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Pékin ce n’est pas de la tarte

Chapitre II

Vous connaissez maintenant les raisons pour lesquelles je souffrais le martyr dans cette ascension harassante en essayant de récupérer des lambeaux de souffle qui semblaient dérisoirement insuffisants à mon organisme tout occupé à ses efforts de digestion... La petite église n’était plus très loin mais je crachais mes poumons en scrutant le sommet de la petite montagne pas plus haute que la Rhune ou le Mondarrain d’après les estimations savantes d’André qui est capable de trouver l’altitude exacte de n’importe quelle colline, en convertissant trigonométriquement d’un seul coup d’œil l’angle créé par l’horizontale du sol et par le sommet, lorsque ce dernier effleurait l’arête de son béret basque. Ca, c’est balèze...

J’avais largué la jeep au dernier pont, à quelques kilomètres de l’église, pour prendre un raidillon qui coupait sans vergogne les lacets de la piste. J’avais eu un mal fou à convaincre le chauffeur que mon état s’était miraculeusement amélioré et qu’il pouvait me laisser sans danger entreprendre ma petite escalade pour prendre quelques photos... Le pauvre s’imaginait transporter un mourant et la perspective de voir son étranger perdu dans la nature et d’avoir la police sur le dos, le forçant à avouer on ne sait quel crime, ne le réjouissait qu’à moitié... J’avais dû lui promettre et jurer de ne pas m’éloigner du droit chemin avant qu’il ne daigne me donner, de mauvaise grâce, sa permission... Son instinct de chauffeur garde-chiourme lui commandait de ne pas me quitter d’une semelle, mais son intérêt lui susurrait de ne pas trop s’éloigner de sa voiture... Dilemme shakespearien-maoïste, à rendre fou un chauffeur de base...

La côte était raide et le sentier envahi par des hautes herbes. J’étais en nage. Le déjeuner me pesait sur l’estomac. Il faut dire que nous avions pris un petit en-cas, à la Source du Cheval Blanc, une petite auberge de bord de route, perdue au fond d’une petite vallée, tenue par un montagnard adepte de cuisine bio. Sa gargote ne payait pas de mine mais sa cuisine méritait une voie lactée au Michelin. « Aussi bon qu’à l’hôtel Euzkadi sur la place d’Espelette, où pourtant les tripoxas sont divins et l’axoa ineffable » avait, on ne peut plus objectivement, décrété André qui était également, soit dit en passant, le patron de ladite auberge d’Euzkadi...

Afin de conserver des forces pour le dîner, nous avions décidé de nous contenter d’un bouillon de faisan aux champignons sauvages et aux rhizomes locaux qui avait adouci le plat suivant, constitué de filets de poisson baignant dans une soupière d’huile pimentée qui fondaient dans la bouche en vous arrachant la moitié des lèvres. Avait suivi un « la rou » aux bambous, un plat de légumes sautés accompagnés de fines tranches de ces jambons fumés qui pendent aux vieilles poutres, en compagnie de guirlandes de saucisses et de chapelets de piments séchés.

Tout cela aurait pu être pardonnable si je n’avais pas cru de mon devoir de ne pas refuser, pour ne pas vexer mes hôtes, les huit autres plats qui avaient défilé ensuite : le canard fumé au camphre, le “huiguorou”, un plat de lard piquant bouilli puis revenu dans la poêle avec quelques feuilles de chou et quelques branches d’oignons montés, quelques raviolis fourrés aux herbes aromatiques de la montagne et quelques autres délicatesses toutes plus curieuses et délicieuses les unes que les autres... Plusieurs jours à cette diète drastique m’avaient déjà fortement rembourré les poignées d’amour sur les hanches et handicapaient gravement mon ascension...

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Mes efforts furent néanmoins finalement couronnés de succès et l’église du Père David m’apparut subitement, au détour du chemin, comme dans un bon film de terreur, mystérieuse, enveloppée d’un halo de brume de chaleur qui semblait sortir comme par magie du sol. Elle avait été construite sur un petit terre-plein, sur une crête, au milieu des arbres et rien ne préparait à la voir surgir... Elle pointait dans la brume un clocher surmonté d’une croix délavée. Une sorte de cloître qui avait dû abriter les appartements des prêtres et des salles pour les fidèles, l’étayait sur toute sa longueur. Une croix basque, vestige d’une des précédentes équipées des habitants d’Espelette, ornait le lourd portail de bois, fermé par un énorme cadenas.

