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La Chine et les Khmers rouges ou les fantômes de l’histoire

Le 17 février s’est ouvert à Phnom Penh le procès de Duch, l’ancien directeur de S21, la prison politique du régime Khmer Rouge. L’accusé qui reconnaît ses crimes, est responsable de plus de 14 000 meurtres de Cambodgiens, parmi lesquels femmes et enfants, torturés et martyrisés avant d’être liquidés. Pour commenter l’événement, qui la concerne pourtant au premier chef, la Chine a adopté un ton neutre visant à banaliser ses relations avec le régime Khmer Rouge, affirmant notamment par la voix du porte parole du Waijiaobu : qu’elle avait « depuis longtemps des relations normales et amicales avec les gouvernements cambodgiens, y compris celui du Kampuchéa démocratique », nom officiel du régime des tortionnaires khmers rouges au pouvoir entre 1975 et 1979.

En réalité l’ombre de la Chine pèse toujours sur cette période noire et sinistre de l’histoire du Cambodge. Pékin fut en effet depuis le milieu des années 60 - avec le Viêt-Nam, qui, en 1978, bouscula le régime pour le remplacer par un gouvernement à sa dévotion - le principal appui logistique de la montée en puissance des Polpotistes. Cette aide a continué pendant les onze années de l’occupation du pays par le Viêt-Nam. Il est vrai que durant cette période la Chine était en bonne compagnie, puisque la plupart des pays occidentaux, ulcérés par l’invasion du Cambodge par Hanoi, prêtèrent main forte au front uni des trois partis cambodgiens (Khmers Rouges, Royalistes et Républicains) qui, avec la bénédiction de Sihanouk, le roi déchu et manipulé par les extrémistes Khmers Rouges, guerroyaient dans le maquis cambodgien contre l’armée d’occupation. Lao Mong Hay, un juriste cambodgien replié à Hong Kong et chercheur à la Commission asiatique des droits de l’homme, insiste aujourd’hui sur les responsabilités de Pékin : « La Chine doit des excuses au peuple cambodgien » dit-il, « elle a aidé les KR avant qu’ils n’arrivent au pouvoir, et continua de soutenir le régime de Polpot longtemps après que les atrocités aient été connues ».

C’est peu dire que le tribunal KR est sous influence. Il flotte en effet au-dessus de cette institution hybride et mal taillée, composée à la fois de magistrats cambodgiens placés sous le contrôle politique de Phnom Penh et de juges internationaux venant de l’ONU, imbus de l’éthique d’indépendance, comme une indécision qui tranche avec la brutalité expéditive des tribunaux qui jugèrent les crimes de guerre nazis ou japonais. Tout en disant qu’elles souhaitent ardemment ce procès - exorcisme indispensable aux cauchemars, justice rendue à plus d’un million de victimes massacrées par les maléfices d’une aberrante idéologie de terreur, de purification, d’enfermement et de liquidations arbitraires -, les élites surgies de l’opération des Nations Unies en 1992, héritières des années noires, ont longtemps hésité entre l’idéal de réconciliation nationale et l’exigence de justice.

Les KR - ou tout au moins ceux qui ont accepté de se rendre - avaient en effet d’abord été amnistiés en 1994 par le gouvernement Royal. Puis, après des tractations et marchandages qui durèrent plus de dix ans, un « tribunal mixte » a été constitué sous l’égide des Nations Unies, tandis que la liste des inculpés était réduite à 5 : Khieu Samphan le chef de l’état des KR, Nun Chea, l’idéologue et n°2 du régime, Ieng Sary, le ministre des affaires étrangères et son épouse Khieu Thirit et enfin Duch, le garde chiourme tortionnaire. Le résultat de ces indécisions et de la limitation du nombre des prévenus - « pour ne pas réveiller les troubles et l’insécurité dans le pays », disent les responsables cambodgiens, ce qui n’est pas du goût des juges internationaux qui veulent pousser les investigations -, est que des assassins du même calibre que celui de Duch, connus de tous, vivent toujours en parfaite liberté dans les campagnes khmères.

D’ailleurs les procédures traînent tellement en longueur, retardées par les accusations de corruption, les querelles de procédure, le manque d’argent et les rumeurs d’ingérence politique, qu’il n’est pas exclu que Duch soit finalement le seul responsable khmer rouge jugé, les autres, vieux et malades, ayant tous disparus, comme Polpot ou Ta Mok. Il serait alors le parfait bouc émissaire, prévenu idéal, pour lequel aucune enquête n’aura été nécessaire, puisqu’il reconnaît ses crimes et que les preuves sont là, intactes, photos et instruments de torture à l’appui.

