Your browser does not support JavaScript!

Repérer l'essentiel de l'information • Chercher le sens de l'événement • Comprendre l'évolution de la Chine

 Cliquez ici pour générer le PDF de cet article :

›› Société

Violences extrêmes et magistère du Parti

Photo : Le 14 octobre, des habitants de Fuyou regroupés après des heurts meurtriers avec un chantier de construction.

Le 14 octobre dernier, le village de Fuyou à proximité de Kunming capitale du Yunnan a été le théâtre d’une violente bataille rangée entre les fermiers et des centaines d’ouvriers accompagnés d’agents de sécurité revenus sur un chantier arrêté depuis mai. Les heurts meurtriers faisaient suite aux controverses à propos d’un projet de développement lancé en 2011 qui touche près de 70% des 200 ha de terres du village dont les 4000 fermiers sont tous concernés par le bouleversement économique et social qu’il induit.

Enragés par la faiblesse des indemnités proposées en échange de terrains destinés à la construction de bâtiments de stockage et d’un centre commercial, les paysans se sont acharnés avec une violence inouïe contre les ouvriers et les nombreuses équipes de sécurité vêtues de tenues anti-émeutes et protégées par des boucliers. Le bilan est lourd : 9 personnes ont été tuées, parmi eux, 2 villageois et 7 appartenant au chantier et à sa sécurité, dont un décédé plus tard des suites de ses blessures. 24 personnes ont été hospitalisées dans un état plus ou moins grave.

L’incident le plus violent depuis plusieurs années.

D’après les autorités chinoises elles-mêmes, l’incident était le plus sérieux et le plus violent survenu en Chine depuis plusieurs années où, pourtant, les conflits de la terre entre les fermiers, les autorités locales et les développeurs immobiliers sont monnaie courante.

Selon le département de la propagande de la municipalité de Fuyou, le 14 octobre, des villageois frustrés et en colère s’emparèrent de 8 ouvriers qui prenaient leur petit-déjeuner près du chantier et, après les avoir ligotés et battus, les aspergèrent d’essence et y mirent le feu. Plus tard, des centaines de fermiers armés d’explosifs de fortune prirent d’assaut le chantier où les ouvriers s’étaient retranchés. Selon des sources villageoises la violence aurait dérapé après le décès de 2 villageois battus à mort par les paramilitaires.

Deux semaines après les affrontements meurtriers, la police arrêtait 21 personnes dont 6 employés du chantier et 15 villageois. En même temps, la Commission de discipline du Parti de Kunming relevait de leurs fonctions 16 fonctionnaires soupçonnés d’avoir reçu des pots de vin de la part des développeurs. Parmi eux le chef de village de Fuyou, Li Jiaming. Selon l’agence Xinhua, « plusieurs responsables locaux n’ont pas été à la hauteur de leurs responsabilités et se sont montrés incapables de résoudre le différends entre les villageois et la société de construction, entraînant de terribles conséquences ».

Ce jugement qui corrobore le témoignage des villageois s’inscrivait en faux contre les affirmations des autorités locales selon lesquelles la police avait tenté de s’interposer. Un villageois affirma – sans qu’il soit possible de confirmer ses dires -, qu’elle s’était au contraire retirée quand la violence devint extrême et que les premiers villageois furent tués.

Alors que le Parti s’est engagé dans la voie de relations plus apaisées avec la société civile naissante sur nombre de sujets qui vont de la protection de l’environnement aux conflits du travail et aux rapports du pouvoir avec les syndicats, cette éruption de violence extrême entre les résidents d’un village et des développeurs liés en sous main à l’administration, renvoie à plusieurs talons d’Achille du développement du pays que le régime tente précisément de corriger.

La multiplication des incidents de ce type - même s’ils ne sont pas tous aussi choquants - qui trouvent aussi leur origine dans les questions environnementales ou, plus rarement, dans la dénonciation de la corruption de l’oligarchie, pose à la fois la question de leur fréquence, de leur violence et de leur potentiel de dérapage vers une remise en cause systématique du pouvoir. Ce dernier sujet étant corollaire de l’aptitude du régime à gérer de plus en plus subtilement les effervescences d’une société devenue plus rétive.

