne culture chinoise systématiquement qualifiée de « féodale », attisant sans retenue la fureur du peuple et sa rage meurtrière contre les livres, les temples et d’innombrables Chinois de la classe moyenne, professeurs, fonctionnaires et intellectuels.

Accusés d’être les suppôts de l’ancienne Chine impériale, ils ont accompagné dans leur chute aux abîmes quelques hauts dirigeants du Parti dont le président de la République lui-même Liu Shaoqi et le général Peng Deng Huai, héros de la guerre civile contre Chang Kai Chek dans le Jiangxi puis au Xinjiang, commandant militaire en Corée et ministre de la défense.

Dans « Ombres chinoises » publié en 1974, alors que l’université française se pâmait devant les mensonges maoïstes, Ryckmans exposait ce qu’il voyait de la Chine au cours des six mois où il fut attaché culturel l’ambassade de Belgique à Pékin : la folie des Gardes Rouges et la révolution culturelle décrite comme le soulèvement le plus chaotique et le plus frénétique depuis la révolte des Taiping : Une « destruction délibérée de l’intelligence et de la culture » qui tua au moins 4 millions de personnes, dont beaucoup d’enseignants , d’artistes et d’intellectuels. »

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« Les habits neufs du président Mao », pamphlet contre la mystification.

Les gardes rouges martyrisent des « ennemis de classe » dont ils exigent une autocritique. Le bilan humain exact de la révolution culturelle n’est pas connu. Les historiens sérieux l’estiment à 20 millions de morts.

Par ces dénonciations à la fois éclairées et intrépides – car à l’époque il fallait un réel courage pour prendre le contrepied des sectaires illuminés de la geste maoïste -, Simon Leys qui mettait à jour les mensonges et les longues complaintes ébahies des courtisans s’extasiant en chœur devant le costume imaginaire du Roi nu popularisé par le conte d’Andersen qui inspira le titre des « habits neufs », s’inscrivait avec panache dans la lignée des esprits libres pourfendeurs de mensonges et essayistes de talent de la littérature universelle, de Montaigne et Voltaire à Jean-François Revel en passant par Henri Michaux, GK Chesterton et Georges Orwell.

Les trois derniers ayant fait avec Vladimir Nabokov et Joseph Conrad l’objet de très roboratives observations et analyses dans le dernier ouvrage de ce modeste et rigoureux combattant de la vérité : « Le studio de l’inutilité  », Flammarion 2012, (d’abord publié en anglais en 2011 chez Black Inc, Australie sous le titre « The Hall of uselessness »).

En exergue de cette attitude inflexible en face de la puissance des faits et du principe de réalité qui ne faisait aucune concession au politiquement correct, à l’imposture et encore moins aux bêlements moutonniers des suiveurs du catéchisme maoïste, cette formule du grand historien chinois Sima Qian (145 – 90 av. JC) que Simon Leys avait placé en tête d’un article en hommage à Liu Xiaobo, le prix Nobel emprisonné par le Parti Communiste chinois, publié en bonne place dans « Le studio de l’inutilité » sous le titre « Anatomie d’une dictature post-totalitaire  » : « Mieux vaut la protestation d’un brave que les approbations de la foule ». On peut aussi consulter ce texte sur le site China Files.

Les contre attaques des Maoïstes français.

Les sinologues des années soixante mal informés ou peu désireux de perturber les musiques laudatives du maoïsme furent d’autant plus bousculés et horrifiés que la plume indignée et trempée dans le vitriol de Ryckmans les égratignait beaucoup au passage.

Avec une délectation corrosive il citait ces « experts sinologues » qui seraient horrifiés de visiter la Chine autrement que par des voyages organisés ou de goûter une soupe aux nouilles à l’étal d’une échoppe de rue.

La vindicte acrimonieuse contre Simon Leys alla jusqu’à la révélation de son pseudonyme aux autorités chinoises de l’époque par quelques uns des plus hargneux de ses détracteurs thuriféraires de la Chine. Au Quai d’Orsay on l’accusa d’être un agent de la CIA et le Monde Diplomatique le traita de réactionnaire au point qu’au plus fort des haines idéologiques on craignait pour sa vie.

Il n’en fut nullement ému et continua sans broncher ses mises à jour dont il dit d’ailleurs lui-même qu’elles ne lui coûtèrent que peu d’efforts puisqu’il lui suffisait, précisait-il, d’ouvrir les yeux, de lire la presse chinoise, d’écouter les récits hallucinés de quelques témoins qui passaient à Hong Kong et, peut-être le plus difficile, d’avoir le courage de reconnaître l’embarrassante vérité : l’épopée exaltée de Mao était bel et bien en train de tourner au cauchemar.