La Chine, qui veut enterrer cet épisode de son histoire et le régime de Phnom Penh, qui accueille encore en son sein d’anciens KR, dont est d’ailleurs issu l’actuel premier ministre, ne voient rien à redire à ces situations paradoxales qui véhiculent encore bien des cauchemars. Phnom Penh et Pékin qui, dans cette affaire, avancent d’un même pas, ont en effet tout à craindre de nouvelles investigations qui mettraient à jour des responsabilités que chacun voudrait oublier. L’important est en effet de tourner la page sans trop de dommages et de passer à autre chose.

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Dans les années 60 et 70, l’air du temps était aux passions idéologiques, dont la Chine se servait pour promouvoir son rayonnement dans le Tiers Monde face au rival soviétique. A cette époque de guerre froide, la cause de l’influence de la Chine valait bien que Pékin dispense son aide aux surgeons idéologiques et aux groupes rebelles qui, à cette époque, traversaient l’Asie du Laos à l’Indonésie en passant par la Thaïlande et le Cambodge, sans parler du Vietnam, où Washington allait s’embourber. Aujourd’hui la chanson ambiante n’est plus idéologique, mais économique. Vecteur d’influence d’un nouveau style, plus efficace que l’idéologie, il joue sur l’appétit de consommation et de développement des populations d’Asie du Sud Est, mais aussi sur l’appât du gain et la cupidité des nouveaux riches rescapés des cauchemars qui peuplent toujours le Cambodge.

C’est dans ce contexte que la Chine reconstruit patiemment ses liens avec ses voisins de la péninsule indochinoise. Elle avance de manière ouverte au travers de grands projets comme celui du « Grand Mékong », lancés par la Banque Asiatique de Développement en 1992, une manière comme une autre de désamorcer les craintes d’une trop forte emprise chinoise.

Partout, les Chinois exploitent des mines et des concessions forestières, s’apprêtent à participer à l’extraction du pétrole dans le Golfe de Sihanoukville, construisent des routes, des ponts, des usines textiles, des centrales électriques, mais aussi des casinos, investissant, au seul Cambodge, près de 2 milliards de dollars. Dans le Royaume Khmer l’aide officielle chinoise, qui dépasse annuellement 200 millions de dollars, contribue à financer un budget de la nation exsangue. Réputée sans condition ou contrepartie, elle permet à Pékin de se tailler la part du lion dans les concessions d’exploitation, et même d’affirmer son influence politique au point que le Royaume, où sont diffusées une dizaine de chaînes de TV en mandarin et où les façades sont envahies d’enseignes en langue chinoise, donne l’impression d’être devenue une colonie de Pékin. Ce sont d’ailleurs les hommes d’affaires sino-khmers, en cheville avec la multitude de banques chinoises, qui fixent régulièrement le taux de change du Riel, la monnaie locale.

Quand au Vietnam, le rival ancestral contre qui la Chine avait essuyé en 1979 une cuisante déconvenue militaire (60 000 soldats de l’APL avaient été faits prisonniers dans les provinces vietnamiennes jouxtant le Yunnan), les anciens champs de bataille sont aujourd’hui traversés par des autoroutes, comme celle qui relie Nanning à Hanoi, tandis que d’ici trois années un autre axe routier de même importance, également financé par la Banque Asiatique de Développement, reliera Hanoi à Kunming.

L’avancée de la Chine dans la péninsule indochinoise est homothétique de ses percées dans l’ASEAN où se développent aussi les projets d’un grand marché que rejoindront d’ici 2015 tous les pays de la région, où les investisseurs chinois voient d’importantes opportunités.

On comprend que, dans ce contexte nouveau, où les affaires et le développement veulent effacer les mauvaises réminiscences, Pékin et Phnom Penh seraient heureux d’oublier les sinistres dérapages d’un autre âge que furent la période khmère rouge, comme celle des délires idéologiques meurtriers du maoïsme qui lui avait servi de modèle. Sans compter que les investigations supplémentaires pourraient déstabiliser le régime de Phnom Penh, soutenu par Pékin.

Mais il est dangereux d’ignorer les fantômes de l’histoire qui peuplent ce pays martyr, surtout dans une période où la situation économique dévisse, multipliant la misère et les frustrations et où les rancoeurs pourraient bien vite se retourner, comme ce fut le cas dans le passé, contre la mouvance sino khmère, qui tient sans partage le haut du pavé des affaires et de la politique.

 

 

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