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Nouvelles « Routes de la soie » et stratégies indirectes chinoises

Une gravure représentant Marco Polo sur la route de la Soie.

La formule paraît éculée, mais elle est toujours assez vraie : la Chine n’a pas cessé de se voir comme « l’Empire du Milieu » ; ses stratèges sont encore des adeptes de l’approche indirecte chère à Sun Zi et ses repères historiques renvoient invariablement à la grande époque des Han qui établirent un contact régulier avec les Romains par le biais de l’empire Parthe situé entre la Turquie et l’actuelle frontière occidentale de l’Afghanistan, délimitant l’espace culturel et politique de l’Iran moderne. Ces marqueurs traditionnels de la conscience que la Chine a d’elle-même et de ses attitudes internationales sautent aux yeux quand on écoute les discours des dirigeants chinois depuis plus d’un an. Que voit-on en effet ?

Alors que les États-Unis ont, au début 2012, décidé une bascule stratégique vers le Pacifique occidental, précisément pour contrer frontalement le désir d’empire chinois en mer de Chine du Sud, en proposant aux riverains du Pacifique un partenariat commercial « Trans-Pacifique » dont la Chine est exclue, le Bureau Politique adopte une stratégie de riposte et de contournement par l’Eurasie et la Russie articulée autour d’une des réminiscences culturelles, stratégiques et commerciales chinoises dont la mémoire historique reste extraordinairement vivace : celle de l’ancienne « Route de la soie qui reliait le cœur de la Chine au Moyen Orient, à la Rome antique et à l’Europe.

Les vastes ambitions chinoises ne sont pas seulement affichées dans les discours. Elles ont déjà reçu de très concrets commencements de mise en œuvre appuyés par la puissance financière, la création de la Banque asiatique d’investissements, le lancement de liaisons ferroviaires vers l’ouest et le sud et la présence d’investissements chinois principalement en Europe de l’Est, en Grande Bretagne, en France, en Allemagne et en Grèce, point d’entrée méridional de l’Europe centrale et orientale.

La manœuvre s’appuie aussi sur un rapprochement avec la Russie appuyé par le gigantesque contrat gazier conclu en 2014 et une connivence militaire et stratégique globale par laquelle Moscou et Pékin se positionnent presque systématiquement contre Washington et ses alliés occidentaux.

Pour autant, l’approche circulaire chinoise, manœuvre indirecte destinée entre autres à damer le pion aux ambitions américaines en Asie et à les concurrencer en Eurasie, est une longue route pavée d’obstacles. Les difficultés viendront d’abord de l’attraction rémanente exercée par les États-Unis, de la sécurité aléatoire des routes traversant le Moyen Orient, des interrogations sur la solidité du rapprochement sino-russe et enfin des méfiances soulevées par le caractère invasif de l’approche chinoise – pointée du doigt par les chercheurs chinois eux-mêmes – et dont les intentions cachées ne sont pas moins cyniques que celles des États-Unis.

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Une vaste manœuvre enveloppante.

Les nouvelles routes de la soie terrestres sont au moins triples : Par le Moyen Orient, par l’Ukraine et par la Sibérie. Ces nouvelles connexions vers l’Europe permettront à la Chine et aux acteurs étrangers (dont Hewlett Packard, Volkswagen, Mercedes et Adidas) d’éloigner les centres de production de la côte Est. L’Asie Centrale deviendra une plaque tournante. (Source : solidariteetprogres.org)

La manœuvre indirecte dont l’ampleur globale est remarquable, ne s’appuie pas seulement sur les routes commerciales terrestres. Elle enveloppe aussi le Moyen Orient et le continent eurasiatique par les anciennes routes maritimes qui, aujourd’hui encore, permettent le transit de 90% des conteneurs entre la Chine et l’Europe.

Appuyée sur une vaste stratégie financière, contrepoids aux dominations univoques du FMI, de la Banque Mondiale et de la Banque Asiatique de Développement, elle propose une perspective de coopération avec l’Asie du sud-est, l’Asie Centrale et les pays d’Europe Centrale et Orientale que Shanon Tiezzi, ancienne élève de Harward et de Qinghua, auteur prolifique de la revue « The Diplomat », n’a pas hésité à qualifier de « Plan Marshall chinois ».

…par une offensive à plusieurs volets…

Pékin a déjà promis à ses partenaires de la nouvelle « Route de la soie » 1,4 Mds de $ pour développer les infrastructures portuaires au Sri Lanka, 50 Mds de $ dédiés à des accords pétroliers et gaziers en Asie Centrale, 320 millions pour les barrages et les infrastructures énergétiques, routières et ferroviaires afghanes, le tout véhiculé par la nouvelle Banque d’Investissement pour les Infrastructures inaugurée le 24 octobre dernier à Pékin (Lire notre article La Chine rehausse son rôle dans les finances mondiales).

…aux cibles et aux directions multiples.

