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L’ASEAN s’aligne progressivement sur la Chine. Volte face et contrepied américains

Quel que soit l’angle de vue, l’histoire reconnaîtra l’année 2017 comme un tournant de la rivalité sino-américaine en Asie. A l’heure où l’administration de Donald Trump repliée vers les tensions internes de l’Amérique se désengage de ses projets commerciaux de libre échange dont l’un des buts était de véhiculer la prévalence économique et commerciale globale des États-Unis, Pékin avance méthodiquement ses pions en Asie du sud-est.

Quand Washington limite son action aux seules questions de sécurité dont, pour l’heure, la plus urgente est le dilemme nord-coréen, Pékin récolte aujourd’hui les fruits de sa constance qui, depuis vingt ans tisse un vaste réseau commercial prêt à prendre le relais du Trans Pacific Partnership abandonné en rase campagne par Washington.

Capitalisant sur la proximité géographique et sa prévalence culturelle au sein du « Monde Chinois », tirant profit de la quête de capitaux et de technologies des pays de l’ASEAN, à quoi s’ajoute leur recherche de débouchés commerciaux offerts par le vaste marché chinois, la Chine est en train de gagner la bataille de l’influence dans ce qui fut longtemps l’arrière cour tributaire de l’Empire du Milieu [1].

Du coup, dans une région où, il y a peu, son étoile avait pâli, Pékin éprouve aujourd’hui un profond soulagement stratégique.

La période fait en effet suite, entre autres, à de violentes réactions antichinoises au Vietnam il y a seulement trois ans et à des vents adverses au Myanmar, à quoi s’ajouta le jugement rendu le 12 juillet 2016 par la Cour arbitrale de La Haye au profit de Manille, niant la pertinence juridique des revendications chinoises de souveraineté sur toute la mer de Chine du sud, la légalité des élargissements territoriaux des îlots des Spratly ; réfutant aussi les réclamations de Pékin sur le récif des Scarborough. Lire notre article Explosion de violences anti-chinoises au Vietnam.

Le désengagement de l’Amérique, expression d’une inconstance stratégique directement initiée par le basculement majoritaire du peuple américain vers des soucis internes, a contribué à calmer les vents contraires ; il rebat les cartes des rapports de forces qui ne sont pas que militaires et laisse le champ libre à la persévérance chinoise articulée autour du commerce et, chaque fois que possible, à la connivence culturelle.

Sans compter que la politique étrangère chinoise est, évidemment et par construction, moins soumise aux variables électorales ou aux humeurs changeantes de l’exécutif.

Un des marqueurs mondiaux de cette stabilité inébranlable dans l’action internationale, en dépit des échecs, est l’Asie du Sud-est où la dernière réunion au sommet des 10 pays de l’ASEAN à Manille a clairement exprimé les prémisses, sinon d’un alignement des pays aux thèses de Pékin, au moins d’une volonté assez générale d’un accommodement avec le géant chinois.

S’il est vrai que les limites des compromis avec Pékin restent encore floues et variables selon les pays, il n’en reste pas moins que le changement d’atmosphère prend Washington à contrepied.

A Manille, l’ASEAN prend acte de la puissance chinoise.

Le 30 avril, à l’issue d’un sommet à Manille des pays de l’ASEAN inaugurant la présidence 2017 de l’Association par les Philippines, Rodrigo Duterte, arrivé au pouvoir en 2016 portant un discours très antiaméricain et infiniment plus conciliant à l’égard de Pékin que celui de son prédécesseur Benigno Aquino III aligné sans nuance sur Washington, a donné le ton et le style de son mandat par un long communiqué de 25 pages ayant soigneusement évacué les principales controverses entourant les stratégies chinoises en mer de Chine du sud.

Fruit de compromis en coulisses entre les pro-Pékin inconditionnels comme Vientiane ou Phnom-Penh, ceux prêts aux compromis comme la plupart, ou les plus méfiants tels Singapour et Hanoi, le texte n’a, comme celui de 2016 à Vientiane, pas mentionné le jugement de La Haye.

Mais cette année Manille est allé plus loin. La déclaration a en effet abandonné les références aux revendications territoriales, à la militarisation des îlots, aux « tensions » ou à « l’escalade » des activités chinoises sur les îlots évoqués en 2016, également présentes cette année dans une première version et, selon des témoins, modifiée sous la pression de l’ambassade chinoise à Manille.

Résolument conciliante, la position des « Dix » a, en revanche, mentionné l’amélioration de l’esprit de coopération entre la Chine et l’ASEAN. Reflétant fidèlement la ligne politique de Rodrigo Duterte selon laquelle il est inutile de s’opposer directement à la Chine puisque personne n’a les moyens de la faire plier, le président philippin répète aussi que la controverse juridique l’opposant à Pékin ne concerne pas les autres membres de l’association.

