Your browser does not support JavaScript!

Repérer l'essentiel de l'information • Chercher le sens de l'événement • Comprendre l'évolution de la Chine

 Cliquez ici pour générer le PDF de cet article :

›› Economie

La face cachée de la dette

Le 15 avril 2016, Lou Jiwei au centre lors de la réunion du G20 organisée par le FMI à Washington. A sa droite Wolfgang Schauble, ministre des finances allemand et à sa gauche Zhou Xiaochuan, gouverneur de la banque centrale chinoise.

*

La question des dettes toxiques est récemment revenue au premier plan à l’occasion d’une déclaration du Ministre des finances Lou Jiwei le 26 mai.

Le message exprimait d’abord une mise en perspective de la situation financière du pays destinée à rassurer la communauté internationale après plusieurs alertes du FMI sur les risques de faillites en série pouvant provoquer des répliques sur les finances mondiales. Mais la mise au point était aussi une mise en garde aux administrations locales directement évoquées dans la déclaration, complices du maquillage des comptes ou des manœuvres des groupes publics pour échapper à leurs dettes. En revanche, Lou n’a rien dit des banques publiques trop laxistes ou des entreprises d’État en quasi faillite exagérément confiantes dans le soutien financier du gouvernement.

Pourtant, ces deux piliers de l’ancien schéma de développement, épines dorsales des politiques d’investissement génératrices de considérables pertes en ligne, gaspillages et corruptions, responsables de la chute préoccupante de la rentabilité des investissements, sont aujourd’hui engagées dans un combat fratricide où chacun tente de se protéger du mieux qu’il peut des effets pervers des restructurations en cours, y compris en menaçant directement les intérêts de son ancien allié de la nébuleuse publique.

Dans cette bataille pour la survie financière où les banques tentent d’assainir leurs comptes en cherchant parfois en vain le remboursement de prêts trop généreusement accordés, tandis que les groupes publics manoeuvrent pour échapper à leurs créances, l’administration pour la gestion des actifs publics (SASAC) [1] motivée par l’arrière pensée politique d’adoucir les effets sociaux des remises en ordre, se porte le plus souvent du côté des emprunteurs en difficulté.

Dette : le ministre laisse dans l’ombre une partie de l’image.

Guidé par un souci de transparence, Lou Jiwei avait précédemment reconnu qu’à la fin 2015 la dette publique chinoise (hors entreprises et hors ménages) avait augmenté 15 000 Mds de Yuan (2000 Mds d’€) par rapport à 2014, pour atteindre 27000 Mds de Yuan (3700 Mds d’€) dont 16 000 Mds de Yuan (2000 Mds d’€) émanaient directement des provinces, avec plus de 100 municipalités et 400 districts ayant franchi la ligne rouge d’un ratio dettes / revenus supérieurs à 100%, contre une moyenne nationale encore à 89%.

Mais, le 26 mai, ripostant aux mises en garde du FMI, le ministre a corrigé ses propres alertes en rappelant que le pourcentage de la dette publique chinoise au PNB n’était encore que 39,4%, très en-dessous des ratios européens (60%), américains (104%) et japonais (229%) [2].

*

La communication qui avait pour but de rassurer la communauté internationale manquait cependant une partie de l’image : les mesures prises par le gouvernement pour résorber les dettes des provinces par l’autorisation donnée aux administrations locales de les transformer en prêts à long terme régulés par le marché n’ont pas donné les résultats escomptés.

Au point qu’au printemps 2015, ayant constaté que le redressement des finances locales autour d’une improbable spontanéité du marché et de la bonne volonté des prêteurs échaudés par des taux d’intérêt trop faibles, le trio formé par le ministre, la banque centrale et la commission de régulation bancaire décida de basculer les dettes des provinces aux principaux créanciers des administrations locales et détenteurs de leurs dettes : les banques d’État.

Lire notre article Dettes des provinces : Pékin reprend la main

L’autre épée de Damoclès non évoquée par le Ministère des finances est l’alourdissement des créances des entreprises, en particulier celles des groupes publics dont la gestion est presque toujours handicapée par la rémanence des connivences avec l’État, principales incitations au laxisme des prêteurs, moteur de l’accumulation des créances toxiques.

