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Relations Chine-Japon. Les non-dits de l’irrationnel

A Tokyo comme à Pékin on affiche l’espoir que la visite de WEN Jiabao au Japon à la mi-avril - la première d’un Premier Ministre chinois depuis sept ans - contribuera à replacer la relation sino-japonaise sur une trajectoire positive. Mais rien n’est moins sûr.

Plus de 60 ans après la fin de la guerre, alors qu’en Europe la page des rancoeurs entre les anciens ennemis semble être définitivement tournée, en Asie du Nord-Est les méfiances et les crispations demeurent, en dépit de l’explosion des affaires et des relations commerciales, économiques et industrielles, souvent complémentaires et bien plus équilibrées qu’ailleurs.

Querelles, méfiances et haines.

En Chine, les accès de fureur contre les ressortissants japonais sur fond de propagande anti-japonaise, diffusée à jets continus par la télévision d’état, ont culminé en 2004 et 2005. Au Japon les autorités accusent Pékin d’attiser les rancoeurs, tandis que les sentiments anti-chinois des conservateurs n’ont jamais vraiment faibli.

Des dures querelles de souveraineté sur fond de quête d’énergie concurrente en mer du Japon, aux rancoeurs héritées des conflits et massacres de la guerre, attisées par les visites des autorités japonaises au temple Yasukuni [1], la liste est longue des contentieux qui pèsent sur la relation. Cette dernière est aujourd’hui encore empoisonnée par la publication de quelques manuels d’histoire qui édulcorent la période noire de l’impérialisme Japonais en Asie, et par les initiatives récurrentes visant à modifier la Constitution pacifique de l’Archipel, ou encore par les ambiguïtés de la relation entre Taipei et Tokyo. Enfin, pour faire bonne mesure, la Chine bloque définitivement et sans esprit de recul l’attribution au Japon d’un siège de membre permanent au Conseil de Sécurité.

Ébranlements géopolitiques...

La géopolitique éclaire en partie cette situation. Le bouleversement stratégique induit par l’émergence de la Chine remet en question les équilibres anciens, où la Chine était diplomatiquement inerte et où Washington assurait, avec ses deux assesseurs japonais et sud-coréen, le rôle d’arbitre et de garant de la sécurité régionale.

Mais il y a plus : dans un contexte dominé par des raidissements nationalistes, où le partage du « leadership » asiatique entre Tokyo et Pékin paraît une hypothèse encore utopique, ces ébranlements sont perçus à Tokyo comme les prémisses de l’abaissement du Japon. Tandis que l’imaginaire chinois, qui se place toujours en position centrale, ne se résigne pas à abandonner son rôle de puissance tutélaire.

Naturellement le Japon redouble d’efforts pour rehausser son statut international et se libérer peu à peu du carcan dans lequel l’avait enfermé sa défaite. D’où ses initiatives pour donner un rôle plus vaste aux forces d’auto-défense et pour entrer dans le cercle des membres permanents du Conseil de Sécurité. Cette évolution, somme toute naturelle et peut-être irréversible, induit en Chine des réactions à ce point violentes que la simple logique stratégique peine à les expliquer.

L’exigence chinoise de repentance.

Aujourd’hui Pékin semble en effet vouloir suggérer que le Japon est révisionniste et que ses crimes de guerre, pour lesquels Tokyo a pourtant plusieurs fois présenté des excuses officielles [2], disqualifient à jamais l’Archipel de jouer un rôle politique accru sur la scène mondiale.

Ce blocage chinois n’est probablement pas sans effet sur la psychologie des conservateurs japonais et leur tendance aux provocations nationalistes.

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Le nationalisme, lourd héritage de l’histoire

Il n’y a évidemment rien de rationnel dans ces postures crispées et affrontées qui, plus de 60 ans après la guerre, ignorent l’excellence des relations économiques [3] et les avantages stratégiques d’un rapprochement sino-japonais qui prendrait les influences américaines à contrepied.

Les raisons pour lesquelles ni Tokyo ni Pékin ne sont aujourd’hui disposés à sauter ce pas sont à rechercher, non seulement dans les arcanes de la politique intérieure des deux pays et dans les blessures encore ouvertes des dérapages japonais de la guerre, mais également dans les émotions complexes et irrationnelles nées de l’histoire commune.

