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›› Editorial

Lee Kwan Yew, le grand despote de l’Asie est mort

Une femme prend une photo des cartes de condoléances affichées à l’entrée de l’hôpital général de Singapour, le 23 mars 2015. REUTERS/Edgar Su

S’il est une figure qui symbolise universellement le « despotisme éclairé », c’est bien Lee Kwan Yew, décédé le 23 mars à Singapour à l’âge de 91 ans. Ancien premier ministre sous la règle britannique pendant 6 ans il a, en presqu’un demi-siècle, conduit la Cité État de l’autonomie à l’indépendance en passant par le douloureux échec de la fusion avec la Malaisie, ponctué d’émeutes ethniques entre Chinois et Musulmans malais.

Le fondateur de la puissance de Singapour…

Il a surtout transformé Singapour, petit comptoir commercial périphérique de l’empire britannique, en un des pays les plus riches et les plus respectés du monde. Puissant centre financier et d’affaires courtisé par la planète entière, fermement administré par une bureaucratie efficace d’où la corruption a été extirpée par une grille des salaires calquée sur les revenus des riches hommes d’affaires faisant des agents publics singapouriens les fonctionnaires les mieux payés du monde, le petit archipel surpeuplé à la surface d’à peine plus de 700 km2, coincé entre la péninsule malaise, l’Indonésie et la mer de Chine du sud, a la réputation d’un droit des affaires exemplaire qui fut à la racine de son décollage économique.

...au prix d’un intraitable contrôle politique.

Mais le libéralisme économique du sage était corseté par une stricte discipline politique d’où la contestation et la libre expression étaient presque totalement exclues, encadrées par un paternalisme autoritaire qui fascina tous les dirigeants asiatiques et au-delà.

Le 23 mars, l’éditorial du Washington Post résumait cet engouement global par une formule lapidaire : pour l’auteur, Lee Kwan Yew était le « dictateur préféré des démocraties ». Plus qu’elle n’y paraît, la formule évoquait quelques arrières pensées et non dits. Alors que les démocraties s’interrogent sur la perversion de leur modèle brouillé par les lobbies et les intérêts particuliers qui affaiblissent le projet collectif, l’admiration du monde occidental explore aussi une nostalgie de moralité, d’efficience et de cohésion.

…à force de clairvoyance, de courage…

Peut-être l’admiration renvoie t-elle aussi à l’exigence de raison, de lucidité et de pragmatisme, débarrassés des idéologies qui fut la marque originelle de Lee, probablement le principal moteur de son succès politique. On retiendra plusieurs exemples témoins de ce réalisme clairvoyant qui ne se berçait pas d’illusions et n’aimait pas la langue de bois.

Lors de l’échec de la fusion malaise son discours fut un exemple de discernement perspicace en même temps qu’il exprimait une détermination politique inébranlable. Sans fard aucun, son message évoquait l’angoisse de l’échec de l’union en laquelle il avait cru toute sa vie d’adulte ; après quoi, tournant résolument la page, il proclama l’indépendance de Singapour « avec pour but la recherche du bien-être et du bonheur du peuple  ».

Beaucoup plus tard, en 2007, ayant déjà quitté le pouvoir, universellement admiré et souvent consulté par les grands de ce monde, vénéré par les dirigeants de l’Asie qui se réclamaient de ses valeurs pragmatiques, il confia dans une interview ses doutes sur la viabilité de la Cité État : « Pour comprendre Singapour et son destin, il faut d’abord admettre que le modèle n’était pas supposé exister ; il ne possède aucun des ingrédients d’une nation ; ni une population homogène, ni une langue, ni une communauté de destin et de culture ».

Lucide, il l’était aussi vis-à-vis de lui-même. En 2010, dans une interview au Times, il avouait avoir commis la faute morale d’enfermer des opposants pendant 20 ans, sans jugement.

…et de franchise à ses alliés américains et à ses amis chinois.