Le vaste et fascinant dévoilement des réalités du Maoïsme fut regroupé en 1998 aux Editions Robert Laffont sous le titre « Essais sur la Chine » dans la collection « Bouquins » qui rassemble « Les habits neufs du président Mao » 1971, « Ombres chinoises  » 1974, « Introduction à Lu Xun, la mauvaise herbe  » 1975, « Images brisées » 1976, «  La forêt en feu  » 1983, « L’humeur, l’honneur, l’horreur  » 1995.

Jean-François Revel, un autre pourfendeur des petits et grands mensonges des hommes, disait de ces pages qu’elles « mêlaient merveilleusement la science, la clairvoyance, l’indignation et la satire  ». Il ajoutait : « les lire et les relire est nécessaire pour constater qu’au siècle du mensonge, parfois la vérité relève la tête et éclate de rire  ».

Le vaste répertoire d’un intellectuel modeste.

Mais Pierre Rickmans n’était pas qu’un pamphlétaire politique de talent. Sa palette s’élargissait avec bonheur à l’art chinois, qui fut son premier centre d’intérêt. Dès ses débuts en sinologie il se lança dans des biographies et la traduction d’œuvres édifiantes de personnages hors normes par des travaux tels que : « Six récits au fil inconstant des jours  » (1962) de Shen Fu, lettré marginal et esthète de la dynastie Qing ou la monographie d’un peintre inconnu du sud de la Chine : « la vie et l’œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre et fou  » parue en 1970.

La même année il soutint sa thèse de doctorat à l’Institut belge des Hautes études chinoises : « Propos sur la peinture  » sur le peintre Shitao, devenu dans les éditions suivantes : «  Les Propos sur la peinture du Moine Citrouille-amère  », dont l’un des thèmes centraux est la vision morale de l’art chinois selon laquelle la qualité d’une œuvre va de pair avec la probité et la vertu de l’artiste.

Entre temps, Shitao a été rendu célèbre en France grâce à François Cheng (Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991 ; Shitao 1642-1707. La saveur du monde, Paris, Phébus, 1998.). Lire aussi [Présence chinoise et réflexion sur l’art dans l’œuvre de Simon Leys->http://textyles.revues.org/1574].

Mais les inconditionnels de Simon Leys l’aimaient aussi pour bien d’autres choses que ses écrits chinois : son amour de la vérité et sa haine du mensonge politique, des lieux communs et des idéologies ; pour son talent littéraire aussi, son souci du détail authentique, son sens de la formule incisive et polémique, son indépendance à l’écart de toutes les chapelles, Belge de naissance, Français d’écriture et Australien d’adoption, à quoi s’ajoute son extraordinaire éclectisme qu’il cultivait comme un amateur gourmand, touche à tout, humaniste et adepte de «  l’inutile  ».

Ses centres d’intérêts étaient extraordinairement vastes comme le montrent ses écrits et essais qui vont d’une « Anthologie de la mer dans la littérature française  » à Simone Weil, André Gide, Camus, Victor Hugo et Zhuang Zi le grand penseur chinois du troisième siècle avant JC, en passant par « Les naufragés du Batavia  », orgueil de la Compagnie hollandaise des Indes orientales qui coula en 1629 au large de l’Australie et dont l’histoire des massacres provoqués par un psychopathe visionnaire, rappelle les horreurs du XXe siècle initiés par la folie des hommes, constant sujet de fascination de l’auteur.

Sans cesse il se remémorait la formule de l’essayiste communiste polonais Kazimertz Brandys qui quitta le Parti en 1966 : « l’histoire contemporaine nous enseigne qu’il suffit d’un malade mental, de deux ou trois idéologues et de trois cents assassins pour s’emparer du pouvoir et bâillonner des millions d’hommes ».

Enfin, Simon Leys ravissait par son art inimitable de la digression emmenant ses adeptes sur des chemins de traverse avant de les reconduire au cœur du sujet, les lecteurs ayant par ce détour gagné en prime la certitude que tout se tient, surtout chez ceux qui, comme Orwell, Revel, Chesterton et bien d’autres intrépides ont le courage de penser à contre courant.

Mais on ne peut pas terminer un texte sur Simon Leys sans l’interroger sur l’avenir de la République Populaire. Lucide et sans illusions, il prédisait depuis longtemps que le régime relâcherait son emprise totalitaire sur la société, mais ajoutait que le Parti n’abandonnerait pas sa prévalence absolue, n’admettant les critiques que si elles ne menaçaient pas son magistère politique. En même temps, il relevait l’inquiétude des caciques face aux effervescences de la société et aux nouvelles technologies de l’information.

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Quel avenir pour la Chine ?

Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix emprisonné en 2011 pour subversion contre l’État.

Dans le texte sur Liu Xiaobo « Anatomie d’une dictature post-totalitaire » cité plus haut qui témoigne de sa vigilance intraitable, Simon Leys proposait et commentait des extraits de deux recueils écrits par le prix Nobel chinois et publiés hors de Chine après son arrestation pour « incitation à la subversion de l’État  » : l’un en Français traduit par Jean-Philippe Beja : « La philosophie du Porc et autres essais  », Gallimard 2011, l’autre en Anglais « No Enemies, No Hatred  » publié par Harvard University Press, 2012.