Des écharpes et des volutes de vapeur masquaient en partie les rosaces de bois qui s’ouvraient vers l’extérieur. A cette vision d’épouvante s’ajoutait un silence qui me déplut fortement et qui me mit instinctivement sur mes gardes...
Seules quelques poules s’agitaient, occupées à picorer des petits grains de céréale tandis qu’un coq libidineux les pourchassait lubriquement.

Je m’approchais donc de l’église, à pas de loup, en prenant soin d’éviter de révéler ma présence... Heureusement je ne suis pas cardiaque ! Un petit vieux, un long fume-cigarette en bambou à la bouche, la tête enrubannée d’un turban bleu et noir tirant sur le crasseux, surgissant de nulle part, courbé sous un étrange fagot de paille de maïs qui devait bien faire deux fois sa taille, traversa le sentier pour rejoindre une ferme vraisemblablement située en contrebas, me faisant sursauter de surprise et me laissant le souffle court et le cœur battant. Je me remis assez vite de cette brusque apparition qui finalement eut sur moi un effet presque rassurant : dans un petit coin aussi perdu où tout se sait naturellement, le pas tranquille de ce paysan me disait que je n’avais sûrement pas à craindre un guet-apens ou une trop mauvaise surprise. Les villageois se seraient terrés dans leur masure en cas de danger majeur ou de troubles potentiels... Quittant ma démarche de sioux, je m’approchai d’un pas plus alerte mais néanmoins prudent et entrepris de faire le tour de l’église.

Seul le grand porche du cloître, habituellement fermé, était ouvert, laissant apparaître le jardin et les galeries de bois sculpté. Une curieuse pluie de lumière perçait justement la brume au beau milieu du jardin, rendant le spectacle presque féerique. Je décidai néanmoins de casser l’ambiance et m’écriai d’une voix forte :

- Y a quelqu’un ? Il n’y eut même pas un écho pour me répondre.

Je m’engageai dans une des salles du rez-de-chaussée et parcourut les différentes pièces en enfilade... Toujours pas l’ombre d’un chien...

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J’atteignis la sacristie et débouchai dans l’église par l’entrée des artistes. Elle était quasiment vide. Seuls, quatre fidèles occupaient le banc du premier rang, pieusement agenouillés, la tête blottie entre leurs avant-bras, les mains jointes en prière. Les deux plus âgés portaient un costume de ville classique, le troisième était vêtu de rouge de la tête aux pieds : un complet rouge écarlate de la même toile que son bonnet tyrolien. Je ne connaissais qu’un seul type capable de s’attifer d’un tel accoutrement... Le dernier, lui, arborait un short en toile et un tee-shirt qui ne me semblait que trop familier, en tout cas identique à celui que portait l’un des joyeux lurons que je croyais avoir abandonnés dans la vallée...

Les quatre infidèles relevèrent ensemble la tête, le rire aux lèvres, contents d’eux et ravis de la surprise qui devait se peindre sur mon visage : Huang, que j’avais laissé un peu plus d’une heure auparavant, regardait sa montre, avec un air faussement grognon, en me faisant comprendre que j’avais mis un temps fou pour arriver jusque là.

Le général Faudrey, mon ancien officier traitant et donc mon précédent employeur, se redressa pour me serrer la main et Weng, un des grands pontes de la Sécurité publique chinoise, le patron du BCN () local, sortit de sa travée pour venir me donner une chaleureuse tape dans le dos et une accolade digne de vieilles retrouvailles...

Grodaeg, quant à lui, époussetait son costume carmin en rigolant dans sa barbe. Nous avions jadis appartenu au même service action et lui aussi s’était retrouvé muté place Beauvau. Nous partagions maintenant les mêmes parties de 421 sur le comptoir du bistrot du coin, mais il nous arrivait encore de travailler en commun sur la Chine, au grand plaisir de notre copain Weng, qui nous y attendait de pied ferme.

En attendant, je restai là comme deux ronds de flanc, à essayer de comprendre le pourquoi du comment de la chose... Je ne sais pas, moi... Essayez d’imaginer votre femme sur le lit de votre maîtresse quand vous entrez nu dans la chambre, en criant “Ginette !” ...Et que votre femme s’appelle Simone...

- Dis donc ! Ç’eût été une alerte, on avait le temps de crever trois fois avant que tu n’arrives ! Me lança Huang, sur un ton bourru.

- T’aurais mieux fait de me dire que tu te rendais au même rendez-vous que moi ! Ça nous aurait évité de prendre deux voitures ! Comment vont faire les autres pour rentrer ?

- Je les ai laissés pendant qu’ils visitaient la vieille ville de Shangli à quelques kilomètres de là et je leur ai renvoyé ta jeep. Si tu es sage je te ramènerai avec moi, sinon tu rentreras à pied. Tu as l’air d’aimer les exercices physiques !