Sa franchise ne plaisait pas toujours à ses alliés américains ou à ses amis chinois. Aux premiers qui l’interrogeaient sur l’avenir de la Chine, il répétait sans ambages que le vieil empire deviendra assurément une grande puissance échappant au statut de membre honoraire du club occidental où Pékin était accepté par condescendance.

Aux seconds, il faisait comprendre le danger de leur « prurit » impérial et accordait publiquement et contre le discours de Pékin une vertu d’apaisement à la présence militaire américaine dans le Pacifique occidental. C’est pourquoi en 2012, il avait approuvé la présence accrue de bâtiments de guerre américains à Singapour.

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Héraut des valeurs asiatiques et modèle oriental de despote éclairé…

En 1978, Deng Xiaoping rendit visite à Lee Kwan Yew à Singapour. A l’époque ce dernier n’avait pas encore reconnu la Chine communiste. Il attendit encore 12 ans pour le faire. Adversaire résolu des idéologies Lee entendait être certain que Pékin emprunterait la voie des réformes pragmatiques.

Raison, pragmatisme, aversion pour les idéologies, sont aussi les vertus qui le tinrent éloigné des affres communistes de la Chine maoïste. Pour rompre avec Taïwan et reconnaître la République Populaire, il attendit en effet 1990, 14 ans après la mort de Mao et la confirmation que la terre de ses ancêtres Hakkas 4 générations avant lui, s’engagerait, avec Deng Xiaoping, sur la voie de la raison et de la réforme socio-économique.

Les mêmes ingrédients rationnels à quoi s’ajoute une dose d’empirisme expérimental matinée de morale confucéenne se trouvent au croisement improbable entre les idées politiques des Lumières et la vision de la bureaucratie impériale idéalisée par les Jésuites. Repris par les philosophes des Lumières qui glosaient sur la raison et la sagesse politique chinoises, le message a contribué à construire le mythe d’un despotisme éclairé oriental plus légitime que la monarchie de droit divin.

L’héritage ambigu des Lumières et de la Chine impériale…

Ce télescopage interculturel ambigu par delà les siècles a forgé l’idée d’un type de gouvernement à la fois despotique et éclairé plus efficace que la démocratie.

Aujourd’hui la synthèse arbitraire mais séduisante entre les idées des philosophes pré-révolutionnaires, le présupposé de la sagesse impériale chinoise et le succès de Singapour fonde le discours du Parti communiste chinois qui s’évertue à préserver l’harmonie de son modèle « aux caractéristiques chinoises » et s’applique à rejeter les agitations dissonantes des joutes démocratiques.

Le grand Leibniz lui-même qui faisait partie avec Voltaire du groupe des philosophes sinophiles, avait apprécié l’idée des Jésuites que l’empereur de Chine était un souverain modèle « qui gouvernait ses sujets fermement, mais dans le plus grand respect de l’avis de ses conseillers. »

...repris par le Parti Communiste chinois.

C’est peu dire que le Parti Communiste chinois a tenté de légitimer son autoritarisme par le modèle du despotisme éclairé issu des Lumières qui dissertaient sur l’efficacité du gouvernement impérial chinois, certes absolu, mais tempéré par la sagesse et la force des traditions dont l’archétype moderne était à l’œuvre à Singapour. On ne compte plus les visites dans la Cité État des caciques du Parti qui allaient y chercher le contre exemple efficace de la démocratie, tout en sachant que l’expérience était difficilement transposable dans un pays aussi vaste de plus d’un milliard de citoyens. Mais la référence singapourienne devint encore plus nécessaire quand deux des « tigres économiques » asiatiques, la Corée du sud et Taïwan, basculèrent vers la démocratie à la fin des années 80.

A l’annonce de la mort de Lee, Xinhua a parlé de Singapour comme un «  miracle de développement qui stupéfia le monde parce que la Cité avait choisi une voie différente du modèle occidental, préférant se nourrir de ses propres forces, puisant à la fois dans les traditions politiques de l’Est et de l’Ouest. » Le 24 mars le Global Times écrivait : « Lee Kwan Yew fut un stratège incomparable qui représentait les valeurs orientales ».

