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›› Politique intérieure

Qiao Shi, l’un des plus brillants et des plus énigmatiques cacique du Parti s’est éteint

Le 19 juin, le n°1 du Parti Xi Jinping salue la famille de Qiao Shi lors de ses funérailles. Photo Xinhua.

La dépouille de Qiao Shi, de son vrai nom Jiang Zhitong, mort à 91 ans le 14 juin a été incinérée le 18 juin à Babaoshan en présence de Xi Jinping et de l’ancien n°1 Hu Jintao, auxquels s’étaient joints 5 autres membres du Comité Permanent. Parce qu’elle symbolise les contradictions auxquelles le régime est confronté, écartelé entre la démocratie, l’État de droit et l’obéissance absolue au Parti, son étonnante et très riche trajectoire politique mérite attention.

Fervent de la modernisation politique et législative du régime, Qiao Shi fut évincé de la course au pouvoir suprême en 1989 par Jiang Zemin qui, en dépit d’une expérience administrative et de capacités politiques très inférieures, bénéficia de l’appui de Deng Xiaoping et du sérail inquiets des conséquences de l’ouverture politique pour la sécurité du Parti. Près de 20 ans après sa retraite, sa mémoire symbolise toujours la quadrature du cercle du régime, conscient que l’allégeance rigoureuse à un système de droit porte en elle une menace pour la pérennité du régime.

Que la disparition de l’ancien n°3 honoré par le régime ait eu lieu presqu’en même temps que la condamnation à la prison à vie de Zhou Yongkang son lointain successeur qui, avec la bénédiction de Jiang Zemin, ignorait dans sa vie personnelle et politique les préceptes du Droit, offre un intéressant télescopage entre les élans de nettoyage éthique et la persistance des obstacles sur la route de l’ouverture politique.

Chef des services secrets chinois, président des deux commissions cruciales des lois et de la discipline, à quoi s’étaient ajoutées les charges de chef du département de l’organisation et de Directeur de l’Ecole Centrale du Parti, avant que l’appareil ne le place à la tête de l’Assemblée nationale, le propulsant au 3e rang protocolaire du régime de 1993 à 1998, l’énigmatique Qiao Shi a commencé sa vie politique en tournant le dos aux amis de Tchang Kai-chek d’où était issue la famille de sa femme Yu Wen.

L’éviction d’un responsable à l’expérience incomparable.

Figure singulière du système politique chinois, d’origine modeste, fils d’un expert comptable et d’une ouvrière textile, réputé moins vulnérable aux accusations de corruption, Qiao Shi fut, au moins une fois dans sa vie, en situation d’accéder au pouvoir suprême. Mais en 1989, Deng Xiaoping, conseillé par les caciques retraités qui se méfiaient de l’ex-métallo à cause de sa proximité avec Hu Yaobang, lui préféra Jiang Zemin alors n°1 à Shanghai dont les qualifications politiques et l’expérience révolutionnaire étaient très largement inférieures.

Les dessous réels de ce choix peu rationnel en faveur d’un apparatchik provincial à peine tiré de l’ombre au détriment d’un homme rompu au fonctionnement complexe des rouages de l’appareil et qui avait tenu tous les postes importants de l’administration, sont restés obscurs. Quelques éléments de réponse existent dans les « Tian An Men papers » publiés à Hong Kong en 2001 sous le titre 中国六四真相 – zhonguo liu si zhenxiang – traduit par : le 4 juin, la véritable histoire », qui présentent une compilation de documents officiels assortis de commentaires de l’éditeur et dont la fuite publique fut précisément attribuée par certains à Qiao Shi à la retraite depuis 3 ans.

Alors que dans la confusion où, même des responsables militaires critiquaient la direction du régime pour avoir déclaré la loi martiale, les anciens comme Deng Xiaoping, Yang Shangkun, Li Xiannian, Peng Zhen évaluaient la possibilité de démettre Zhao Ziyang, Qiao Shi son possible successeur, proche de Hu Yaobang fut le seul à ne pas le critiquer, tandis que les caciques doutaient fortement de la capacité de Li Peng qui pourtant les courtisait beaucoup, à assumer la charge.

Dans ce contexte, Jiang Zemin, n°1 à Shanghai qui n’était entré au Bureau Politique qu’en 1987, mais soutenait la répression, apparut comme le choix de la sécurité du Parti. Pour autant, dans son autobiographie Zhao Ziyang dont les mémoires enregistrées furent secrètement transmises à un éditeur de Hong Kong en 2009, alors qu’il était en résidence surveillée depuis 1989, affirme que, sur la manière de réagir à la révolte des étudiants, la position de Qiao Shi qu’il crédite pourtant de sympathie envers les protestataires, avait été ambiguë.