- Ça ne pourra pas lui faire de mal ! Avec le bide qu’il a maintenant, il ne rattraperait même pas un cul-de-jatte en fuite ! Renchérit Grodaeg, en me pinçant à la hanche... Venant d’un paquet de saindoux capable de planquer deux flingues sous un de ses bourrelets, la remarque ne manquait pas de sel !

- Mes enfants, ne nous battons pas toute de suite, proposa le brave général, sur un ton conciliant. Nous avons d’autres chats à fouetter. Je propose que nous nous déplacions dans le jardin du cloître, histoire de prendre l’air et de ne pas perturber plus longtemps ce lieu sacré.

La proposition fut adoptée sans coup férir. Notre petit groupe retraversa la sacristie et s’installa dans le jardin, à l’ombre d’un Ginkgo Bi loba dont les feuilles délicatement échancrées nous offrirent un parasol digne d’un bouddha...

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Grodaeg me boxait l’épaule, histoire de me taquiner et de me forcer à réagir tandis que Weng continuait de rigoler en repensant à la tête que j’avais faite en entrant dans la nef...

- Il fallait que l’on se voie, attaqua Faudrey. Weng est actuellement sur une affaire, à Chongqing. Nous avons donc trouvé plus commode d’organiser cette réunion ici, dans le Sichuan...

- Vous savez que Chirac vient en Chine en octobre ? Continua le général sur un ton affirmatif. Sa question n’appelant pas de réponse, il poursuivit : il rend la politesse au Secrétaire général du Parti qui est venu en France en janvier dernier.

Difficile de ne pas se souvenir de la visite de ce dernier ! Elle avait créé un bordel sans nom dans la capitale. La moitié de Paname avait été bouclée et une ribambelle de stations de métros fermées. Ça avait râlé sec dans les chaumières... Tout ça pour éviter que le cortège chinois ne tombe sur une banderole hérétique ou sur quelques Falungong exaltés...

- Nos relations avec la Chine sont au beau fixe, et l’Elysée souhaite que cette visite se passe dans les meilleures conditions possibles, poursuivit Faudrey...

- Et qu’est-ce qui nous fait craindre que ça ne devrait pas être le cas ? Questionna Grodaeg.

Le général eut un petit mouvement d’agacement, montrant qu’il ne souhaitait pas être interrompu à tout bout de champ et continua son exposé en répondant néanmoins à la question soulevée par Grodaeg :

- Un groupuscule inconnu qui se fait appeler les Intermutants de la Société du Pestakle a commencé à entarter quelques personnalités connues de la communauté française de Chine et menace de continuer ses forfaits. Son but annoncé serait de s’en prendre finalement au Chef de l’Etat durant son déplacement. L’Elysée se dit très inquiet ; Le Quai est sur les dents et toutes les polices de Chine et de Navarre sont sur le pied de guerre pour mettre hors d’état de nuire ces dangereux fauteurs de troubles. Je vois des sourires sur vos visages et je vous arrête tout de suite : la perspective de voir notre président la figure recouverte de chantilly n’amuse pas, mais pas du tout, l’Elysée... De plus, mais je vais y revenir par la suite, certains indices troublants nous font craindre que ces joyeux pseudo farceurs ne se contentent pas de pâtisseries, in fine...

Le premier à avoir été touché, c’est le Président de la Chambre de Commerce française de Chine... J’ai encore oublié son nom... Celui qui a la bouille éclairée de Bourvil dans la Grande Vadrouille... Le général jeta un rapide coup d’œil sur une des fiches qu’il avait sorties de sa serviette. Teuton ! Ah oui, c’est cela !

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Il intervenait dans un séminaire organisé par Ubifrance sur le thème des Transports en Chine, qui se tenait au Novotel, près de la rue piétonne de Wangfujin, dans le centre de Pékin. Il était à la tribune, en train de vanter les mérites de l’équipe de France des entreprises qui gagnent... Il paraît que c’est une lubie chez lui, tous ses discours parlent de l’équipe de France des entreprises qui gagnent, quand il a été frappé de plein fouet par la forêt noire qui l’a coupé dans sa harangue... Personne n’a songé à arrêter l’agresseur, vu que tout le monde était plié en deux, d’autant que Teuton est paraît-il resté paralysé pendant quelques secondes, avec des cerises qui lui roulaient sur les joues, avant de commencer à s’essuyer les yeux en pestant avec sa voix de fausset, en appelant quasiment sa mère à la rescousse...