Les compagnies chinoises proposeront leurs investissements dans des dizaines de pays le long de l’axe est-ouest revivifié, accélérant la nouvelle tendance extravertie des capitaux chinois vers les pays voisins et d’abord vers l’Asie Centrale. Au premier ministre Thaï en visite à Pékin, le 22 décembre dernier, Li Keqiang a, entre autres, proposé un accord permettant l’utilisation du RMB et du Bath Thaïlandais pour leurs échanges à hauteur de 11 Mds de $, ainsi que la construction par des compagnies chinoises pour une valeur de 10 Mds de $ de deux voies ferrées reliant le nord et le centre du pays à Bangkok et au golfe de Thaïlande.

Il s’agit là d’une liaison ferrée elle-même partie d’une variante nord-sud de la nouvelle Route de la soie destinée à renforcer encore les liens de la province enclavée du Yunnan avec le Laos, le Myanmar et la Thaïlande ainsi que vers le golfe de Siam et l’océan indien.

…et à la dimension inédite.

En Asie Centrale, 30 Mds de contrats ont déjà été signés avec le Kazakhstan et 15 autres avec l’Ouzbekistan. Le Tadjikistan est sur les rangs pour un prêt d’1 Md de $ qui s’ajoutera aux 8 Mds déjà octroyés au Turkmenistan. Selon une estimation du Want China Times du 16 septembre 2014, tous les projets créés le long de la nouvelle route de la soie maritime et terrestre une fois terminés, leur valeur totale atteindrait la somme astronomique de 21 000 Mds de $.

Réaliste ou pas, ce chiffre avancé à l’occasion de la 4e session de l’Expo Chine – Eurasie à Urumqi au Xinjiang inaugurée le 1er septembre dernier, donne une idée des ambitions chinoises. A cette occasion le Vice-premier ministre Wang Yang évoqua « un marché de 50 pays, comptant 3,8 Mds d’habitants dans les régions potentiellement les plus prometteuses de la planète ». Le fait est que les Chinois ne se sont pas contentés de paroles.

L’Eurasie connectée par les projets chinois.

La nouvelle route terrestre de la soie est bel et bien lancée à partir du Shaanxi et du Xinjiang. Suivant l’ancienne route par le Gansu et Lanzhou, Urumqui et Khorgas au Xinjiang, elle continue par le nord de l’Iran, puis par l’est de l’Irak, la Syrie, la Turquie et le Bosphore, avant d’obliquer vers le Nord-ouest, vers la Bulgarie, la Roumanie, la République Tchèque et l’Allemagne. Après Duisburg, une des directions allemandes desservies par les voies ferrés venant de Chine et de Russie avec Leipzig et Hambourg, elle bifurquerait ensuite vers Rotterdam pour ensuite rebrousser chemin en direction du sud-est vers Venise où elle rejoindrait la route maritime.

La fin espérée du monde unipolaire dominé par les États-Unis.

Récemment, dans un article d’Asia Times du 17 novembre Pepe Escobar, journaliste brésilien ayant vécu à Londres, Paris, Los Angeles, Washington, Bangkok et Hong Kong, connu pour son tropisme pro-chinois et résolument critique des stratégies globales américaines, célébrait la fin du monde unipolaire. Après la Turquie, l’Europe Centrale et Orientale et les trois grandes métropoles allemandes évoquées plus haut, il pointait du doigt la dernière destination de la nouvelle Route de la soie terrestre : l’Espagne.

Le 9 décembre dernier arrivait en effet à Madrid après un périple de 3 semaines, un train chargé de 82 conteneurs pour un poids total de 1000 tonnes. Son point de départ 20 jours plus tôt : Yiwu au Zhejiang, la Mecque de l’usine du monde et des produits contrefaits (Voir Eamonn Figleton : « In the jaws of the dragon : America’s fate in the coming era of Chinese dominance », New York ; Thomas Dunne Books/St. Martin’s Press, 2008).

Mais pour Escobar, la route entre Yiwu et Madrid, artère logistique d’une longueur inédite, est la première étape d’un bouleversement culturel et géostratégique qui préfigure l’intégration de l’Eurasie. Elle reliera entre eux les petits commerçants locaux et la profondeur du grand marché global, auxquels ils n’avaient jusqu’à présent pas accès.

Inauguration, le 18 novembre 2014 dans le district de Jinhua (Zhejiang) du train Yiwu-Madrid à la gare de fret de Yiwu.

L’étape suivante à laquelle chacun pense depuis longtemps, pourtant plus facile à dire qu’à faire compte tenu de l’instabilité des régions traversées, est la connexion Chine – Europe par train à grande vitesse qui réduirait la durée du voyage à seulement deux jours.

Avec le récent contrat gazier sino-russe et le rapprochement stratégique entre Moscou et Pékin qui, depuis 2003, se traduit par de vastes manœuvres navales et terrestres en Chine et sur le territoire de l’ancienne Asie Centrale soviétique, compléments des contrats d’armements dont le dernier en date comporte la livraison à la Chine de missiles sol-air S-400, ces nouvelles connexions commerciales eurasiatiques dessinent un contrepoids à l’Amérique. Elles sont une partie de la réponse chinoise aux pressions stratégiques, économiques et douanières de Washington dans le Pacifique occidental que Pékin perçoit comme un frein à son magistère en Asie.