État, banques, SASAC et groupes industriels en ordre dispersé.

Mais la crise ayant aussi frappé la Chine, tous les acteurs de cet enchevêtrement financier, banques publiques, grands groupes, ministère, SASAC, bureaucraties locales, formant l’épine dorsale de l’ancien schéma de développement par l’investissement mal contrôlé, sont aujourd’hui confrontés à la tourmente de l’obligation de réforme.

Celle-ci s’appuie sur les principes de la compétition du marché devenue le critère affiché par le pouvoir de la bonne gouvernance économique du pays. Pour autant, et c’est là que le bât blesse, les protagonistes des entrelacs du schéma de développement par l’investissement n’ont plus tous les mêmes intérêts.

Les banques publiques aujourd’hui sommées d’accepter le vieux schéma de défaisance des dettes en avalisant l’émission d’obligations à faible taux, sont elles-mêmes placées sous la contrainte de plus de rigueur par la concurrence de nouveaux acteurs financiers qui rémunèrent l’épargne des Chinois à un taux nettement plus avantageux. Du coup, elles se braquent contre les injonctions d’effacer tout ou partie des dettes industrielles imposées par la SASAC proche des géants du vieil appareil productif public et préoccupée par la stabilité sociale.

Les entreprises publiques, longtemps protégées par le pouvoir, sont aujourd’hui traversées par des courants contraires de la vertu des transparences et de la bonne gestion et ceux des intérêts acquis, pourvoyeurs des rentes d’autant plus juteuses qu’elles sont favorisées et entretenues par des liens directs avec la bureaucratie.

Quant aux administrations locales parfois considérées comme peu loyales au régime et rétives aux réformes, elles sont aujourd’hui les cibles de toutes les critiques, sans pour autant que la question de leur budget ait été résolue. Leurs finances sont en effet en partie abondées par deux canaux devenus obsolètes dans le nouveau schéma réformiste : les captations de terres au profit de promoteurs immobiliers qui associent les bureaucraties à leurs bénéfices et les gratifications dérivées des investissements publics dont la manne est aujourd’hui fortement diminuée.

Le pouvoir enfin est tiraillé entre, d’une part, la vision d’assainissement du long terme pour redresser la rentabilité des investissements, diminuer les gaspillages et tirer le développement vers un schéma qualitatif, principaux objectifs de la modernisation et, d’autre part, l’ardente obligation de tenir à distance les désordres sociaux provoqués par les réformes.

Cette quadrature du cercle également bien connue des pays développés confrontés à la potion amère des réformes de structure, avait été résumée par Xu Shaoshi pendant la cession de l’ANP de mars dernier : « Alors que les ajustements ont atteint une phase critique et que certains sont loin d’être satisfaisants, il devient de plus en plus difficile de briser les intérêts particuliers profondément enracinés. »

++++

L’inexorable augmentation des dettes des entreprises.

L’augmentation de la dette globale de la Chine se nourrit d’abord de la dette des entreprises (50% de la dette). Source MCKinsey global institute.

*

Aujourd’hui la plupart des secteurs industriels traditionnels souffrent et font état d’une augmentation de leurs dettes tandis que les prêteurs des banques publiques s’inquiètent de la santé de leurs comptes mise à mal par les créances non remboursées.

Depuis le printemps 2016, les pertes se sont accumulées dans le secteur du rail où, le 5 mai dernier, CRC annonçait une perte d’1 milliard d’€ au premier trimestre portant sa dette à 545 milliards d’€ ; en 2015 les commandes aux chantiers navals ont diminué de 50%, tandis que les géants en difficulté rentent de renégocier leurs dettes grâce à l’entremise des administrations locales et en se tournant vers les marchés financiers. En mars dernier nous avions examiné le cas de Rongsheng dont la dette, résultat de mauvais investissements, est aujourd’hui encore en cours de structuration (lire Excédent commercial, réformes et mauvaises pratiques industrielles)

Toujours en mars, le syndicat national des charbonniers annonçait que 90% des mines avaient enregistré un baisse de près de 100% de leurs profits ; la chute est encore plus sévère dans le secteur des aciéries où les pertes totales des entreprises en 2015 ont atteint 65 Mds de Yuan (8 Mds d’€).