D’après un des employés de l’hôtel qui l’a vu de près lorsque qu’il y est entré, l’entarteur était un occidental et semblait porter une perruque, en tout cas, il avait une longue chevelure blonde qui ne lui a pas paru très catholique. De plus, l’employé est formel, il avait des sourcils épais et noirs pas vraiment assortis à ses cheveux... En tout cas, l’agresseur connaissait bien l’endroit. Il est sorti, comme si de rien n’était, par la grande porte de l’établissement et s’est rué dans une Audi noire qui l’attendait sur le parking. Pour plus de sûreté, la porte d’accès à la salle de conférence a été bloquée par un de ses complices qui l’a condamnée aussitôt derrière lui, en bloquant les poignées avec un antivol à vélo, afin d’empêcher les gens qui auraient pu avoir des velléités d’intervenir de se lancer à sa poursuite. On ne sait donc pas grand-chose des entarteurs, sinon qu’ils étaient au moins trois, si l’on compte le chauffeur, et que leur coup était bien préparé et bien monté.

Je vous donnerai plus tard de plus amples détails et je répondrai ensuite à vos questions, continua Faudrey pour couper court à de nouvelles interruptions...

Le deuxième à avoir été visé, c’est Hamoile, le Ministre délégué du Commerce extérieur. C’était déjà plus sérieux et cela touchait directement aux affaires d’État. Il était de passage à Pékin le mois dernier. Lui s’est fait agresser alors qu’il quittait le China Club, à la fin d’un banquet, mais heureusement, l’attentat à la crème a pu être évité de justesse. Il avait pris place, avec Jacques Hobedeux, notre ambassadeur, dans une voiture officielle prêtée par nos amis chinois. Deux types en moto l’attendaient et ont profité de ce qu’il agitait la main à la portière pour saluer ses hôtes, pour s’approcher et tenter de lui jeter une pâtisserie au visage. Hélas pour eux, le chauffeur les a repérés. Il a tiré le ministre à l’intérieur de la voiture en enclenchant la protection automatique. La voiture était équipée de lourdes plaques en acier qui tombent automatiquement le long des vitres pare-balles en cas d’attaque, et qui viennent les renforcer tout en rendant invisible l’intérieur du véhicule. On a failli avoir un ministre manchot mais il s’en est sorti indemne...

Par contre, comme on ne s’attaque pas impunément à une délégation officielle, surtout lorsqu’elle est sur ces gardes -Weng esquissa un petit sourire- un des membres du service de sécurité, croyant à un attentat, a dégainé et fait feu à deux reprises. Une des balles, au moins, a touché le passager de la moto, à l’épaule semble-t-il -on a trouvé des traces de sang, sur le sol- mais il a réussi à s’accrocher à son compagnon et ils ont pu prendre la fuite... On ne sait rien d’eux. Ils portaient un casque et une combinaison de moto. C’est d’ailleurs bien ça qui a intrigué le chauffeur de la limousine, parce qu’avec cette chaleur, ils devaient crever de chaud, nous a-t-il dit... un avis de recherche est lancé et tous les hôpitaux de la capitale sont en alerte. Mais avec le peu d’indices disponibles - on ne connaît même pas leur nationalité - et compte tenu du fait que personne ne s’est pour l’instant présenté aux urgences avec ce type de blessure, là encore, c’est le mystère le plus complet...

Le dernier à s’en être pris une, c’est Isaac Dupalet d’Estée, un ancien ambassadeur en préretraite qui traîne encore dans le culturel, au Quai d’Orsay. Il s’est fait copieusement entarté et en est quitte pour une peur bleue et une bonne facture de teinturier... Il n’est pas facile à interroger : il nous prend de haut et coupe court à toutes nos questions en répétant qu’il n’a rien vu venir... Je pense aussi qu’il ne souhaite pas trop que cette affaire s’ébruite. Il est vrai que ce n’est pas très glorieux de se faire entarter, mais je crois surtout qu’il veut rester discret... Il sortait ce soir-là avec une petite de 18 ans qui en paraissait bien 17...

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- Fleur d’épine, Fleur de rose, c’est un nom qui coûte cher, ohé... fredonna Grodaeg avant de laisser le général reprendre le cours de son exposé :

L’incident a eu lieu à une heure plus qu’avancée de la nuit, dans une des gargotes situées près de la Tour de la Cloche et qui restent ouvertes pour les noctambules pékinois... Uniquement pour l’interviewer ! s’est contenté de répéter Isaac Dupalet d’Estée, durant tout son interrogatoire, histoire que personne ne se méprenne sur la situation...

- Il a raison, il y a tellement de gens qui ont l’esprit mal tourné... murmura Grodaeg.

- Surtout que d’après ce que j’en sais, il aurait, selon certaines rumeurs, l’interview très intime... rajouta Weng, en nous lançant un clin d’œil appuyé...