Pour bien marquer son soutien, la Chine a, pendant le sommet, envoyé trois bâtiments de guerre en escale à Davao, fief de Duterte et principal terrain de son féroce combat contre les trafiquants de drogue.

Rodrigo Duterte bénéficie de la souplesse chinoise.

Joignant le geste à la parole selon laquelle les différends en mer de Chine doivent se régler directement entre la Chine et chaque État séparément, en dehors de toute connivence collective de l’association, Pékin a consenti un geste.

Tout en ne renonçant officiellement à aucune de ses revendications sur l’îlot Scarborough, pourtant situé à 130 nautiques des côtes de Luçon, à l’intérieur de la ZEE des Philippines, la Chine a, en octobre dernier, après 4 années de blocage par les gardes côtes chinois appuyés par des forces paramilitaires, évacué la zone, permettant ainsi aux pêcheurs philippins de revenir dans les parages du récif.

Ce dernier était un des points parmi d’autres de la demande d’arbitrage en 2013 de Manille contre Pékin qui avait pris possession du rocher par la force en 2012. S’il n’était pas le plus important, il était le plus emblématique pour l’opinion publique philippine qui fait du haut-fond un symbole de la souveraineté maritime des Philippines.

Décidée après la visite de Duterte à Pékin à l’automne 2016, le compromis chinois dont il faudra encore élucider s’il est une reconnaissance formelle des droits de Manille ou une simple « concession », l’initiative de Pékin qui, au moins en apparence, semble se conformer à l’arbitrage de La Haye, est une sérieuse porte ouverte à l’apaisement.

L’autre geste de bonne volonté concédé par Pékin cependant hypothétique et dont la portée sera moindre, aura été de promettre de participer activement à la rédaction d’un code de conduite, dont les meilleurs experts anticipent cependant qu’il restera dans les limbes tant que la question de fond de la souveraineté sur toute la mer de Chine n’aura pas été réglée.

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Duterte, Kim Jong-un et Trump, sous l’œil de Pékin.

Pour faire bonne mesure, collant strictement à la préférence chinoise pour une solution négociée à tous les conflits, l’association réunie à Manille a exhorté Washington à restreindre ses démonstrations de force dans les parages de la Corée du nord.

L’appel public de l’ASEAN à la retenue faisait suite à une lettre datée du 23 mars (source AFP) du ministre nord coréen des Affaires étrangères Ri Yong Ho adressée à l’ASEAN critiquant l’agressivité militaire de l’alliance Séoul – Washington entraînant « la région aux limites de la guerre, par la faute des États-Unis. ». Publié en même temps qu’un nouveau tir de missile manqué de Pyongyang effectué le 29 avril, l’invitation à la retenue adressée par l’ASEAN à Washington est un indice supplémentaire de alignement de l’Asie du Sud-est dans le sillage de Pékin.

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Enfin, pour confirmer que les lignes bougent en faveur des solutions chinoises poussant la stratégie américaine vers plus de pragmatisme, même quand celle-ci heurte les schémas de la bonne morale ambiante et ceux, parfois contradictoires, de la sagesse stratégique, Donald Trump a, dans un espace de temps très court, fait deux déclarations qui prirent brutalement à contre-pied son propre camp et la plupart des analystes.

Alors qu’à Manille se déroulait le premier sommet de l’ASEAN sous la nouvelle présidence philippine, le président américain, soulevant la réprobation conjointe des défenseurs des droits et des stratèges conservateurs aux idées le plus souvent opposées a, le 29 avril, invité à la Maison Blanche Rodrigo Duterte qui, il y a peu, insulta publiquement Barack Obama et dont la stratégie de lutte contre la drogue par des milliers d’assassinats ciblés sans jugement, soulève une longue suite de réprobations par les défenseurs des droits.

Autre coup de tonnerre, cette fois dans la routine stratégique de la question coréenne, le 1er mai, reprenant une de ses propositions de campagne avancée en 2016, Trump a affirmé dans une interview à Bloomberg que, si l’initiative était « appropriée et les conditions réunies », il serait « honoré » de rencontrer Kim Jong-un, sans cependant préciser dans quel but.

Les deux démarches sortant des sentiers battus de la diplomatie et de la prudence stratégique s’inscrivent dans la forme iconoclaste de la nouvelle maison blanche qui vilipende les contraintes de la politique traditionnelle sur lesquelles il lui arrive souvent d’ironiser.

Sur le fond, elles paraissent emboîter le pas au réalisme chinois pour qui seul le résultat compte, en dehors des considérations morales. Quant à l’ouverture faite à Pyongyang dont l’avenir nous dira ce qu’il en est tant elle est controversée aux États-Unis, elle possède la vertu d’une « carte sauvage » capable de bousculer les anciens schémas où Pékin se voit comme l’ordonnateur incontournable du dialogue à 6 et d’un processus de négociations avec son allié de la guerre froide.

