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›› Editorial

Le « China Quaterly » et la rigueur académiques aux caractéristiques chinoises

Voilà qu’à l’occasion d’une controverse ayant beaucoup ému les chercheurs et observateurs occidentaux de la Chine, resurgit la polémique sur les « valeurs ».

Alors que la question des « valeurs » est en réalité bien plus vaste, le débat en cours se résume à la conception qu’on se fait du travail académique, de la vérité des faits et, partant, de la démocratie sensée débattre autour de visions politiques articulées à des données incontestables.

De fil en aiguille, les réflexions s’élargissent au « sens » de l’histoire et s’enveniment quand celle-ci est manipulée à des fins politiques, heurtant la probité académique des historiens dont la mystique se nourrit de la quête de vérité et de neutralité. La querelle n’épargne pas la France. Mais chez nous, elle s’exprime à front renversé des polémiques chinoises.

Quand les chercheurs occidentaux s’insurgent que le parti communiste chinois oblitère à des fins de propagande les pans les plus sombres de son histoire, les hommes politiques français prosélytes « du roman national » s’indignent, au contraire, que notre histoire soit martyrisée au point d’en faire, au mieux, le simple composant presqu’anonyme de la vaste histoire globale, au pire un objet de culpabilité nationale.

En riposte, franchissant eux aussi les limites entre histoire, morale, justice et politique, certains proposèrent et votèrent un article de loi, aujourd’hui abrogé, enjoignant aux enseignants de faire état « du rôle positif de la colonisation française. »

*

Il reste qu’au milieu de ces controverses qui n’ont rien à voir avec la soif de vérité et ne se nourrissent que de manœuvres politiques, il existe des historiens honnêtes habités par la mystique de l’indépendance académique et la passion de l’improbable exactitude. Conscients que, dans un monde submergé par le superficiel et la recherche opportuniste de la rentabilité économique, devenue pour beaucoup d’institutions du savoir le critère indépassable de leur survie, ils savent peut-être qu’ils livrent un combat d’arrière garde.

C’est pourquoi leurs réactions sont d’autant plus virulentes quand ils ont le sentiment qu’un des derniers bastions de leur mystique d’indépendance intellectuelle et éditoriale est attaqué par le jeu croisé des intérêts financiers, de l’opportuniste économique et de la manipulation politique de l’histoire.

C’est ce qui s’est produit lorsqu’à la mi-août, le site du China Quaterly, référence historique des études académiques chinoises mondialement respectée, y compris en Chine a, dans sa version chinoise été amputé de 315 articles par l’autocensure complaisante de son hébergeur, la maison d’édition Cambridge University Press.

La revue China Quaterly ciblée par la censure.

La décision néfaste de mutilation de l’histoire a été annoncée le 18 août par l’honorable institution de Cambridge, plus vieille maison d’édition du monde fondée en 1534, après que le Bureau chinois de l’administration de la presse et de l’édition ait tout bonnement menacé d’interdire toutes les publications de l’Université en Chine.

Les articles litigieux passés à la trappe considérés par Pékin comme une grave offense politique, concernaient les désastres du « grand bond en avant » et de la « révolution culturelle », la dispersion meurtrière par l’armée du rassemblement des étudiants et ouvriers sur la place Tian An Men, le 4 juin 1989, l’héritage complexe de Mao, les tensions ethniques au Xinjiang et au Tibet, la question de Taïwan et la féroce répression qui, depuis 1999, s’est abattue sur les adeptes de Falungong, discipline inoffensive et politiquement neutre de quête d’harmonie entre le corps et l’esprit, par la pratique de la gymnastique traditionnelle du Qigong.

Parmi les auteurs d’anciens articles censurés – beaucoup datent des années 60 – stockés dans la mémoire de la maison d’édition et jusque là accessibles en ligne en Chine, figurent les noms de chercheurs respectés tels que Andrew Nathan, David Shambaugh, Roderick MacFarquhar, Ezra Vogel et Frank Dikötter tous reconnus par le monde académique comme des références.

Tollé de protestations.

L’amputation radicale et sans nuance de cette mémoire semble avoir été un excès de zèle articulé autour d’une recherche automatique de mots clés sensibles déclenchée par des bureaucrates serviles.

Dans une ambiance générale de resserrement drastique de la censure depuis 2012 réfutant la vérité historique comme un dangereux « nihilisme », la coupe claire a aussitôt déclenché un tollé de protestations du monde académique pour qui l’indépendance de la recherche est une raison de vivre. On remarquera cependant la discrétion des intellectuels français, pourtant d’habitude si prompts à défendre la liberté d’expression.