++++

Photo : Depuis 2009 le contrôle du net s’est considérablement alourdi.

Dysfonctionnements et frustrations.

La problématique à laquelle est confrontée le régime peut être circonscrite entre deux contraires : d’une part l’affirmation de Deng Xiaoping : « 中国不能乱 Zhongguo bu neng luan – il est impossible de laisser s’installer le désordre en Chine » qui visait à réprimer toute contestation vue comme les prémisses du chaos ; et d’autre part, l’ouverture politique, pouvant conduire à un dialogue avec la société civile (syndicats indépendants, associations professionnelles indépendantes et organisations non gouvernementales) au risque d’affaiblir le magistère du Parti.

Les dysfonctionnements bien connus vont des tendances centrifuges et indisciplinées des cadres locaux qui confinent parfois à l’absence de loyauté, aux financements insuffisants des budgets des administrations de provinces et des districts qui obligent à rechercher des financement parallèles par la spéculation foncière, en passant par la collusion des bureaucrates avec des développeurs, le tout noyé dans de vieilles habitudes de corruption où l’argent public se confond souvent avec le profit personnel.

Facteurs aggravants : 1) les fonctionnaires locaux s’arrogent indirectement le contrôle du foncier par des pots de vin aux fermiers qui, en théorie, possèdent collectivement la terre qu’ils cultivent ; 2) la soumission de la justice au Parti, aujourd’hui sur la sellette. Dans de nombreux cas, ce « mélange des genres » entre l’exécutif et le judiciaire fut à la racine de l’impunité, des abus de pouvoir et de l’arbitraire, que le Comité Permanent tente aujourd’hui de réduire.

Le dérapage tragique de Fuyou où la police a perdu le contrôle de la situation et n’a pas réussi à tenir à distance les belligérants et à maintenir l’ordre, n’est pas le premier, même s’il est assurément l’un des plus violents. A l’origine de la plupart des « incidents de masse 群体性事件 », comme le Parti désigne ces éruptions dans les zones rurales ou périurbaines : les compensations financières accordées aux fermiers calculées non pas à partir des profits immobiliers potentiels, mais selon la valeur agricole de la terre estimée par les développeurs, souvent en cheville avec les administrations locales.

Des « incidents de masse » plus violents et plus fréquents.

Même si la définition des « incidents de masse » reste imprécise et que les données officielles du régime sont assez souvent contradictoires, nombre d’observateurs de la Chine s’accordent à dire que leur fréquence et leur violence augmente. En 2007, l’Académie des Sciences Sociales (CASS) elle-même estimait leur nombre « supérieur à 90 000 » ; En 2008 et 2009, la violence s’est statistiquement aggravée du fait des émeutes au Tibet et au Xinjiang.

Mais, le 21 juillet 2014, le China Daily publiait un article qui faisait le bilan des incidents ayant regroupé entre 100 et 10 000 protestataires entre janvier 2000 et septembre 2013. Se référant au rapport annuel du gouvernement sur l’État de droit en Chine, les chiffres étaient très notablement inférieurs à ceux qui circulent dans les médias occidentaux, la plupart du temps issus de données confidentielles chinoises ayant transpiré par le canal de Hong Kong.

Le China Daily estimait qu’en 13 ans, le nombre d’incidents impliquant moins de 10 000 personnes n’était que de 861, tandis que seulement une dizaine avaient rassemblé plus de 10 000 manifestants. Ces affirmations étaient cependant contredites par le professeur Shan Guangnai, sociologue de la CASS qui accusait l’article de ne faire état que des incidents documentés par les médias officiels chinois.

Selon le sinologue coréen Jae Ho CHUNG, Docteur en relations internationales qui fut professeur associé à l’Université du Peuple à Pékin et auteur d’une étude sur les incidents de masse en Chine, le nombre des manifestations et des participants ainsi que leur violence ont constamment augmenté depuis le milieu des années 90, avec une accélération à partir de 2008.

50% des participants sont des paysans et 34% des urbains ; le reste appartenant à des minorités ethniques ou à des groupes religieux. Mais l’étude constate aussi que de plus en plus de secteurs de la société sont concernés, des intellectuels aux fonctionnaires en passant par les entrepreneurs privés, les militaires et les chauffeurs de taxis.

