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Formose trahie

Formose trahie
George Kerr. Bibliothèque formosane. Editions René Viénet. Février 2012.

Il faut remercier les éditions René Viénet pour avoir pris l’heureuse initiative de traduire avec une belle maîtrise et beaucoup d’élégance l’exceptionnelle somme de documentations et mises en perspective historiques que constitue le livre « Formosa betrayed » de Georges H. Kerr publié en 1986.

Ce document de plus de 500 pages, d’une extraordinaire précision, que tout amateur d’histoire lira avec une curiosité sans cesse aiguillonnée et un intérêt toujours renouvelé, présente une très longue et très riche suite de faits illustrant les relations de l’Ile avec la Chine nationaliste, puis communiste, les Etats-Unis, le Japon et les Nations Unies, sur une période allant de 1941 à 1965, le tout placé dans le contexte historique initial plus large des conférences du Caire, de Téhéran, de Yalta et de Potsdam.

Avec la rigueur d’un rapport de professionnel du renseignement, enrichi d’analyses politiques et de retours historiques qui, sans cesse, établissent les liens étroits entre l’événement sur le terrain et la grande image de la politique américaine, de ses lobbies, manipulations, erreurs et faux semblants, l’auteur dissèque avec une minutie et un souci d’objectivité exemplaires, la genèse des événements dramatiques qui suivirent l’irruption brutale, indigne, inculte et sanguinaire de l’armée de Chiang Kai-shek, à Taïwan, après la défaite du Japon en 1945. Il analyse aussi avec beaucoup d’à propos les erreurs, contradictions et aveuglements de l’administration américaine.

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Le choc des prédateurs. Chen Yi et Chiang Kai-shek responsables et complices.

Les espoirs que Formose accède à l’autonomie après 50 années du joug nippon s’étaient en effet fracassés contre les exigences stratégiques américaines qui pesèrent pour rendre à la Chine la terre taïwanaise abandonnée au Japon par la dynastie Qing en 1895. Mais la catastrophe perpétrée sur l’Ile par les troupes nationalistes est d’autant plus regrettable qu’elle constitue une formidable occasion manquée.

La population de Taïwan, que l’occupant japonais avait développée et modernisée avec méthode et rigueur, avait, pendant ce demi-siècle, été considérée avec condescendance par l’Empire nippon. Les Formosans attendaient donc le retour dans le giron chinois avec soulagement et optimisme, même si le niveau de l’Ile s’était, grâce aux Japonais, hissé très au-dessus de celui du Continent.

S’il existe un épisode tragique qui pèse comme une ombre néfaste sur l’histoire récente de l’Ile, c’est bien le soulèvement contre les Nationalistes du 28 février 1947, « 2-28 大屠殺 er - er ba da tusha, grand massacre du 28 février ».

Il fut suivi par la sanglante et cruelle répression indiscriminée, conduite tout au long du mois de mars, selon les ordres de Chiang, revenu à sa méthode cruelle de suppression pure et simple, qui fit, au hasard des tirs à la mitrailleuse sans sommation dans les rues de Taipei et de quelques autres centre urbains de l’Ile, entre 20 000 et 30 000 victimes.

La tuerie fut le prélude à une longue dictature sous l’égide d’une loi martiale imposée par le régime policier lourdement inquisiteur, qui ne fut complètement levée qu’en 1987, mise en place par le fils même du « Generalissimo », Jiang Jing-guo, formé en URSS.

Un personnage émerge d’abord, comme premier responsable de cette longue suite de pillages aveugles et brutaux qui mirent l’Ile à genoux sous la botte d’une armée nationaliste indisciplinée, dépenaillée et corrompue, c’est Chen Yi, le 1er gouverneur mis en place par Chiang Kai-shek.

Recommandée par le frère de Madame Chiang, T.V Song, diplômé de Harvard, tour à tour ministre des finances, des Affaires étrangères et Premier ministre, apparemment pour préserver les intérêts de la famille Song, la nomination de Chen Yi est décrite par Georges Kerr comme l’une des erreurs les plus significatives et des plus fatales commises par Chiang.

Personnage trouble, ayant une maîtresse japonaise en pleine guerre contre le Japon, capable d’incessants accommodements avec l’ennemi, moyennant finances et avantages personnels en retour, Chen Yi était un homme lige de Chiang. Il l’avait en effet aidé à se débarrasser des dangereux concurrents de la 19e armée de route qui s’était distinguée en opposant une résistance acharnée aux Japonais à Shanghai, mais que le « Generalissimo » avait démantelée, par crainte que ses officiers lui fassent de l’ombre.

A Taipei, Chen laissa libre cours à son talent de manipulation pour endormir la méfiance des habitants de l’Ile, biaiser les rapports qui mettaient en cause ses propres troupes indisciplinées, maquiller la cause des incidents dont ses soldats étaient directement et sans équivoque responsables, et blâmer tour à tour les Américains ou les communistes, accusés de saboter les intérêts chinois.

Ce qui lui laissa tout le loisir, à force de mensonges, d’égoïsmes, d’injustice et de trahisons, de mettre littéralement l’Ile à sac, au point que la production agricole, saccagée, désorganisée et détournée au profit de prédateurs sans scrupules, qui payaient le tribut à Chen, s’effondra.