Parmi les réactions les plus virulentes qui visent à la fois la censure chinoise et la tartuferie de Cambridge, retenons d’abord celle, citée par Asiayst et The Guardian, de Renée Xia, Directrice Internationale de « Chinese Human Rights Defenders », pour qui Cambridge a « vendu son âme pour les millions de dollars du gouvernement chinois » ; Andrew Nathan dont 2 articles à propos des « Tian An Men papers » datés de 2001 et 2004 ont été censurés estime que l’incident a causé « un dommage irréparable à la réputation de Cambridge » (voir la liste des articles censurés sur le site de CUP., document PDF).

Le britannique Roderick MacFraquar (87 ans), né à Lahore, ancien de l’administration des Indes britanniques, diplômé de Harvard et auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur la Chine tels que « Les intellectuels chinois et la campagne des “Cent Fleurs“ » et plusieurs autres sur les origines de la révolution culturelle, figure lui aussi dans la « charrette » des auteurs censurés.

Notamment sa contribution à la revue en septembre 2016, passée à la trappe qui traitait de la campagne anti-corruption et des réminiscences maoïstes de l’actuel n°1 chinois. Il y citait le philosophe américain Georges Santanyana : « les risques de l’amnésie historique sont qu’elle condamne ceux qui oublient le passé à toujours répéter les mêmes erreurs ».

Lire : The Once and Future Tragedy of the Cultural Revolution

Tim Pringle, éditeur de China Quaterly se dit « préoccupé » et « déçu » du resserrement des contrôles en Chine d’autant, ajoute t-il, « qu’il ne s’agit pas d’une initiative isolée mais, d’un des volets d’une stratégie globale visant à réduire l’espace public de dialogue dans la société chinoise ». Un retour sur l’histoire récente confirme le constat.

Répression des pensées divergentes.

Pour la seule année 2016, Audrey Jiajia Li, journaliste « freelance » basée à Canton, a, pour le South China Morning Post, relevé le renvoi de Li Mohai de l’Institut de l’industrie et du commerce du Shandong après un « tweet » dans lequel il notait, selon lui, la différence entre « peuple », acceptant sa situation d’esclave et « citoyen » dont la conscience politique pouvait le conduire en prison « comme ennemi du peuple » ; début août, Shi Jiepeng professeur assistant à l’Université Normale de Pékin a été limogé pour ses commentaires non conformes aux « valeurs politiques en vigueur ». Il avait traité Mao Zedong de « diable ayant causé des dizaines de millions de morts ».

A l’Université Sun Yat-sen de Canton, pourtant connue pour son ouverture politique, une directive de 2017 interdit de critiquer la direction du Parti et en juillet une instruction de l’Université du Zhejiang a intimé l’ordre aux enseignants de réduire leurs références aux ouvrages occidentaux de 20%.

La tendance s’inscrit dans une campagne en vigueur dans les centres de recherches et les universités depuis 2013, destinée à réduire les influences occidentales considérées comme une menace pour le parti. Lire Feu sur les « excroissances méningées du Parti » et reprise en main idéologique.

La mise aux normes a également touché les médias avec la neutralisation du très critique Yanhuang Chunqiu 炎黄春秋 dont toute la direction a été remplacée en 2016 et dont l’ancien éditeur Hong Zhengkai a été condamné pour diffamation après avoir remis en question l’histoire magnifiée de 5 soldats de l’armée de libération qui, selon la légende, auraient sauté d’une falaise pour échapper aux Japonais. Avec un tirage de 200 000 exemplaires, le journal militait pour le respect de la constitution et la démocratie. Certains de ses articles contestaient l’histoire officielle du Parti.

Mais l’épisode le plus emblématique du contrôle d’un média fut celle du Nanfang Zhoumo 南方 周末 (sud magazine). Après une brutale échauffourée en janvier 2013 entre les journalistes et les censeurs de la province de Canton, le magazine tirant à plus d’1,5 millions d’exemplaires ne fut pas fermé. Mais sous la pression politique, sa ligne éditoriale s’écarta peu à peu du journalisme d’investigation qui fit son succès.

Progressivement son audience recula, les difficultés économiques surgirent, les journalistes de qualité s’en allèrent voir ailleurs, remplacés par une équipe « plus alignée », tandis que la publication était peu à peu poussée à la marge.

En janvier 2015 un article de Foreign Policy écrivait avec justesse que la trajectoire du journal depuis 2013 illustrait « le subtil mécanisme mélangeant la censure et les pressions commerciales limitant le journalisme critique d’investigation en Chine ».

Lire : Main basse politique sur l’information et Internet pour protéger le Parti.


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