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›› Editorial

Feu sur les « excroissances méningées du Parti » et reprise en main idéologique

Les locaux de l’Académie des Sciences Sociales à Pékin, sur Chang An. Il s’agit du centre de recherche le plus éclectique de Chine avec plus d’un millier de chercheurs et une trentaine d’instituts académiques. La CASS qui travaille sous la coupe du Conseil des Affaires d’État recrute pour des missions ponctuelles ou des projets de longue durée des chercheurs étrangers qu’elle rémunère sur ses crédits.

Un article du 15 juin du South China Morning Post (SCMP), repris par plusieurs agences de presse faisait état des déclarations de Zhang Yingwei, membre de la Commission Centrale de Discipline du Parti (CCDP) qui accusait l’Académie des Sciences Sociales, l’un des plus puissants centres de recherche du régime de s’être laissée infiltrer par des « forces étrangères  » et d’entretenir avec elles des « échanges prohibés alors que le pays traverse une passe politiquement sensible  ».

Cette mise en cause sans nuances d’une institution puissante et respectée qui pourrait entraîner de sérieux effets pervers, faisait suite à une dépêche de l’agence Xinhua du 11 juin apparemment plus anodine, mais probablement liée à l’accusation de la CCDP.

La dépêche indiquait que, pour la première fois en 24 ans, le Département de l’Organisation du Comité Central avait modifié les règles de recrutement du Parti qui focalisera désormais son attention plus sur « la qualité que sur la quantité  », après avoir constaté que les anciennes conditions d’adhésion, trop tolérantes, ne correspondaient plus, précise Xinhua, « aux circonstances politiques auxquelles était confronté le pays. »

Face à l’exigence pressante des réformes, le souci de resserrement qualitatif du Parti exprime une logique d’efficacité louable. Mais la méfiance à l’égard des « influences étrangères  » également présente dans le raidissement idéologique traduit une inquiétude et un manque d’assurance qui portent le risque d’un repliement répressif. La remontrance publique à l’égard de la CASS ne traduit certes pas une répulsion à l’égard des chercheurs dont la tradition de « remontrance » critique remonte au système dynastique.

Mais elle prétend revenir sur deux ouvertures non prévues par les institutions qui se sont imposées d’elles-mêmes au cours des quinze dernières : 1) la mise sur la place publique, en contradiction avec les traditions du secret des « remontrances  », des rapports des instituts de recherche, dont quelques membres éminents ont pris l’habitude de s’exprimer publiquement ;

2) la coopération avec les chercheurs et experts étrangers assez souvent américains, considérée par la Direction politique du régime comme une menace idéologique. S’il est vrai que le redressement des lacunes du recrutement et de l’idéologie des cadres paraît une entreprise possible à moyen terme, on peut douter que le retour à un fonctionnement fermé et autarcique des centres de recherche s’effectuera sans heurts.

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Zi Zhongyun 84 ans. Chercheur et traductrice, ancienne membre de la CASS jusqu’en 1996, défenseur de la démocratie comme une valeur universelle, elle est résolument opposée au repliement idéologique du Parti Communiste chinois qu’elle qualifie d’obscurantiste.

Une reprise en main idéologique

La décision rendue publique par Xinhua applique une directive du Secrétariat du Comité Central du 28 janvier 2013, dont le but est de contrôler les effectifs du Parti et de mettre un terme au recrutement de personnes non qualifiées à la fois corrompues et inefficaces qui avait accompagné l’ouverture des « Trois représentativités » de Jiang Zemin.

Associant au Parti les entrepreneurs capitalistes, le tête-à-queue idéologique avait entraîné dans son sillage une armée de nouveaux membres pour qui l’adhésion n’était qu’une opportunité sociale et un moyen de promotion et d’enrichissement plus rapides. Surtout la directive insiste sur la qualification idéologique des nouvelles recrues qui devront maîtriser les philosophies marxiste et communiste, ainsi que le « socialisme aux caractéristiques chinoises ».

La reprise en main idéologique du recrutement au Parti et l’accusation portée contre le plus grand centre de recherche de Chine, véritable « excroissance méningée » de la direction chinoise, entendent resserrer la cohésion de l’appareil autour des valeurs politiques et idéologiques essentielles du régime – rôle dirigeant du Parti, exemplarité de ses membres, rejet de la démocratie à l’occidentale, promotion de la démocratie intra-parti – portées par la Commission centrale de discipline et le secrétariat du Comité Central jusque dans les cours de justice, le système éducatif, les médias et, autant que possible, sur internet.

Se protéger des influences occidentales

Mais derrière cette recherche qualitative visant l’efficacité, la cohérence politique et la probité morale pointe aussi le souci de protéger le Parti des influences extérieures perturbatrices. C’est en tous cas ce qu’indique la révélation de la Commission de Discipline dont le radar jusque là essentiellement focalisé sur la corruption élargit son horizon à la conformité idéologique dont la rectitude pourrait être corrompue par « les influences extérieures  ».