L’autre figure qui ne sort pas grandie de ce long réquisitoire sans complaisance méticuleusement argumenté par des sources et citations de première main, est Chiang Kai-shek lui-même. Souvent présenté par certaines coteries aux Etats-Unis, comme un stratège de premier ordre, Chiang était surtout un tacticien cruel, manipulateur de talent, prince de l’opportunisme, sachant profiter des circonstances, qui sut, en grande partie grâce à la séduction de sa femme, Song Mei-lin, accréditer la fable hautement efficace dans l’Amérique de la guerre, en proie aux affres de l’anticommunisme, selon laquelle lui et son épouse, catholiques occidentalisés, représentaient l’avenir de la Chine, contre la barbarie des hordes maoïstes.

C’est en partie cette vision manichéenne et très simplifiée gratifiant le « Generalissimo » de pouvoirs très éloignés de ses capacités réelles qui, à partir de 1945, conduisit les Américains, à systématiquement appuyer l’idée d’un rattachement de Taïwan à la Chine, et même celle complètement irréaliste, d’une reconquête du Continent par les troupes nationalistes.

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Le dilemme américain.

Le deuxième grand intérêt de cet ouvrage exceptionnel par sa puissance historique et la scrupuleuse qualité de ses descriptions, est qu’il nous met en présence de la racine du grand dilemme américain dans le Pacifique occidental. Le sinologue Robert Scalapino le rappelle dans la préface du livre. Aujourd’hui encore, il agite la classe politique à Washington, d’autant que la montée en puissance de la Chine, devenue incontournable, réduit la marge politique de la Maison Blanche.

Les Etats-Unis doivent en effet concilier, d’une part la « realpolitik » de leurs intérêts stratégiques qui commandent, comme le suggère Zbigniew Brzezinski et beaucoup d’autres, de s’accorder avec le Parti communiste chinois sur le maximum de sujets possibles et, d’autre part, les valeurs de démocratie et de liberté affichées par Washington, et qui constituent toujours le marqueur de leur culture politique et de leur « puissance soft », en même temps que le principal facteur de leur audience en Asie de l’Est et dans la plupart des pays de l’ASEAN.

Tâche d’autant plus ardue que l’Ile de Taïwan, qu’ils soutiennent, a développé face à la Chine une identité propre, d’autant moins acceptée par Pékin qu’à côté du traditionnel schéma de la réunification sous l’égide d’un des deux héritiers de l’histoire chinoise post-dynastique, s’installe aujourd’hui, avec de plus en plus de force, une tendance politique indépendantiste qui trouble Washington presqu’autant que Pékin.

Ainsi revisitée, la préface de Scalapino, trouve sa complète pertinence à plus de 40 ans de distance. Le dilemme américain ne s’est pas allégé. Il s’est au contraire assez notablement compliqué.

En attendant, le livre de Georges Kerr fourmille d’épisodes, d’analyses et décryptages qui mettent à jour le malaise et les contradictions de la politique de Washington, en même temps que les hésitations, et aveuglements des diplomates qui là, comme ailleurs, accrochés à leurs éléments de langage et à la ligne politique officielle, refusent de voir les faits, qui pourtant leur crèvent les yeux, à moins qu’ils ne s’en désintéressent.

Pendant la période décrite par l’auteur, rares furent en effet les rapports officiels de l’administration américaine qui rendirent compte avec exactitude et objectivité de la situation dans laquelle se trouvait l’Ile aux prises avec les prédateurs indisciplinés de l’armée nationaliste. Et quand ce fut le cas, ils furent mis sous l’éteignoir.

Aucun, en tous cas, n’avait anticipé le drame de 1948, qui, pourtant, était inscrit dans la longue accumulation de forfaitures commises par l’armée de Chen Yi. La plupart donnaient dans l’édulcoration des faits quand ils ne conduisaient pas purement et simplement à une évaluation erronée de la situation et à la présentation de perspectives totalement opposées à la réalité.

Que Georges Kerr, décédé en 1992, ait eu une préférence pour placer Taïwan en 1945 sous l’égide des Nations Unies qui auraient mandaté les Etats-Unis, est une réalité. Mais cette préférence s’alimentait d’un constat que personne n’était prêt à accepter dans les hautes sphères, soit par cécité, soit par confort ou à cause d’arrières pensées stratégiques.

S’il est vrai que les Taïwanais avaient été traités par les Japonais comme des citoyens de seconde zone, l’Ile était développée, les habitants étaient instruits et parfaitement capables d’administrer Formose pour leur compte.

L’arrivée d’une bande de pillards incultes et méprisants ne pouvait que jeter le trouble dans ce paysage et provoquer des drames. C’est ce qui se produisit. Washington, abreuvé de rapports politiquement corrects et sibyllins n’a pas voulu le voir, ou à fermé les yeux par réflexe, aveuglé par deux chimères complètement irréalistes.

La première, véhiculée par les évangélistes américains, était celle d’une Chine émancipée et moderne, adepte des valeurs chrétiennes diffusées par l’exemple de la famille Chiang ; la deuxième voulait croire, contre la plus criante évidence, à une armée nationaliste puissante, capable, non seulement de défendre seule l’Ile contre une attaque communiste – ce qui aurait pu se produire si Mao n’avait pas décidé d’intervenir en Corée - ; mais également de reconquérir le Continent.

Finalement les Etats-Unis ont fait ce qu’ils font toujours pour tenter de donner corps à leurs rêves. Ils ont déversé sur l’Ile leurs conseillers et leur argent. Par là même, ils ont conforté les contrastes qui sont à la source de leur dilemme. Mais pour reprendre une phrase de la préface, « il n’y a pas de réponse facile à une question aussi délicate. Méfions nous de ceux qui proposent des solutions simples à des problèmes extrêmement complexes ».

 

 

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