Quoi qu’il en soit, relégué au 3e rang, Qiao Shi a, tout au long de sa carrière, bataillé contre Jiang Zemin s’opposant ouvertement à lui à propos des persécutions dont furent victimes les adeptes de Falun Gong [1] et rappelant au Parti la nécessaire prévalence du droit – ce fut son plus emblématique cheval de bataille -, en même temps qu’il prônait le contrôle des politiques publiques par l’ANP auquel le Parti n’est aujourd’hui encore pas prêt.

Il n’est pas anodin de préciser que la très brutale répression déclenchée après la manifestation de 10 000 pratiquants de Falun Gong autour de Zhongnanhai le 25 avril 1999, fut conduite grâce à l’appui de Bo Xilai et Zhou Yongkang, affidés de JIang Zemin et contre lesquels, depuis sa retraite, Qiao Shi réclama des sanctions exemplaires.

Il existe toute une littérature autour des exactions commises par le clan Jiang Zemin et le Parti contre les pratiquants de Falun Gong. Les articles les plus documentés sont publiés par le journal « Epoch Times » (Falun Dafa Day 2015 : Paris, place des Droits de l’Homme), au point qu’il est accusé d’être un porte parole de Falun Gong, le mouvement lui-même étant parfois crédité de liens étroits avec la CIA.

Lire aussi : La sulfureuse saga de la famille Bo

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Après la mort de Mao, la carrière de Qiao Shi s’accélère.

Qiao Shi, président de l’ANP à gauche derrière le Premier ministre Li Peng (au centre) et le Président Jiang Zemin (à droite), lors de la session de l’ANP du 6 mars 1996. (photo Robyn BEC/AFP/Getty Images, publiée par Epoch Times)

A l’avènement de la République Populaire, Qiao Shi devint ouvrier métallurgiste dans un conglomérat sidérurgique du Nord-est puis obtint son transfert au département des affaires étrangères du Parti où, durant la révolution culturelle, il fut, à cause de la famille de sa femme, sévèrement persécuté.

Accusés d’être des agents doubles, Qiao Shi et son épouse furent comme nombre de fonctionnaires envoyés en exil à la campagne, au Heilongjiang puis au Henan. Mais son ascension rapide commença à la mort de Mao, au point qu’il fut rapidement nommé n°2 du département de politique étrangère du Parti, prélude à une avalanche de postes dans les plus hautes sphères du régime jusqu’à la présidence de l’ANP en 1993 à 69 ans.

Chefs des services secrets et président de la Commission des lois.

Deux postes marquèrent sa trajectoire politique où, à posteriori, il apparaît que son action eut des ramifications directes avec la situation actuelle. A la tête des services secrets dont il prit la responsabilité en 1985 grâce à l’appui de Hu Yaobang alors n°1, après la défection aux États-Unis de Yu Qiansheng, il fut le principal artisan du sauvetage physique du frère de ce dernier, Yu Zhengcheng, actuel n°4 du comité permanent et proche de Xi Jinping. Ensuite, président de la Commission des Lois de 1985 à 1992, il se tailla la réputation d’un libéral qui tranchait avec la brutalité de ses successeurs et dont la trace est restée vivace dans l’appareil.

En 1993, lors du 8e Congrès de l’ANP qu’il présidait, mettant gravement en porte à faux Jiang Zemin et Li Peng, il plaida pour le renforcement des pouvoirs de supervision de l’Assemblée qu’en théorie la constitution lui confère. En 1996, deux années avant sa retraite à 71 ans, vers laquelle l’avait poussé Jiang Zemin aidé par Bo Yibo, le père de Bo Xilai, alors que lui-même resta n°1 jusqu’à 76 ans, Qiao Shi donna une interview au journal américain « The Philadelhia Enquirer », qui mit en transes l’appareil où il appelait au renforcement de l’État de droit et préconisait le contrôle des politiques publiques par l’Assemblée Nationale.

La promotion de l’État de Droit inquiète l’appareil.

Le lendemain de sa mort, un article du China Daily renvoyait aux controverses actuelles sur l’État de droit dont la teneur contrastait avec la sobriété impersonnelle de l’éloge funèbre publié par le Quotidien du Peuple le jour de ses obsèques. La dissonance flagrante entre les deux articles révélait une fois de plus les controverses internes à l’appareil entre les défenseurs du droit et ceux qui s’en méfient.