- Le seul pauvre témoignage que l’on ait, poursuivit Faudrey, est celui d’un des garçons du restaurant qui se souvient avoir vu entrer un étranger très blond et aux sourcils très noir. Le serveur s’est approché pour lui offrir une table, mais l’autre s’est directement dirigé vers Isaac Dupalet d’Estée qui lui tournait le dos, comme s’il voulait se joindre à leur table. Ensuite tout s’est passé très vite ; au même moment, toutes les lumières du quartier ont sauté. Le type a gentiment entarté notre homme, dans le noir et en a profité pour lui piquer son portable et pour faire une bise à la jeune personne qui l’accompagnait...

Cette dernière, craignant pour sa vie, s’est aussitôt mise à pousser des cris d’orfraie, croyant à une agression sexuelle. Ce faisant, elle a semé la panique dans le resto, déjà plongé dans l’obscurité, et comme le type a couvert sa fuite en lâchant un chapelet de pétards... lui ou un de ses complices, on ne peut pas savoir puisque tout se passait dans les ténèbres. Tout a fini dans un désordre sans nom, avec des cris, des bousculades, des gens à plat ventre sous les tables et sur le trottoir et même un blessé grave qui a pris l’autobus, mais de plein fouet, en voulant traverser la rue n’importe comment...

Là encore donc, nous n’avons aucune piste sérieuse. Le serveur se rappelle à peine de la taille du type et ne se souvient que de sa chevelure blonde...Comme il y a de fortes chances qu’il s’agisse, là encore, d’une perruque comme pour la première agression, cela ne va pas beaucoup nous aider à identifier le joyeux plaisantin qui a tout de même maintenant un blessé grave de plus sur la conscience...

Faudrey ignora une nouvelle tentative d’intervention de Grodaeg et continua son exposé :

- Les trois agressions ont été annoncées puis revendiquées par ce mystérieux groupe des Intermutants de la Société du Pestakle.

Le général s’arrêta un court instant pour sortir quelques photocopies de sa sacoche et les faire passer. Les textes avaient été dactylographiés sur une machine qui manifestement manquait d’encre, certains passages étaient à peine lisibles. Sur le premier feuillet on pouvait lire : « Nous nous battrons avec nos seuls armes en nous attaquant demain au Grand Capital puis a tout ces valets et pour finir au président chirac »

 Comme vous pouvez vous en rendre compte, c’est du jargon pseudo révolutionnaire et c’est bourré de fautes d’orthographe... A l’ambassade, à la réception de ce premier message, personne n’a vraiment compris et tout le monde a d’abord cru à une plaisanterie... Dans un premier temps, rien ou presque, n’a donc été fait.

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Après le premier entartage, le message est devenu un peu plus clair mais le fait d’avoir choisi Teuton comme cible initiale a encore renforcé le côté plaisanterie de potaches... Toute cette histoire restait en famille et Teuton, il faut bien le dire, a une tête à se faire entarter... Tout le monde était donc d’accord pour rechercher les coupables dans le petit cercle de la communauté locale des expatriés de Pékin, et quelques noms de perturbateurs probables ont même commencé à circuler, principalement parmi les membres d’un certain Clan du Ritan... un groupe de dé-pression et de mal-penseurs, comme ils aiment à se définir, qui trouvent que Teuton a les chevilles qui gonflent tellement qu’elles risquent à tout instant d’éclater... Les gens sur place, ont donc tout d’abord pensé que c’était un coup de ces amuseurs pudiques.

- Des chevilles qui explosent, ça peut salir les murs et ça doit faire très mal... appuya Grodaeg sur un ton sentencieux...

« Nous avons frape comme prevu le Grand Capital mais Notre détermination et grande Nous saliron aussi votre ministre »

- A la réception de ce second message, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait des mêmes rigolos qui finissaient simplement leur blague en signant leur forfait. Personne n’a vraiment cru qu’ils allaient oser s’attaquer à une délégation ministérielle.

L’ambassade a néanmoins averti Paris et les Autorités chinoises par mesure de précaution, mais la menace ne semblait pas vraiment sérieuse, les mesures prises ont donc été légères. La deuxième attaque, sur Hamoile, a donc été une surprise et surtout, une prise de conscience que l’affaire pouvait finalement s’avérer plus sérieuse qu’elle n’en avait l’air... “Ils”, quels qu’ils soient, avaient osé s’attaquer à un ministre !