Une histoire bilatérale heurtée.

Vue de Chine celle-ci est marquée par le balancement récurrent entre, d’une part les périodes de transferts culturels de la Chine vers le Japon, parfois teintés de mépris, qui donnent naissance à un fond de civilisation commun, marqué par le confucianisme et la conscience d’une appartenance commune à la race jaune, mais où les empereurs chinois considéraient le Japon tributaire comme une « pays de nains », et d’autre part des épisodes violents où le nationalisme et l’expansionnisme japonais s’exprimèrent très tôt dans l’histoire.

...marquée par les ambitions impériales nippones.

Cette ambition démesurée de conquête militaire du monde fut le fond de tableau de l’Asie du Nord-Est pendant toute la deuxième moitié du XVIe Siècle, jusqu’aux échecs japonais contre la Corée, aidée par la Chine en 1592 et 1597.

Toujours vue de Pékin, la suite de l’histoire balance encore entre une perception chinoise positive du Japon capable d’aider l’empire Qing déclinant et malade à secouer sa gangue d’arriération et à protéger la Chine contre les ambitions de la Russie en Mandchourie, et l’idée, très inquiétante, que l’Archipel s’émancipait en trahissant la sphère culturelle asiatique pour s’adosser à l’Occident, non seulement pour sa modernisation, mais également pour satisfaire ses ambitions de conquêtes.

Ces dernières ont gravé dans la mémoire collective les actuels contentieux territoriaux et les craintes chinoises, d’autant que la droite japonaise, héritière des conservateurs nationalistes, n’a jamais vraiment accepté que la défaite du Japon en 1945 soit également revendiquée par la Chine.

...et l’amertume des blessures chinoises.

Ces blessures sont encore ouvertes. On y retrouve pêle-mêle la collusion japonaise avec les Occidentaux pendant la signature des traités inégaux et la guerre des Boxers, la victoire militaire contre les Qing en 1895, soldée par l’annexion de Taiwan et des Diaoyutai, puis l’occupation de la Mandchourie et plus tard la création de l’état fantoche du Mandchoukuo.

L’invasion de la Chine, puis les atrocités commises par le Japon pendant la seconde guerre mondiale, presque toujours à la une de l’actualité en Chine, ne font qu’ajouter à ces ressentiments. Enfin l’alliance actuelle de Tokyo avec les États-Unis, qui prétendent intervenir dans le règlement de la question de Taiwan, extorquée par le Japon à la Chine en 1895, renvoie au rapprochement jugé contre nature du Japon et de l’Occident.

D’une certaine manière le regard que les Chinois portent sur le Japon d’aujourd’hui est encore marqué par cette double perception : le Japon pacifique et civilisé, partenaire commercial exemplaire, économiquement puissant, maîtrisant les technologies avancées, mais sans ambition de « leadership », pourrait être un allié et un guide efficace pour le développement de la Chine et un contrepoids décisif à l’influence américaine.

En même temps, Pékin dénonce avec la dernière vigueur les efforts de Tokyo pour augmenter son poids stratégique dans la région, comme s’il s’agissait d’une réminiscence des dangereuses pulsions nationalistes et impérialistes. En 1997 déjà, la Chine s’était insurgée que la révision des « US-Japan security guides-lines », principes directeurs de la sécurité du Japon, incluait la zone de Taiwan.

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La crainte du militarisme japonais...

En réalité la Chine voit dans l’émancipation du Japon une remise en question de son magistère en Asie. Aujourd’hui elle dénonce, en les assimilant à une résurgence militariste, les menées des conservateurs qui soutiennent Shinzo Abe, le nouveau Premier Ministre, dont le grand-père maternel était Nobosuke Kishi, ministre de l’industrie et du commerce de l’Amiral Tojo.

Ce dernier, d’abord emprisonné par les forces d’occupation après la guerre, devint Premier Ministre en 1957. Héritiers de la mouvance politique, dont l’influence rémanente fut illustrée par la « résurrection politique » du grand père de Shinzo Abe, les conservateurs d’aujourd’hui continuent à proposer la réforme de l’article 9 de la constitution et l’élargissement du rôle des forces d’auto-défense, désormais chapeautées par un véritable ministère de la défense.