Frustrations, colère et répressions.

Depuis 2003, ajoute le rapport, la violence des incidents s’est accrue avec des obstructions de routes et de voies ferrées, des attaques contre des transports publics, des bâtiments officiels et des agressions directes contre la police. L’augmentation directe de la violence peut-être attribuée à au moins 2 facteurs, reconnus par le premier ministre Zhu Rongji lui-même dès 2001 :

1) La colère justifiée des citoyens convaincus que les abus des pouvoirs publics ne cesseraient que si leur attention était attirée par des actions violentes. Les mesures correctives ayant d’autant plus de chance d’être rapides et efficaces que les protestations seraient plus brutales. Une conviction résumée par le diction populaire hérité de l’ancestrale culture paysanne d’opposition au pouvoir : « 不闹 不解决 ; 小闹 小解决 ; 大闹大解决 : Bu nao bu jiejue, xiao nao, xiao jieju, da nao, da jiejue – pas de bruit, pas de solution ; petit bruit petite solution ; grand bruit grande solution ».

2) Face aux désordres, les réactions de la police diligentée par les cadres locaux effrayés par la mauvaise presse des tumultes sociaux dans leur circonscription étaient assez souvent disproportionnées et, par là même, génératrices de violences ultérieures. Cette tendance confirmait l’estimation du gouvernement central qu’assez souvent les troubles étaient en partie provoqués par l’incompétence ou les faux pas des administrations locales.

Nombre de ces facteurs (frustration des manifestants, autisme du pouvoir et brutalités des forces de sécurité du chantier dont l’origine est incertaine, maladresse ou incompétence des fonctionnaires) étaient réunis à Fuyou. A l’exception cependant des réactions rapides et disproportionnées de la police. L’inertie initiale des forces de sécurité locales, évidente le 14 octobre dernier, avait déjà été constatée à d’autres occasions, y compris lors des émeutes au Xinjiang en 2009.

Tout se passe comme si la volonté des cadres de la police d’éviter des affrontements majeurs les avait rendus trop attentistes, ou, hypothèse plus néfaste, comme s’il existait une collusion entre le chantier et les forces de police. Quoi qu’il en soit, leur inertie initiale a ouvert la voie à de graves débordements dont la violence était comparable aux excès meurtriers des émeutes de Lhassa et d’Urumqi en 2008 et 2009.

++++

Photo. Le Parti tient à distance les « pétitionnaires », plaignants d’un système de doléances publiques qu’il a pourtant lui-même institué. Les tendances répressives contre les pétitionnaires pacifiques avaient déjà fait l’objet d’un scandale en 2010. Elles n’ont pas disparu.

Les « incidents de masse » et le magistère du Parti.

Analysant la probabilité d’une contagion nationale des « incidents de masse » menaçante pour le Parti, Jae Ho CHUNG établit une distinction entre les insurrections ethnico-religieuses du Tibet et du Xinjiang où l’armée, dernier rempart du pouvoir, a déjà été engagée en appui de la Police armée et celles dans le reste de la Chine dont les ressorts sont le plus souvent socio-économiques ou environnementaux.

Pour lui, l’instabilité des deux provinces autonomes dont la situation est radicalement différente du reste de la Chine pourrait à terme être la plus dangereuse pour le régime, essentiellement parce qu’elle s’articule à des facteurs extérieurs difficilement contrôlables par Pékin. NDLR : à ce facteur, il faut ajouter le risque de propagation en Chine centrale et orientale du terrorisme suicide à partir du Xinjiang qui constituerait un défi d’une ampleur considérable.

Un « système de sécurité » dense et efficace.

Ailleurs et à court et moyen terme, Jae Ho CHUNG estime qu’il est probable que l’appareil de sécurité mis en place par Zhou Yongkang à partir de 2003, date à laquelle il avait pris ses fonctions de ministre de la sécurité et qui n’a pas été démantelé, sera capable de prévenir la contagion politique des protestations. A partir de 2005 le Parti a fait adopter des lois limitant la portée des manifestations de masse à 1000 personnes et imposant une autorisation à demander 20 jours à l’avance pour tout rassemblement plus important.