A l’Académie Chinoise des Sciences Sociales (CASS), la Commission de Discipline est d’ailleurs en terrain connu puisque son chef Wang Qishan devenu en novembre 2012 le grand inquisiteur anti-corruption du régime, en fut l’un des chercheurs entre 1979 et 1982, avant d’être affecté au Centre de recherche des questions rurales du Comité Central.

Selon le SCMP, Zhang Yingwei aurait directement évoqué les « influences étrangères  » lors d’une séance d’étude de la pensée de Xi Jinping sur la discipline du Parti à l’Académie. Soulignant que cette dernière avait « des problèmes idéologiques », il aurait notamment stigmatisé « l’utilisation de recherches académiques à des fins ambigües, la manipulation d’internet pour promouvoir des théories étrangères ou l’intrusion d’idées étrangères dans des questions politiques sensibles. »

En s’attaquant à la CASS, la Commission de Discipline et le Parti touchent à un organisme tentaculaire, créé en 1977, dont la liberté de parole n’a cessé de s’élargir et qui publie des quantités de rapports critiques sur un très large éventail de sujets confiés à 35 instituts de recherches. Ses travaux mettent en garde le Parti sur nombre de questions sensibles allant des migrants à la pollution urbaine en passant par la situation de la santé, le développement rural, l’urbanisation, la sécurité des centrales nucléaires etc.

En accord avec le Conseil des Affaires d’État, son fonctionnement, de plus en plus ouvert, fait fréquemment appel à des chercheurs étrangers financés sur fonds publics. Remettre en cause cette évolution académique en muselant la liberté d’expression des chercheurs et en contrôlant leur coopération avec des centres de recherche ou des universités non chinoises, le plus souvent américains, pourrait avoir de sérieux effets contreproductifs.

La CASS, un ferment critique…

L’Académie a en effet une histoire heurtée marquée par des purges politiques déclenchées contre des chercheurs trop critiques et trop extravertis. L’une des plus sévères eut lieu en 1989, suite à la répression de Tian An Men, après que l’un des anciens directeurs de l’Institut d’Etudes Politiques, Yan Jiaqi, devenu le Conseiller de Zhao Ziyang ait rejoint la dissidence avec Bao Zunxi (aujourd’hui décédé) alors chercheur à l’Institut d’histoire de l’Académie.

Cette puissance de contestation qui, en dépit des relèves et des mutations, fermente dans les entrailles de l’appareil existe toujours, comme si la CASS abritait une âme réfractaire indépendante de la machine. Les chercheurs exclus de l’Académie ne se taisent en général pas : ils utilisent la notoriété de leur ancien statut pour s’exprimer dans des journaux réformistes comme Zhongguo Gaige 中国改革 ou Nanfang Zhoumou 南方 周末, parfois ils écrivent des livres et coopèrent avec des universités étrangères.

…Exemple de liberté de parole

Au demeurant, l’Académie des Sciences Sociales n’est pas le seul centre de recherche à exprimer ouvertement des critiques. L’Ecole Centrale du Parti abrite également, peut-être par émulation avec la CASS, quelques chercheurs iconoclastes. Ces dernières années eux aussi n’ont pas hésité à critiquer ouvertement le Parti.

Wang Changjiang, en charge des stratégies de renforcement du PCC, avait mis en garde contre la portée insuffisante de la démocratie intra-parti, citant notamment les émeutes de 2008 et 2009 dans les zones ethniques et les fréquents soulèvements de la société civile, avec laquelle le pouvoir entretient des relations heurtées et instables : « la démocratie ne peut plus attendre », avait-il martelé.

Durant le règne du couple Hu Jintao - Wen Jiabao, l’expression des chercheurs avait été moins contrôlée et la contagion de la parole libre avait touché les grandes universités chinoises comme Qinghua ou Beida.

Peu de temps avant le 18e Congrès, Yu Keping, 俞可平, Directeur du Département de l’innovation politique à Beida, chercheur associé à la Kennedy School of government de Harvard, auteur de « La démocratie est une bonne chose », reprenait les idées de Wang Changjiang attaquant lui aussi directement l’idée qu’une démocratie intra-Parti pourrait servir de succédané à une vraie démocratie : « il serait une erreur de croire que la Chine peut se contenter de la démocratie intra-parti au lieu d’une authentique démocratie sociale au bénéfice du peuple qui suppose non seulement des élections locales, mais également générales  ».