Après les essais de missiles au-dessus de la mer du Japon et le test nucléaire nord-coréens en 2006, le même courant de pensée a lancé un débat sur l’acquisition par le Japon de l’arme nucléaire et l’adoption d’une stratégie de frappes préventives contre Pyongyang.

Enfin, encore plus inquiétant pour les observateurs chinois, l’entourage de Shinzo Abe, qui s’était lui-même rendu au temple Yasukuni, peu de temps avant son accession au poste de PM, entreprend depuis 2004 à l’initiative de l’actuel ministre des Affaires étrangères Taro Aso [4], une action de « lobbying » pour convaincre l’Empereur de reprendre ses visites au mémorial [5].

On comprend que, dans ce contexte psychologiquement très compliqué, où les sentiments et l’irrationnel prennent le pas sur les intérêts concrets des deux pays et où les provocations nationalistes japonaises répondent au raidissement chinois arc-bouté, le PM Wen Jia Bao prépare son voyage avec beaucoup d’appréhension, tant la relation avec le Japon est chargée de symboles lourds de sens pour l’identité de la Chine, pour sa fierté historique, comme pour sa place en Asie.

...et la persistance des émotions négatives.

Ainsi plombée, la cohabitation des deux pays ne pourrait s’améliorer que si Tokyo et Pékin parvenaient à s’extraire du cercle vicieux des non-dits et des sentiments négatifs qui vont de la méfiance à la haine en passant par la crainte et le mépris. Il y faudrait beaucoup de patience, un peu moins d’arrogance, moins d’arrières pensées et d’ambitions nationalistes. Il y faudrait surtout beaucoup plus de générosité. C’est ce qui manque le plus, lorsque les hommes s’arc-boutent à leurs peurs et à leurs frustrations, que, parfois, ils appellent « nationalisme ».

Note(s) :

[1Fondé en 1869 pour honorer les dépouilles de 2,5 millions de soldats et civils japonais morts pour la patrie entre 1853 et 1945. En 1945 les Etats-Unis ont imposé au sanctuaire un statut de fondation privée, ce qu’il est toujours.

Depuis 1978, il abrite aussi les restes de 1068 militaires, dont la mouvance conservatrice japonaise ne reconnaît pas la condamnation comme criminels de guerre par le tribunal des vainqueurs en 1945. Parmi eux figurent la dépouille de l’Amiral Tojo, exécuté par pendaison en décembre 1948 et celles de 13 autres crimimels de guerre de « classe A ».

Trois Premiers Ministres en exercice ont visité le sanctuaire : Nakasone (1983), Hashimoto (1996) et Koizumi, à 6 reprises, entre 2001 et 2006.

[2En 1992, l’Empereur Akihito, en visite en Chine, avait exprimé au peuple chinois le plus haut niveau d’excuses possible que les Chinois pouvaient espérer : « Il y a une période dans le passé où mon peuple a infligé des souffrances indicibles au peuple chinois. Cela demeure la source d’un profond chagrin personnel ».

[3En 2006, le stock d’investissements japonais en Chine atteignait 18 milliards de dollars et le Japon devenait le 1er fournisseur de la Chine.

Le commerce bilatéral passait la barre des 200 milliards de dollars (soit les 2/3 des échanges de la Chine avec l’UE, mais sans déficit, alors que celui de l’UE dépasse 120 milliards d’euros).

[4Au printemps 2006, Taro Aso avait déjà soulevé la fureur des Chinois en suggérant que Taiwan était « un état de droit, dont le niveau d’éducation était élevé grâce à la colonisation japonaise ».

En 1997, la même mouvance avait fait intégrer l’Ile dans la zone d’intérêt stratégique nippo-américaine de défense de l’Archipel.

[5La dernière visite impériale au sanctuaire date de 1975, par l’Empereur Hirohito, père de l’actuel souverain qui ne s’y est jamais rendu lui-même. La probabilité pour qu’il reprenne ses visites est faible, en dépit des efforts des conservateurs.

 

 

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