« Notre cause soutien notre bras sans tremble Nous fraperon l’ambassadeur du Rayonnement culturel »

A la réception de ce troisième message et devant l’obstination des auteurs, tout le monde avait fini par croire un peu plus à la détermination de nos entarteurs... Mais hélas, ils ont frappé le soir même leur victime, avant que les gens de l’ambassade aient compris que c’était Isaac Dupalet d’Estée qui était visé et n’aient pu l’avertir d’un éventuel danger...

Maintenant, voici le dernier message que nous avons reçu il y a quatre jours, ajouta Faudrey en nous tendant une nouvelle feuille de format A4 ordinaire. Comme le précédent, il authentifie leur dernier forfait et annonce le prochain :

« Votre ambassadeur des rayons a payer nous fraperon encor et cette foi ci a Tianjin les pantins capitaliste et l’ancien president avant de nous attaquer quand le moment sera venu a l actuel »

- L’impression est de meilleure qualité, ce message a pu être imprimé sur une machine différente des trois autres...

- Ou alors, on a changé la cartouche d’encre, glissa Huang avec malice...

Le général feignit de ne pas l’avoir entendu et poursuivit. Ce dernier message n’a pas été posté de Pékin, comme les trois précédents, mais remis à l’attention de Blaireau, le représentant du Comité France Chine, ici, à Chengdu. De plus, des copies en ont été faites et envoyées, toujours postées de Chengdu, à divers représentants de la presse française de Pékin qui ne demandent qu’à s’emparer de cette affaire... Ils ont été sympas et ont promis de tenir leur langue pour quelque temps mais nous ne pourrons pas les museler indéfiniment...
Nous n’avons qu’un très vague signalement de la personne qui est venue déposer ce message au comptoir d’accueil du Garden City Hôtel dans lequel Blaireau a son bureau.

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Voilà donc les raisons pour lesquelles nous sommes réunis aujourd’hui. Le Comité France Chine doit organiser son colloque annuel à Tianjin dans deux semaines. VGE accompagné d’une bonne vingtaine d’industriels de très haut niveau va y participer. On ne va pas pouvoir mettre une escorte rapprochée derrière chacun d’eux... Il va donc nous falloir être intelligents... Le visage du général se marqua de deux fossettes sceptiques... Doutait-il de nos capacités ? Il profita de cette petite pause pour boire une large rasade au goulot d’une bouteille d’eau minérale qu’il offrit ensuite à la cantonade.

- Ce n’est pas très folichon comme texte, en profita pour commenter Grodaeg, pour des entarteurs qui se veulent rigolos, leur prose est plutôt lourdingue et en plus c’est bourré de fautes d’orthographe... Je ne sais pas s’ils le font exprès ou s’ils cherchent à nous donner le change... Par contre, ils ont l’air plus sérieux dans le montage de leurs opérations et dans le choix de leurs victimes... Ils démontrent qu’ils ont une bonne connaissance de la communauté française, à la fois sur le plan local et en métropole... Cela tendrait plutôt, dans un certain sens, à privilégier la piste d’expatriés locaux ou, en tout cas, de personnes connaissant bien la France et les événements touchant à la communauté locale... Isaac Trouduque-machin-chose ne doit pas être très connu sur la place publique de Pékin... et savoir que Teuton va faire une conférence au Novotel demande un minimum d’intelligence avec la communauté française... On ne trouve pas ce genre d’information dans le China Daily...

- Et toi, ton avis ? demanda Faudrey en se tournant vers moi.

- Je trouve aussi que le texte des messages est décalé par rapport aux actions. Pour des entarteurs, j’aurais vu, moi aussi, des messages humoristiques plutôt que ce charabia insipide. Pour les fautes, je suis de l’avis de Grodaeg également, il vaut mieux ne pas trop s’arrêter sur elles pour le moment, elles ne sont peut-être qu’un simple moyen d’égarer nos soupçons. Il faudrait que je me penche mieux sur les détails que nous avons à notre disposition, mais ce qui me surprend le plus, c’est le décalage entre le côté plaisanterie et les conséquences déjà connues : on en est déjà à au moins deux blessés graves et peut-être plus si l’agresseur en moto n’a pas survécu à sa blessure... Et ces gens continuent à vouloir entarter leurs victimes comme s’il s’agissait toujours d’une bonne blague... Des expats locaux auraient jeté le gant depuis longtemps et de simples plaisantins auraient cessé de rire, avec sur les bras un des leurs blessé par balle...

- Quel est le rapport entre l’ambassadeur des rayons et Isaac Trouduque ? Questionna Huang.