De ces plaidoyers pour la vérité qui dénoncent les abus de pouvoir, l’injustice, l’arbitraire et l’absence de moralité, conséquences des années de plomb du Maoïsme, on retiendra deux idées.

La première souligne l’angoisse exprimée par Liu Xiaobo et Simon Leys face à un régime « post-totalitaire  », de plus en plus populiste et nationaliste, sans repères éthiques, à la fois cynique, inégalitaire et profondément matérialiste, mais pourtant courtisé par les grands pays développés dont l’audience politique globale faiblit, alors que le poids stratégique et économique de la Chine constitue désormais un obstacle au progrès global de la démocratie et du droit.

La charge de Liu Xiaobo reprise par Simon Leys tourne en dérision l’idée même de miracle dont le thuriféraires de la Chine moderne ne cessent de ponctuer leurs discours : « miracle économique, miracle d’un régime corrompu, miracle d’une société injuste, miracle du déclin moral et miracle d’un avenir compromis (…) Les dommages causés à l’économie, aux droits de l’homme, à la société toute entière sont incalculables. Pourrons-nous jamais en guérir ? Si oui, c’est cela qui serait un miracle ».

Notons au passage que dans son livre publié en 2011 « Modifier notre approche culturelle de l’histoire – 改造我们 的文化历史观 » Zhang Musheng, sociologue chinois ne dit pas autre chose : «  Aujourd’hui il n’y a pas seulement une collusion entre des bureaucrates corrompus, le capital et des intermédiaires parasites, il y a aussi les dirigeants qui se vendent et la marchandisation du pouvoir politique corrompu par des réseaux criminels  ».

Mais s’il est exact que ses mises en garde sévères prédisent des tensions plus graves qu’en 1989, Zhang contrairement à Liu Xiaobo ne remet pas directement en cause le « rôle dirigeant du Parti  », se contentant d’exiger des réformes institutionnelles urgentes telles qu’un rôle accru pour les assemblées et une plus grande autonomie de la justice. Surtout il ne s’était pas, comme Liu Xiaobo, fait connaître à l’étranger.

Une « superpuissance amnésique ».

L’autre idée qui surnage du texte sur le prix Nobel est celle de l’inquiétude du régime précisément face aux mises à jour publiques résultant de l’explosion des nouvelles technologies de l’information dont la curiosité inquisitoire pourrait écorner l’image idéale et édifiante que le Parti tente de se donner, ce qui le pousse à de frénétiques efforts de censure, appliquée à la fois à l’actualité et à son passé récent.

A cet égard dans la préface à la réédition des « Habits neufs du président Mao » (Ivrea 2009), Simon Leys glose sur la nature de la puissance chinoise : « La Chine est en passe de devenir une superpuissance. Dans ce cas, elle sera – chose inouïe - une superpuissance amnésique, enfermée dans le double dogme du monopole politique du Parti et de l’image tutélaire de Mao. Et le corollaire de ces deux impératifs est la nécessité de censurer la vérité historique de la République Populaire depuis sa fondation  ».

Alors que le régime rejette toute idée de rupture historique avec la période maoïste, nombreux sont ceux en Chine et hors de Chine qui estiment que le plus grand obstacle à la véritable modernisation du pays, au meilleur sens du terme, est précisément cette tendance du Parti à réécrire et à maquiller l’histoire. « Quelle sorte d’avenir peut-on bâtir sur l’ignorance obligatoire du passé récent ? » interroge Simon Leys. C’est aussi l’inquiétude de Ma Jian réfugié en Europe dont le livre « Beijing Coma » - une allégorie sur l’amnésie forcée de la révolution culturelle - est interdit par le Parti : « Quand on efface son histoire, on efface les fondations morales d’un peuple. »

Pierre Ryckmans, intellectuel modeste et rigoureux, intraitable à l’égard des menteurs fut révulsé par l’entreprise maoïste qui tenta de changer l’homme chinois par l’épouvante, cancer intellectuel et politique qui proliféra de manière délirante sous une forme exacerbée et galopante jusqu’au Royaume du Cambodge. Il s’indigna encore plus contre les intellectuels aveugles qui donnèrent une image frelatée de la réalité de ces épisodes insupportables et inhumains.

Il laissera le souvenir d’un clerc inflexible qui, jusqu’à la fin de sa vie n’aura, quelles que soient les pressions, les modes et « les nauséabondes orthodoxies qui se disputent nos âmes  » (Georges Orwell), jamais trahi ses convictions profondes et son amour indomptable de la vérité. Il tiendra toujours une place de choix dans l’esprit de tous ceux qui se préoccupent de comprendre pourquoi le monde va mal.

 

 

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