Alors que le Quotidien du Peuple s’est limité à rappeler ses références révolutionnaires, dans le China Daily on pouvait lire que, déjà en avril 1987, à l’occasion de la première réunion sur les questions législatives depuis 1949, Qiao Shi avait anticipé les vastes changements socio-économiques du pays et prôné la prévalence du droit. Suivait une longue liste de ses contributions qui vont de la modernisation de la constitution, au toilettage de l’arsenal législatif de l’Assemblée Nationale et de ses règlements.

En 2012, cinq mois avant le 18e Congrès, rompant un silence de 15 ans, il avait publié un livre intitulé « 谈民主 与法制 - tan minzhu yu fazhi – « de la démocratie et des lois » qui rassemblait ses discours et écrits de la période 1985 – 1998 où il précisait qu’une des causes du déclenchement et de la durée de la révolution culturelle était que le Parti n’avait pas assez accordé d’attention à la mise sur pied d’un appareil juridique indépendant et à la construction de la démocratie. Enfin, alors que Jiang Zemin plaidait pour la clémence en faveur de Bo Xilai, il fut l’un de ceux qui prônaient une peine exemplaire.

La condamnation de Zhou Yongkang : entre Droit et morale.

Zhou Yongkang, face à ses juges du tribunal de Tianjin. La photo prise le 11 juin dernier a été diffusée par la télévision centrale chinoise.

Sur ce point, comme sur la sanction infligée à Zhou Yongkang il a été suivi. Après Bo Xilai, l’ancien chef de la sécurité d’État fut en effet condamné à la prison à vie le 11 juin dernier. Mais, cette fois, le procès de l’ancien n°9 du Comité Permanent mis en examen, inculpé, jugé et condamné contre le tabou de l’immunité des retraités de la haute direction du régime, eut lieu à huis clos.

Alors que son rival, l’apparatchik Jiang Zemin propulsé à la tête de la Chine en 1989 par un appareil effrayé des risques de l’ouverture politique, au moment où l’URSS craquait de toutes parts, avait, par son laxisme attesté par sa proximité avec Bo Xilai et Zhou Yongkang, contribué aux dérives éthiques de la machine politique, le décès de Qiao Shi, ardent défenseur des lois et de l’État de droit, survient au moment où le régime règle ses comptes avec la mouvance qui s’étaient autorisée et rendue coupable de vastes privilèges, passe-droits, malversations, concussions et crimes mafieux.

Juste retour de l’histoire dira t-on, tandis que personne ne sait ce que la Chine serait devenue si Qiao Shi avait été placé à la tête du régime comme le voulait la logique de l’appareil et ses critères de méritocratie.

Il reste que de la condamnation à vie prononcée à huis clos de Zhou Yongkang est encore très éloignée du droit et d’un système judiciaire indépendant et transparent tel que Qiao Shi l’aurait souhaité. L’appareil qui craint pour son image, n’a en effet pas souhaité que soient rendus publics les détails des considérables dérives mafieuses de l’ancien chef de la sécurité publique dont les méthodes policières de contrôle de la société étaient à des années lumières de la conception du droit de Qiao Shi qui fut son lointain prédécesseur.

Si on y ajoute une tentative supposée de barrer la route du pouvoir à Xi Jinping et l’assassinat de sa première épouse au Sichuan maquillé en accident de voiture avec l’aide de la police armée populaire, on comprend l’opacité de la procédure. Mais pour remettre les choses en perspectives et mesurer les progrès accomplis, rappelons simplement qu’il y a seulement 5 ans, Zhou Yongkang n’aurait pas été inquiété et aurait coulé une retraite paisible sinon heureuse avec son ancienne maîtresse devenue sa femme.

Note(s) :

[1Comme Zhu Rongji, premier ministre de 1998 à 2003, Qiao Shi ne considérait pas que « Falun Gong » pouvait constituer un risque pour le Parti. Il l’avait écrit officiellement après une investigation de l’ANP qui dura trois mois, concluant que le Falun Gong avait « des centaines d’avantages pour la Chine et les Chinois et pas un seul inconvénient ». Mais Jiang Zemin dont la position politique était mal assurée, en partie du fait des soupçons pesant sur son père accusé d’avoir collaboré avec les Japonais durant la guerre civile, vit dans le mouvement créé en 1992 et dont l’éventail des adhérents traversait toutes les couches socio-professionnelles, une menace directe contre son pouvoir.

 

 

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