Mêmes inquiétudes chez le pétrolier CNOOC dont les revenus on baissé de 37%, aujourd’hui engagé dans un vaste plan social, tandis que dans le secteur des panneaux solaires, les deux géants Yingli et Suntech qui enregistrent des pertes - depuis 2011 pour le premier et depuis 2013 pour le second – ne gardent la tête hors de l’eau que grâce aux subsides publics des gouvernements locaux de Baoding pour Yingli et Wuxi pour Suntech.

Enfin au printemps, les dettes cumulées des secteurs du charbon, de l’acier, du ciment, des métaux non ferreux étaient estimées à 1300 Mds d’€.

Tensions financières et lutte de chapelles.

Le 25 mai, le magazine Caixin publiait une longue analyse des tensions financières en cours, objets des mises en garde du FMI. L’article décrivait notamment le jeu des acteurs confrontés à des exigences contradictoires dans un contexte où leurs intérêts financiers, économiques, sociaux et politiques ne coïncident plus.

L’idée maîtresse était articulée autour du combat des banques pour activer le remboursement des prêts et assainir leurs comptes au milieu des vents adverses des grands groupes couverts de dettes qui, avec l’aide de la SASAC, et des administrations locales, rivalisent d’ingéniosité et parfois de mauvaise foi pour échapper aux obligations de leurs dettes.

Alors que les experts financiers chinois blâment les banques publiques d’être elles-mêmes les artisans de leurs difficultés, pour avoir, durant de longues années, distribué des prêts sans se préoccuper de leurs remboursements garantis par l’État, l’auteur énumère une série d’exemples édifiants qui décrivent par touches concrètes le paysage des finances chinoises sous tension.

*

Selon les statistiques nationales, 106 groupes industriels soutenus par les pouvoirs publics avaient à la fin 2015, accumulé 11 000 Mds de Yuan de dettes (1500 Mds d’€), 800 Mds d’€ de prêts bancaires et 700 Mds d’€ d’obligations, les banques se débattent aujourd’hui avec les retards de remboursement ou l’annulation pure et simple des créances par des déclarations de faillites assez souvent conseillées par des experts de la SASAC.

Au point qu’à la fin 2015, le total des créances non remboursées aux banques avait, selon la commission de régulation bancaire, augmenté de 48% à 1200 Mds de Yuan (160 Mds d’€). S’il est vrai que le ratio des dettes toxiques qui plombent la comptabilité des banques reste faible (à moins de 2%), son augmentation rapide est d’autant plus préoccupante qu’elle est le résultat d’une politique publique.

L’État organise les faillites au détriment des banques.

Baisse régulière des profits industriels, principale cause de l’augmentation des dettes.

*

En mars 2013, la société de défaisance Chengtong chargée de restructurer le groupe MCC Meili (中治美利纸业 - secteur du papier -) a, sur ordre de la SASAC, purement et simplement annulé 10 Mds de Yuan de dettes (1,3 Mds d’€) à plus de 29 banques.

En 2015, la SASAC a obligé les banques à accepter l’annulation d’une partie des dettes du fabricant chinois de matériel ferroviaire (China Railway Materials – CRM) contre des actions de la société à la valeur aléatoire. Ailleurs les banques ne reçurent qu’1/5 de la valeur des dettes après restructuration. Résultat les banques resserrent les conditions d’accès au crédit et dressent une liste noire des groupes publics qui, bénéficiant de l’appui des pouvoirs publics, n’honorent par leurs dettes à la suite de restructurations ou de faillites.

Autre conséquence qui dessine une lutte de chapelles contre la SASAC, le secteur bancaire s’organise avec l’appui de la Banque de Chine et de la Commission de régulation boursière pour créer un mécanisme destiné à sanctionner les groupes industriels cherchant à échapper à leurs créances. Signe que la situation se crispe, Chengtong [3], la société de défaisance d’État cautionnée par la SASAC a elle-même été placée sur la liste de noire des banques.

