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Duterte, l’imprévisible, rebat les cartes et s’invite dans la cour des grands

Le 20 octobre à Pékin, devant une assemblée d’hommes d’affaires chinois et philippins le président Duterte a secoué le Landerneau diplomatique en affirmant choisir la Chine et tourner le dos aux États-Unis.

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A peine plus de trois mois après que le jugement du tribunal permanent de La Haye dont l’arbitrage avait été sollicité par le Président Benignio Aquino III, ait rendu une sentence en tous points favorable à Manille sur ses différends avec Pékin, le nouveau et très populaire président philippin Rodrigo Duterte (71 ans, fils d’avocat, diplômé de sciences politiques, opposant au dictateur Marcos, favorable dans son pays à l’enseignement communautaire religieux et premier président clairement promoteur des hommes politiques musulmans, jusque là tenus à longueur de gaffe) vient, lors de son premier voyage en Chine, de tourner brutalement le dos aux stratégies de son prédécesseur et à l’alliance avec Washington pourtant renforcée en 2013 et en 2014 [1].

Le 20 octobre, en visite dans la capitale chinoise, l’homme qui, durant le G.20 de Hangzhou avait traité le président américain de « fils de p… », annonçait en effet sa « séparation » avec les États-Unis.

Plus encore, non seulement il dit prendre ses distances avec la coopération militaire et économique américaine qu’il juge à la fois trop pesante et trop critique de sa politique de lutte contre la drogue, mais, de surcroît, il affirma sans ambages qu’il se rapprocherait de la Chine et de la Russie. Alors que les hommes d’affaires Chinois et 200 de leurs collègues philippins assistant à un forum économique à Pékin, théâtre de la volte-face, applaudirent chaleureusement la déclaration, le porte-parole du Département d’État John Kirby exprimait son étonnement. Pour lui, le retournement philippin contredisait de manière « inexplicable les relations étroites à de nombreux niveaux, touchant bien d’autres secteurs que la seule coopération militaire. ».

Les arrière-pensées de Duterte sur le fil du rasoir.

En réalité, le changement de pied de Manille, articulé autour d’une rancœur récurrente anti-américaine, prenant racine dans les abus perpétrés par les dictatures soutenues par Washington n’est probablement pas aussi radical qu’il y paraît. A sa manière brutale, peu convenue et anti-système, Duterte cherche la meilleure voie pour l’intérêt de son pays aux prises avec de considérables défis économiques, sociaux et surtout énergétiques. Dans ce contexte, il a bien compris que, même après un arbitrage entièrement favorable à sa cause par le tribunal de La Haye, la Maison Blanche calculera au plus juste, les pressions sur la Chine pour éviter tout enchaînement militaire catastrophique.

Tout indique donc que la volte-face vise à la fois à ménager l’avenir des intérêts philippins avec une Chine devenue impérialiste dans la zone et à placer Washington face à ses responsabilités. En allant à Pékin sur ce mode bravache et très peu diplomatique, mais soucieux de ne pas se lier les mains, il rappelle aux Américains ses doutes sur leur engagement au profit de son pays qu’il avait déjà exprimés avant son investiture : « vous n’accepterez jamais de mourir pour nous ».

En même temps, il s’ouvre, au cas où, une voie de compromis avec le régime de Pékin dont il est tout de même important de rappeler que, par le truchement de sa revendication globale sur toute l’espace maritime de la mer de Chine du sud, il convoite les ressources d’hydrocarbures du haut fond de Reeds, un des gisements relais de la quête d’énergie de Manille, en partie situé dans sa Zone Economique Exclusive que Pékin semble ne pas vouloir reconnaître.

C’est pourquoi Duterte qui malmène sévèrement l’ancien colonisateur, n’entend pas se priver d’éventuelles pressions américaines sur la Chine qui, dans ce jeu de rivalités régionales, et au-delà des bonnes paroles de « proximité fraternelle » avec Manille, considère d’abord ses intérêts énergétiques directs.

Le département d’État avait à peine fini de s’étonner du contrepied de Manille que le Président chinois s’en réjouissait selon la vieille manière politico-sentimentale de la diplomatie pékinoise : « la Chine et les Philippines », a dit Xi Jinping, étaient des « frères qui devraient pouvoir résoudre leurs différends de manière appropriée ». Ce qui, dans l’esprit des actuelles revendications de Pékin, signifie clairement : « le gisement du haut-fond de Reed appartient à la Chine, mais nous pouvons nous entendre pour l’exploiter conjointement ».