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L’alliance avec la Russie est un des volets du jeu chinois, motivé par son appétit pétrolier, la méfiance envers les États-Unis et sa stratégie eurasiatique. En Chine et en Russie des doutes subsistent sur la solidité du rapprochement.

Les incertitudes du « Jeu de Go » planétaire.

Dans ce vaste jeu de Go planétaire où, en effet, l’Amérique n’est plus surpuissante, les États-Unis et la Chine, premières puissances économiques de la planète se disputent le magistère moral et l’influence économique et stratégique en Eurasie. Alors que chacun a ses points forts et ses handicaps, les deux s’affrontent d’abord autour de deux conceptions différentes du commerce.

L’une chinoise, toute en souplesse aux règles floues, pilotée par la puissance publique, l’autre américaine corsetée par les règles inflexibles de la libre compétition, de l’abaissement des droits de douane et du respect de la responsabilité sociale des entreprises, où dominent les grandes multinationales, assez souvent américaines, capables de subjuguer par le droit et la finance, la puissance des États.

La force rémanente du magistère américain.

Les États-Unis, dont le système démocratique se pervertit lentement, tentent de corriger une image de puissance égocentrique, militairement intrusive, arrogante, cynique et créatrice de chaos, dont les effets se font sentir à la fois au Moyen Orient et dans la crise ukrainienne, conséquence, entre autres, de l’obsession américaine et « otanienne » « d’abaisser la Russie ».

En même temps, leur redressement économique récent, appuyé par une croissance proche de 3%, les réminiscences des engagements militaires en Asie et Europe au secours du Monde Libre contre des dictatures impitoyables et destructrices et, aujourd’hui encore, contre la peste de l’Islamisme radical meurtrier, la force de leur système éducatif qui permet aux universités américaines de se maintenir sans conteste à la tête du classement mondial, à quoi s’ajoute la rémanence du « rêve américain » qui obsède une partie des élites chinoises tentées par l’immigration, sont autant d’atouts qui confèrent encore à l’Amérique un puissant levier d’influence.

En Asie et dans les pays de l’Europe Centrale et orientale, ces avantages réels ou supposés - mais en l’occurrence, l’image pèse dans les esprits autant que la réalité – attribuent à Washington un pouvoir d’attraction capable de contrebalancer les stratégies chinoises d’autant que la plupart des états européens sont toujours alignés sur Washington et qu’autour de la mer de Chine, les petits pays riverains et, à l’Est de l’Europe, les anciens satellites de l’URSS, craignent la puissance de la Russie et de la Chine dont les intentions sont mal connues et dont l’aptitude au dialogue et au compromis n’a pas toujours été à la hauteur de leurs discours.

Forces et fragilités des stratégies chinoises.

Quant à la Chine, qui répète inlassablement son discours apaisant de bonnes volontés réciproques et de bénéfices partagés, elle avance dans ce jeu avec la formidable puissance de ses finances et l’extrême souplesse de son commerce, bien plus rassurante pour la plupart de ses interlocuteurs que les exigences douanières inflexibles des projets de partenariat trans-Atlantique et trans-Pacifique sous la houlette des multinationales bardées de conseillers légaux dont les objectifs sont essentiellement calibrés par l’exigence du meilleur profit. Un autre avantage et non des moindres est la continuité territoriale entre la Chine et l’Europe.

Pour autant, les stratégies de Pékin qui resteront tributaires de ses formidables appétits énergétiques et d’une longue série d’approvisionnements dans des régions instables, restent fragiles, d’autant que l’alliance avec Moscou, aux prises avec ses difficultés économiques, conséquences des sanctions européennes et de la chute des prix du pétrole est, de l’avis même des stratèges chinois, plutôt aléatoire.

Récemment, Zuo Fengrong, chercheur à l’École Centrale du Parti s’inquiétait de la rivalité avec Moscou en Asie Centrale où dit-il, les Russes pourraient prendre ombrage du caractère invasif des projets chinois. Cette source de friction potentielle s’ajoute à celle liée aux aigreurs possibles du contrat gazier conclu par Moscou sous la pression de l’affaire ukrainienne, à quoi s’ajoutent les ambitions chinoises dans la Baltique qui heurtent de plein fouet les intérêts russes.

Enfin, vus sous l’angle géostratégique, les investissements chinois accueillis à bras ouverts par les pays européens en manque de cash – l’un des derniers en date étant la prise de participation de capitaux privés chinois dans la gestion de l’aéroport de Toulouse -, ne sont pas moins suspects que les projets américains de véhiculer des intérêts égocentriques nationaux ou affairistes.

Nombre d’analystes européens estiment en effet que les intérêts chinois, pas toujours convergents avec ceux de l’Europe, seraient d’autant mieux promus par Pékin que ses finances auront pris pied dans les économies fragilisées, tandis que, compte tenu du flou des structures financières chinoises, la frontière entre capitaux privés et publics chinois est extrêmement poreuse.

 

 

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