Les autres artisans de cette fronde de la dette sur le dos des banques sont les administrations provinciales en deuxième ligne derrière la SASAC. Elles aussi aident les groupes publics à se soustraire aux remboursements de leurs emprunts. Dans le Jiangsu, une municipalité a ordonné aux banques de revendre 10 Mds de Yuan (1,3 Mds d’€) de dettes toxiques non remboursées à un société de défaisance publique pour seulement 200 millions de Yuan (27 millions d’€) ; ailleurs des gouvernements locaux ont fait pression sur les tribunaux pour qu’ils abandonnent les poursuites contre les mauvais payeurs.

En août 2015, dans l’Anhui, la société Huaikuang Xiandai Logistics Co., filiale de Anhui Wanjiang Logistics, cotée à la bourse de Shanghai, a, sans consultation des créanciers, été exonérée de 60% de ses dettes à une douzaine de banques dont China Minshang et la Banque Industrielle de Chine. L’effacement des dettes bénéficie également aux sociétés privées bien en cour auprès des pouvoirs locaux. En octobre 2015 les médias du Zhejiang faisaient état de 700 entreprises privées ayant échappé au remboursement de 11 Mds de Yuan (1,5 Mds d’€) de dettes.

*

Ainsi la contradiction à laquelle est confrontée la direction du régime pesant la stabilité sociale contre l’urgence d’améliorer la rentabilité du capital et la qualité de la production, se traduit aujourd’hui au sein de l’administration publique par une opposition entre d’une part la SASAC adepte de l’effacement des dettes pour sauver les groupes en difficultés et, d’autre part, la nébuleuse de la finance publique, disciple du marché et de la transparence des comptes où on retrouve les banques publiques, le ministère et la banque de Chine. La question est évidemment compliquée par le fait que, dans nombre de cas, les réticences aux réformes expriment plus la volonté de protéger des intérêts acquis que des préoccupations sociales.

Mise à jour le 3 juin. La SASAC sermonnée

Le 2 juin, la Commission de discipline du Parti a publié sur son site une critique directe de la SASAC lui reprochant de ne pas promouvoir avec suffisamment de loyauté les réformes de structures des entreprises publiques. Elle lui reprochait notamment de ne pas corriger les gaspillages luxueux, la corruption ou le népotisme.

La déclaration pourrait être le symptôme visible d’une lutte d’influence entre la nébuleuse de la finance, adepte de la rigueur des comptes et celle des grands groupes appuyés par une mouvance conservatrice motivée par le double souci de protéger les intérêts acquis et la stabilité sociale mise en danger par les perspectives de licenciements et la stagnation des salaires.

Note(s) :

[1SASAC pour State-owned Assets Supervision and Administration Commission of the State Council, en Chinois 国务院 国有资产 监督 管理 委员会, Guowu Yuan Guoyou Zichan Jiandu Guanli Weiyuan Hui.

[2Rappelons qu’en décembre 2015, le ratio français dette / PNB était de 96,1%.

[3Au cœur de ces stratégies de défaisance des dettes toxiques se trouve le groupe financier China Chengtong Holdings Group Ltd, contrôlé par le pouvoir et aux activités protéiformes. Il est notamment impliqué, par ses nombreuses filiales dans le trading des ressources minières, la gestion des actifs, les services logistiques, les transactions financières et la fabrication du papier à partir de l’exploitation forestière. Il est souvent arrivé qu’avec l’aide de Chengtong ou de la SASAC, la restructuration des groupes n’était en réalité qu’une manœuvre pour basculer des actifs vers des filiales cachées pour les mettre hors de portée des créanciers.

 

 

Restaurer la confiance des Occidentaux, l’insistante priorité du régime

[5 avril 2024] • François Danjou

La reprise est difficile et le chemin du réajustement socio-économique laborieux

[23 février 2024] • François Danjou

Dans l’urgence d’un branle-bas, He Lifeng prend la tête de la Commission Centrale des finances

[8 novembre 2023] • Jean-Paul Yacine

Freinage. Causes structurelles ou effets de mauvais choix politiques. Doutes sur la stratégie de rupture avec la Chine

[19 octobre 2023] • François Danjou

Essoufflement de la reprise. Coagulation des vulnérabilités systémiques. Baisse durable de la confiance

[13 août 2023] • François Danjou