Garder tous les fers aux feux au milieu des puissants.

Le 2 mars 2011, 2 garde-côtes chinois se sont approchés du haut-fond de Reed pour intimider des navires de recherche d’hydrocarbures de la société MV Veritas Voyager, battant pavillon singapourien et effectuant une prospection au profit de Manille dans la zone du haut-fond de Reed. En 2012, le groupe chinois CNOOC refusa une nouvelle proposition d’exploration-exploitation conjointe, venant cette fois de Forum Energy, toujours au nom de Manille, au prétexte qu’un accord aurait implicitement reconnu la souveraineté de Manille sur le haut-fond. C’est après cette série d’incidents que Manille prit la décision de demander l’arbitrage de la Cour de La Haye.

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Face à cette attitude de pressions du fort au faible, épine dorsale de la stratégie chinoise en Asie du Sud-est, Duterte n’est cependant pas naïf. Il n’est pas non plus complètement sans arguments et ne manque pas d’habileté.

A peine rentré de Chine, il tenait une conférence de presse dans son ancien fief de Davao pour dire que sa déclaration à Pékin ne signifiait pas qu’il allait rompre les relations diplomatiques avec les États-Unis. Pourquoi ? a t-il demandé à son public tout acquis à sa cause : « parce que c’est l’intérêt de mon pays de maintenir cette relation ; parce qu’il y a beaucoup de Philippins aux Etat-Unis ; parce que mes compatriotes ne sont pas prêts à l’accepter. »

La manœuvre que beaucoup d’observateurs aux États-Unis habitués aux alignements inconditionnels des féodaux, considèrent comme illisible ou incohérente, a cependant le double mérite d’instiller le doute à Pékin et de rappeler à la Maison Blanche que l’allégeance ne va pas de soi. Surtout quand il s’agit de souveraineté territoriale et de survie énergétique, alors que le jeu à somme nulle de la rivalité sino-américaine risque de laisser les Philippines sur le carreau.

Un retour en arrière sur l’histoire de l’Indochine qui fit les frais de ce duel de géants montre que la navigation trouble de Duterte ne manque pas de sagesse.

Sur les défis énergétiques des Philippines coincés entre les prétentions chinoises, les hésitations du mentor américain, les pressions de l’opinion publique philippine, à quoi s’ajoute le poids des intérêts chinois ayant tiré profit de la fragilité des petits pays de la région, lire :

- Mer de Chine du sud. La carte sauvage des hydrocarbures. Le dilemme de Duterte
- Les secousses et incertitudes du jugement de La Haye
- Au Royaume Khmer, la France a cédé la place à la Chine

Enfin, la manœuvre qui témoigne à la fois d’une grande sensibilité aux vastes enjeux de la région Asie-Pacifique et de la volonté de faire bouger les lignes en mettant les pieds dans le plat, tranche avec la manière bon élève sans surprises de Benito Aquino III. Avec son style à l’emporte pièce, brutal et très peu diplomatique, Duterte a le mérite de porter haut le flambeau des intérêts philippins et de mettre les États-Unis face à leurs contradictions.

A Pékin, Duterte laisse miroiter quelques gros contrats d’infrastructure entrant dans l’épure régionale des « nouvelles routes de la soie ». Mais, gardant en mémoire la revendication chinoise dans sa ZEE, il signifie tout de même au régime chinois dès son retour chez lui qu’il a encore quelques cartes dans son jeu.

Note(s) :

[1Conclu en avril 2014, « l’accord sur une coopération de défense renforcée » avait une nature ambiguë. Considéré comme un élargissement du « traité de défense mutuel » de 1951 à l’époque de la lutte forcenée contre l’expansion communiste en Asie, justifiant les excès des dictatures conservatrices et militaristes soutenues par les États-Unis, 63 ans plus tard, sa mise à jour prenait cependant soin, dans son préambule, de s’inscrire dans un schéma non agressif. Il affirmait en effet « l’obligation pour les deux parties de se référer – en plus des obligations d’assistance mutuelle du traité de 1951 – à la charte des NU, d’éviter d’user de menaces militaires et de ne pas menacer la paix. »

Mais à Pékin, la phraséologie pacifique américaine sous couvert des Nations-Unis est toujours apparue comme le paravent d’une alliance militaire destinée à freiner la montée en puissance de la Chine, elle-même engagée dans sa stratégie d’appropriation de tout l’espace de la mer de Chine du sud, grand comme la Méditerranée.


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