« Tolérance tactique » et alourdissement des contrôles.

En même temps, le régime prenait conscience que l’autorisation de manifestations pacifiques permettant à la population d’exprimer ses rancoeurs était une stratégie plus subtile que la répression systématique.

Mais la tolérance nouvelle s’accompagna cependant de la mise en place d’un vaste réseau de surveillance nationale dirigé depuis Pékin, impliquant une coopération étroite entre les ministères responsables de la sécurité et les organes du Parti que sont la Commission Centrale de Contrôle de la sécurité publique et le groupe dirigeant en charge de la stabilité (维护 稳定 小组 - weihu wending xiaozu -)appuyés par la Commission Centrale du Parti pour les Affaires juridiques aux attributions plus larges. Ainsi le sommet du parti est-il directement en charge des manifestations de grande ampleur.

Cette organisation centrale est démultipliée dans les provinces et les districts jusque dans les comités de quartiers responsables de la collecte du renseignement et du contrôle des allées et venues. A partir de 2007, un effort a été fait pour augmenter la densité des forces de police dans les zones rurales (农村 治安包维护) dont les bureaux aux plus bas échelons sont dirigés par les chefs de villages en charge du recensement de la population.

En même temps était mis en place un dispositif de surveillance du net dont l’efficacité a été notablement augmentée depuis 2012 avec des dizaines de milliers de contractuels chargés de passer au crible les messages et d’effacer les plus sensibles. Ces mesures radicales prenaient en compte l’analyse selon laquelle près de 50% des manifestations étaient attisées par les réseaux sociaux.

En arrière plan, un risque pour la légitimité du Parti.

En conclusion, souligne Jae Ho CHUNG, le régime pourra s’accommoder de la fréquence des manifestations et même de leur violence tant qu’elles n’exprimeront pas une opposition politique unifiée à l’échelle du pays et aussi longtemps que leur ampleur n’obligera pas le pouvoir à déployer l’APL, une mesure extrême dont les effets collatéraux sur la stabilité politique du pays sont difficiles à estimer.

Pour que le Parti soit débordé par une secousse politique de grande ampleur, il y faudrait un élément catalyseur, fédérateur d’une opposition nationale et entrant en résonance avec des éléments internes ou externes attisant les révoltes.

Il est vrai que de considérables inconnues subsistent sur l’attitude à venir de la classe moyenne de plus en plus rétive, tout comme il est difficile d’apprécier complètement le pouvoir multiplicateur du net et de réseaux sociaux. On peut également anticiper que la société chinoise sera soumise à des crises périodiques et locales accompagnant les profondes mutations qu’elle traverse. Mais il est peu probable qu’à cours ou moyen terme les soubresauts puissent se cristalliser en une opposition politique coordonnée.

Il reste cependant une menace diffuse liée à l’érosion politique et morale du magistère du Parti.

Aussi longtemps que ce dernier ne se risquera pas à des réformes politiques significatives, installant une relation apaisée et institutionnelle avec la société civile, capable de véhiculer vers la tête du régime les protestations, frustrations et propositions des citoyens et de les transformer en projets politiques concrets ; aussi longtemps que le Parti tiendra à distance les « pétitionnaires », plaignants d’un système de doléances publiques qu’il a pourtant lui-même institué, sa capacité de « gouvernance » stagnera, provoquant un affaiblissement inéluctable de sa légitimité.

Au-dessus de ces défis de « gouvernance » plane la carte sauvage de la menace terroriste propagée à partir du Xinjiang.

Lire aussi :
- Coïncidences et pétitions.
- Les contradictions du droit à pétition.

 

 

Orage nationaliste sur les réseaux sociaux

[20 mars 2024] • Jean-Paul Yacine

Réseaux sociaux : La classe moyenne, l’appareil, les secousses boursières et la défiance

[19 février 2024] • François Danjou

L’obsession des jeux d’argent et les proverbes chinois

[19 janvier 2024] • La rédaction

Les tribulations immobilières de Liang Liang et Li Jun

[2 décembre 2023] • Jean-Paul Yacine

Au fil des réseaux sociaux, les faces cachées des funérailles de Li Keqiang

[7 novembre 2023] • Jean-Paul Yacine