Les intellectuels sur la sellette. Risques de tensions

C’est bien là que le bât blesse : les idées d’une vraie démocratie à l’Occidentale n’intéressent certes pas la majorité des Chinois, mais elles font leur chemin au sommet de l’appareil et au sein des élites intellectuelles, qui s’expriment publiquement sur le net.

La situation a semblé suffisamment grave au régime pour qu’il réagisse à la fois par une violente quête éthique exprimée par la guerre sans merci et à tous les étages contre la corruption et un raidissement autour des « valeurs chinoises » qui sont en réalité un arsenal idéologique destiné à protéger sans esprit de recul le magistère du Parti.

Cette tendance au durcissement à l’œuvre depuis le début 2013 dont l’un des premiers effets sera de promouvoir le maquillage, parfois le mensonge, ne pourra qu’entraîner un télescopage néfaste, source de tensions avec les intellectuels et les chercheurs dont la raison de vivre est la quête de vérité. L’épisode qui est celui d’une crispation de la censure contre l’exposé public des défis qui guettent la Chine, renvoie à un passage du Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne : « Si durant des dizaines d’années d’affilée on ne permet pas de dire les choses comme elles sont, la cervelle des hommes se met à battre la campagne irrémédiablement. »

Avant le 18e Congrès qui marqua le début de la tendance à l’alourdissement du contrôle de la parole publique des chercheurs suite à l’arrivée de Liu Yunshan, ancien grand maître de la propagande au 5e rang protocolaire du Comité Permanent, puis à la Direction de l’Ecole Centrale du Parti, un sondage publié par le Global Times, surgeon du Quotidien du Peuple, avait révélé que 63,6% des Chinois interrogés n’étaient pas opposés à la démocratie à l’Occidentale.

La même année, madame Zi Zhongyun, 84 ans, licenciée de Français et d’Anglais, diplômée de Qinghua, ancien chercheur associé à l’Université de Princeton et ancienne responsable des études américaines à la CASS, accusait d’obscurantisme « mengmeizhuyi  » ceux qui, comme Wu Bangguo, à l’époque n°2 du régime, s’arc-boutaient au concept de la « spécificité chinoise  », et réfutaient l’universalité des valeurs démocratiques considérées par eux comme un complot contre la Chine. Une vision exactement semblable à celle qui motive aujourd’hui les attaques contre l’Académie des Sciences Sociales.

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Deng Yuwen, Editeur en chef adjoint du Xuexi Shibao, le journal de l’Ecole du Parti. En avril 2013, il a été révoqué de son poste pour avoir ouvertement critiqué dans le Financial Times la politique nord-coréenne de Pékin.

NOTE DE CONTEXTE

Les « Excroissances méningées » du Parti

Dans la culture politique chinoise, les centres de recherche peuplés d’intellectuels et de savants qui dispensent leurs conseils au pouvoir, tiennent une place importante. Toutefois, comme le souligne David Shambough, la nature autocratique du régime ne prévoit pas que les « conseils », surtout les plus sensibles soient partagés publiquement et jetés en pâture à l’opinion, comme l’habitude en a été prise durant le mandat de Hu Jintao.

Les chercheurs de l’Académie des Sciences Sociales font partie de ceux qui s’expriment le plus publiquement – peut-être en partie par frustration d’être moins écoutés par Zhongnanhai que ceux des autres centres de recherche, plus discrets, et peut-être moins iconoclastes -. Mais en réalité, le débat public sur les grandes questions de politique intérieure ou extérieure, surtout s’il est relayé par la presse étrangère, constitue un des grands irritants pour le parti.

Cette irritation semble décuplée depuis l’accession au pouvoir de la nouvelle équipe. Plus la question est sensible, plus le risque pour le chercheur d’être démis de ses fonctions est important. La réaction est encore plus brutale si les critiques sont exprimées sur un média étranger.

Au printemps 2013, Deng Yuwen un des éditeurs du « Study Times » -学习时报,- la revue académique de l’Ecole du Parti en a fait l’expérience quand, après avoir critiqué la politique du Parti à l’égard de Pyongyang dans un article en anglais du Financial Times, il avait été relevé de ses fonctions. Il est aujourd’hui professeur associé à l’Université de Nottingham au Royaume Uni.

Lire notre article Pyongyang et l’ambiguïté de « la nouvelle musique chinoise ».

L’épisode avait soulevé des protestations de plusieurs dizaines de milliers d’internautes sur le web et les réseaux sociaux chinois sur le thème de la capacité du système à accepter la vérité des faits. Deux exemples parmi d’autres : « Il s’agissait seulement pour Deng Yuwen de dire une petite part de vérité non seulement critique, mais également constructive »…

et : « En somme c’est normal, les publications du Parti ne sont pas prêtes à autoriser des points de vues contraires à la politique officielle. L’ennuyeux est qu’aucune autre idée argumentée ne s’exprime hors des journaux du Parti ».

 

 

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