- Il s’agit de Monsieur Isaac Dupalet d’Estée et non pas de trouduque-machin-chose... Comme personne ne savait qu’en faire au Quai d’Orsay, il a été nommé Ambassadeur du Rayonnement Culturel... C’est un poste qui ne sert à rien mais qui l’inoccupe à plein temps. Si Chirac maintient son voyage, il devrait ouvrir une grande exposition sur la peinture impressionniste... Trouduque... Oh pardon ! Vous voyez, vous arrivez à me faire dire des bêtises ! Dupalet d’Estée a réussi à se faire nommer parrain de cet événement...

- Ce n’est pas lui l’organisateur ?

- Bien sûr que non ! Les mauvaises langues disent qu’il dépense l’argent plus vite qu’il n’arrive. Avec lui aux commandes, les peintures seraient vendues avant même d’arriver en Chine...

- Pourquoi « Si Chirac maintient son voyage » ? Demanda Grodaeg, toujours attentif aux petits détails. Ce n’est pas encore sûr qu’il vienne ?

- Cela dépendra largement de notre action... Si un danger existe, le voyage pourrait être reporté ou modifié. C’est justement pour empêcher cela que nous sommes ici aujourd’hui.

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- Et pourquoi nous ? demanda Huang. J’ai comme l’impression que l’on ressemble un peu à Clint Eastwood et son équipe de bras cassés, aux commandes de leur navette dans « Les cow-boys de l’espace ». On n’est plus tout jeunes et plus vraiment dans l’active ; Ce ne sont pourtant pas les vrais cow-boys qui manquent chez nous ! Entre le GIGN, les nuées de cellules anti-terroristes, les commandos de marine, les contractuelles et les vigiles du métro... J’en passe et des meilleurs !

- Je te rassure... Tous les services sont sur le pied de guerre et on peut s’attendre à pas mal de tiraillement entre tous les pingouins qui vont débarquer sur cette affaire et qui vont vouloir se mêlerdesmêmesaffaires et suivre les mêmes pistes que nous... Mais la direction générale des opérations nous est échue, premièrement parce qu’INTERPOL a l’habitude de communiquer avec la Chine et que Delamarne est donc un bon relais pour coordonner les actions et deuxièmement... Je me demande d’abord pourquoi j’essaie de vous trouver de bonnes raisons ! Demandez plutôt à votre copain Weng qui se marre dans son coin... Demandez-lui pourquoi il a révoqué tous les types qu’on lui a proposés en s’obstinant à demander votre aide et celle de personne d’autre ! Mais Weng, tu n’as rien dit jusque à présent...

Weng esquissa un grand sourire et se racla la gorge.

- Je n’étais jamais venu dans ce coin du Sichuan. Franchement vos missionnaires savaient vivre et choisissaient de bien jolis endroits. Cette église est très belle.

Weng était du genre à toujours aller droit au but quand on lui posait une question, enfin presque...

- Et puis, continua-t-il, on peut y parler à loisir sans craindre les oreilles indiscrètes. Il ponctua sa phrase avec un petit rire nerveux et une petite moue ambiguë... Il faut dire que pour ce qui était des écoutes indiscrètes, Weng en connaissait un rayon...

Nos autorités souhaitent aussi que le prochain voyage de votre président se passe dans les meilleures conditions possibles. Tout acte malencontreux à l’égard de Monsieur Chirac ne manquerait pas de souiller également l’image de notre pays et puis, les vieilles querelles sont maintenant complètement oubliées. Votre nouveau gouvernement a compris ses erreurs et s’est efforcé de les réparer et nous ne voulons donc pas que des incidents regrettables et fâcheux viennent compromettre les très bonnes relations que votre actuel gouvernement a su courageusement restaurer...

Courageusement... Nos amis chinois savaient être légers dans la flagornerie... Il faut dire que, récemment, les Autorités françaises n’avaient pas fait dans la finesse pour faire plaisir à leurs “amis” chinois... Ces derniers temps, la France s’alignait, chaque fois que la Chine le lui demandait et même quand elle ne lui demandait pas, sur les positions chinoises, en acceptant, par exemple, de considérer les dissidents du Xinjiang comme de dangereux terroristes ou en adoptant les yeux fermés la doctrine d’une seule Chine, en condamnant Taïwan pour avoir osé évoquer l’idée d’un référendum, en s’asseyant cyniquement sur le droit des peuples à s’autodéterminer ou à s’exprimer démocratiquement sur une question qui les intéressait au premier chef...