Les limites des légitimités.

Comme son modèle des Lumières, le Parti communiste cherche aujourd’hui une légitimité hors de la mystique divine, du mythe impérial ou de l’idéologie, par la raison. Celle qui spécule sur le mérite de sa bureaucratie, les succès de ses stratégies de développement et la renaissance de la puissante nation chinoise qui fonde « le rêve chinois » de Xi Jinping.

Mais son audience populaire ne vaut que par sa narration historique tronquée et la force de sa propagande. Aujourd’hui, cette légitimation n’est plus toujours en mesure de faire contrepoids aux contestations qui montent d’une classe moyenne plus rétive, avide de développement individuel et plus exigeante sur nombre de questions de société comme la pollution, les pensions, la santé publique, la condition ouvrière, les captations de terres ou la corruption.

…et l’affaiblissement des modèles.

Le modèle singapourien lui-même qui incarne les « valeurs asiatiques » où l’exigence d’harmonie sociale prévaut sur les droits politiques des individus, est aujourd’hui fragilisé puisque, quoi qu’il s’en défende, il a dérivé vers une oligarchie clanique et familiale. C’est le fils aîné de Lee, Lee Hsien Long qui est aujourd’hui premier ministre, tandis que son plus jeune frère Lee Hsien Yang dirige l’aviation civile ; une de ses filles Lee Wei Ling est présidente de l’institut national des neurosciences ; Ho Ching, enfin, l’épouse du premier ministre est présidente de Temasek, le puissant fonds souverain de la Cité État.

La cohésion fermement maintenue par un corset politique tenant à distance ses détracteurs qui critiquaient le népotisme ou l’absence de libertés politiques, souvent ruinés par des procès en diffamation, commence à se fissurer lentement. Jusqu’en 2010, seuls deux opposants étaient représentés au parlement. L’élection de 2011 porta à 6 le nombre des députés n’appartenant pas au Parti de l’Action du Peuple. Signe que le clan au pouvoir n’avait pas l’habitude de la moindre contestation, le premier ministre Lee Hsien Long, quoique disposant de 81 sièges sur 87 à l’assemblée, annonça dans un discours que le paysage politique s’était modifié de manière significative. Il promit plus de dialogue, plus de participation et un meilleur contrôle du pouvoir.

Le despotisme n’est pas le seul à être contesté par le mouvement irrésistible du monde qui, rejetant les hiérarchies verticales, glisse lentement vers une conscience planétaire horizontale, contestant le pouvoir des États. Dans le même temps, à l’heure où resurgissent les transes irrationnelles des mythes religieux et nationalistes, les démocraties découvrent leurs fragilités, paralysées par le poids des corporatismes, la puissance des lobbies, l’omnipotence des opinions, la dictature des médias dominants et la force des idées reçues qui oblige la société à se conformer au référent moral et politique du plus grand nombre, lui-même façonné par quelques faiseurs d’opinions.

Alors que le « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » semble n’être plus qu’une illusion, on ne peut que constater l’affaiblissement des modèles quels qu’ils soient et leur légitimité. Peut-être, après tout, l’efficacité de ces derniers ne réside t-elle pas seulement dans leur pertinence intrinsèque, mais aussi dans l’intelligence, la vertu, le courage, la force de caractère et la capacité d’entraînement des hommes ou des femmes qui les animent.

On ne rependra pas ici le débat sur la nécessité ou non des grands hommes, mais, pour rendre hommage au vieux sage de Singapour, à sa clairvoyance, à son courage moral et physique, à son refus des systèmes et à son pragmatisme, tout en incitant ses disciples, à Singapour, en Asie et dans le monde à le dépasser, on se souviendra du mot de Goethe : « C’est une grande jouissance que de se transporter dans l’esprit des temps passés, de voir comment un sage a pensé avant nous, et comment, partis de loin, nous l’avons si victorieusement dépassé. » Extrait de Faust, 1808.

 

 

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