La bourrasque commerciale chinoise.

S’il est vrai que les tensions continueront à couver en mer de Chine du sud, à propos de la « ligne en 9 traits » transformant l’espace maritime grand comme la Méditerranée en mer intérieure chinoise, sur le sujet des espaces contigus aux récifs artificiels et sur celui de la militarisation des îlots (batteries de missiles antinavires et anti-aériens), il est un domaine où Pékin joue sur du velours, c’est celui de l’intégration commerciale de la région.

Depuis la fin des années 90, la Chine tisse en effet un réseau de libre échange englobant depuis 2015, sous son égide, les 10 pays de l’ASEAN, la Corée du Sud et le Japon. Même si les taxes douanières en théorie supprimées sont progressivement remplacées par des barrières non tarifaires dénoncées à Manille par Najib Razak le premier ministre malaisien (près de 6000 barrières en 2015 contre seulement 1634 en 2000), la nébuleuse commerciale installée par la Chine encore renforcée par le battage fait autour des projets des « Nouvelle routes de la soie » exprime une force d’attraction irrésistible.

En janvier dernier, alors que Trump signait un décret mettant fin au TPP, la Chine affirmait qu’elle soutiendrait toutes les initiatives destinées à le remplacer dont elle est d’ailleurs à l’origine, telles que le partenariat régional économique intégral 区域 全面经济伙伴 关系 协定 (Sigle anglais RECEP) et la zone de libre échange asiatique 亚太自由 贸易 区.

Partout, depuis le G.20 à Hangzhou juqu’au au forum de Davos, en passant par l’APEC à Lima, le message chinois est resté le même : celui du soutien à l’ouverture du commerce global portant cependant des conditions moins strictes et moins exclusives que le projet américain du TPP.

Pékin espère que la réunion organisée les 14 et 15 mai à Pékin, de 28 chefs d’État et de gouvernement [2], – dont 7 de l’ASEAN -, invités autour des projets des « nouvelles routes de la soie » avec des responsables d’Asie Centrale, d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine contribuera encore à la dynamique d’un processus lancé par Li Keqiang au 10e sommet d’affaires Chine – ASEAN en 2013 à Nanning dont le but était de promouvoir les investissements, d’accélérer la baisse des taxes et des barrières non tarifaires, de conclure des accords de long terme pour l’importation des produits agricoles et d’ouvrir le marché chinois aux meilleurs produits de l’ASEAN.

L’objectif affiché pour les relations Chine - ASEAN était de porter pour 2020 la valeur totale des investissements bilatéraux à 150 Mds de $ et du commerce bilatéral à 1000 Mds de $, soit une hausse de 150% par rapport à 2012.

Même si on prend le soin de faire la part des annonces de propagande et des vents adverses qui freineront les enthousiasmes, déjà perceptibles dans les défections à la réunion du 14 mai, il n’en reste pas moins que l’élan et l’attractivité sont là, encore décuplés par le retrait américain. Lire aussi Le « Trans-Pacific Partnership – TPP - », nouvelle bévue stratégique américaine ?.

Note(s) :

[1« Jusqu’à une date récente la Chine ne se considérait pas comme un pays entouré par d’autres pays. La Chine « était » le monde. Sans doute d’autres civilisations se sont considérées comme le centre du monde. Mais aucune ne paraît avoir affirmé cette conviction avec autant de persistance, sinon de justification que cet immense empire à la bureaucratie évoluée, indépendant des étrangers sur tous les plans, culturel, politique et économique ». René Servoise. (La conception de l’ordre mondial dans la Chine impériale).

[2A la date de la rédaction de cette note étaient invités tous les Chefs d’États et de gouvernements de l’ASEAN, sauf ceux de Brunei, Singapour et Thaïlande.

La liste des attendus (Xinhua) compte aussi le Russe V. Poutine, le Turc R. Erdogan, la Suisse Doris Leuthard, l’Italien Paolo Gentiloni, l’Espagnol Rajoy, le Grec Tsipras, le Hongrois Orban, le Tchèque Zeman, le Biélorusse Lukashenko, le Serbe Vucic, le Polonais Szydlo, l’Ouzbek Mirziyoyev, le Kazakh Nazarbayev, le Kenyan Kenyatta, l’Ethiopien Hailemariam Dessalegn, le Fidjien Bainimarama, le Mongol Erdenebat, le Pakistanais Sharif, le Sri Lankais Wickremesinghe, la Chilienne Michelle Bachelet, l’Argentin Macri. Parmi les absents, la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne, le Japon, la Corée du sud, l’Inde, l’Iran et les États-Unis.

 

 

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