La France avait également accepté de participer à des manœuvres conjointes avec la marine chinoise devant les côtes taiwanaises, juste avant leurs dernières élections, histoire vraisemblablement de bien montrer notre neutralité dans le différend qui oppose la Chine à son ancienne province... Nous avions également complimenté la Chine, en dépit de toutes les apparences, pour ses efforts en matière de défense des droits de l’homme et nous étions intervenus à Bruxelles pour essayer de lever l’embargo qui frappe les ventes d’armes vers la Chine... Si l’on rajoute à cela un mutisme complet sur la question du Tibet et sur les persécutions religieuses ou celles des quelques dissidents encore survivants, vous comprendrez qu’il est difficile d’être plus « ami »...

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Bien sûr, il y avait bien des mauvaises langues et des mauvais esprits pour trouver que la France était prête, pour des lambeaux d’hypothétiques contrats, à s’asseoir sur toutes ses convictions et à renier tous ses principes... Mais pour le moment leurs cris indignés ne pesaient pas lourd sur la balance des intérêts en jeu... D’autres, plus cyniques, s’offusquaient moins des procédés que de l’enjeu, pensant que la France était en train de payer bien cher son entrée dans sur un marché de dupes qui payait en monnaie de singe... Mais là encore, il s’agissait de mauvais coucheurs qui n’avaient rien compris aux lois du commerce et de l’économie...

- A partir du moment où nos équipes spécialisées sont averties et sur le qui-vive, les risques me paraissent nettement moins forts. Je ne souhaitais pas voir débarquer des escouades de policiers ne connaissant rien à la Chine et s’en allant tête baissée dans tous les moulins qu’ils auraient rencontrés. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à pouvoir collaborer avec vous sur cette affaire, plutôt qu’avec une bande d’inconnus. Pour nous aussi, cette affaire présente des aspects insolites et inquiétants. Par exemple, lors du premier encrèmage ou entartage comme vous dites, celui de Monsieur Teuton, un gardien du parking de l’hôtel a noté le numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture dans laquelle se sont enfuis les agresseurs. Il faut dire qu’ils ont éraflé une BMW 745 gris métallisé, en partant sur les chapeaux de roue. Leur rétroviseur gauche a été arraché et ils ont dû récolter une belle éraflure sur l’aile et la portière.

Le gardien n’a pas pu les arrêter mais a fait un constat. Or, cette plaque s’est avérée volée, ce qui n’est pas vraiment très étonnant... mais ce qui l’est plus, c’est que cette plaque appartient à une de nos voitures de la police militaire. Voler une plaque de voiture de la police militaire, cela permet bien entendu de pouvoir circuler sans trop de risque de se faire contrôler par la police du trafic, mais c’est très imprudent et, chez nous, c’est un crime plus grave que de lancer un gâteau à la figure de quelqu’un... C’est comme s’attaquer à une mission officielle, cela ne relève plus de la plaisanterie...

Quant au troisième attentat, et là je parle bien d’attentat, les assaillants ont purement fait sauter le poste blindé du transformateur électrique local et non pas avec de la dynamite que l’on trouve assez couramment en vente en Chine, mais avec un explosif militaire, du symtex... Nos experts sont formels. Trouver des tartes à la crème, c’est facile, mais se procurer du symtex... ce n’est pas, là non plus, à la portée du premier venu... et faire sauter toute une sous-station électrique parce qu’on veut couper la lumière dans un restaurant pour pouvoir mettre une tarte à quelqu’un, cela sort très nettement du cadre du canular entre copains...

J’ai fait passer au SCTIP (), un échantillon des traces d’explosif pour qu’ils les transmettent à l’IWETS () afin de rechercher une éventuelle connexion avec d’autres attentats de ce type. De ton côté, tu pourras toujours envoyer un X400 au PST(), si cela t’amuse, me lança Weng en aparté...
Le nouveau système informatique avait supprimé les messages X400 mais les vieux policiers continuaient à se servir de cette vieille terminologie.

- Il y a bien encore quelques autres petits détails qui nous laissent très mal à l’aise, continua Weng, mais ceux dont je viens de vous parler sont les plus importants et suffisent à nous mobiliser. Notre sentiment est que, derrière un faux décor de plaisanterie, se prépare une opération d’envergure, peut-être de nature terroriste, qui pourrait viser votre président. Tous nos services sont en alerte et vous n’aurez pas à craindre de nouveaux entartages, mais nous avons besoin de votre aide et de votre collaboration pour mieux comprendre ce qui se passe du côté de vos concitoyens. Nos amis français sont parfois si déroutants...

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« PEKIN, CE N’EST PAS DE LA TARTE » est un roman de pure imagination, dont le seul but est de vous distraire et, si possible, de vous faire sourire. Les personnages sont fictifs et les faits relatés n’ont jamais eu la moindre réalité.

(À suivre, la semaine prochaine)

 

 

La comédienne et réalisatrice Jia Ling, « star » des réseaux sociaux

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