Your browser does not support JavaScript!

Repérer l'essentiel de l'information • Chercher le sens de l'événement • Comprendre l'évolution de la Chine

 Cliquez ici pour générer le PDF de cet article :

›› Chine - monde

Les malentendus de la relation Chine – Russie – Syrie

Le PA chinois Liaoning à l’entraînement avec un J-15 au décollage. Le 14 octobre 2015 le Waijiaobu a une nouvelle fois démenti que la Chine s’engagerait militairement en Syrie.

Depuis une dizaine de jours circulent sur le net des informations sur la présence dans le port syrien de Tartous du porte avions Liaoning avec ses chasseurs J-15, prêts à intervenir par des frappes conjointes avec les Sukhoi russes contre Daesh. Ces nouvelles sont véhiculées depuis le 2 octobre par le site de renseignements militaires israélien « Debka File », relayées par de nombreux autres portails souvent d’origine russe. En France, l’information a été reprise dans un article du Point du 15 octobre signé Caroline Galactéros, qui spéculait sur un « axe militaire sino-russe » en Syrie.

Pourtant, depuis le 8 octobre, la Direction politique chinoise dément formellement ces rumeurs par la voix du porte parole du MAE. La mise au point a été reprise le 14 octobre par un éditorial du Global Times, surgeon du Quotidien du Peuple, organe officiel du Parti : « Ce n’est pas la Chine qui a apporté le chaos en Syrie. Pékin donc n’a aucune raison de se précipiter en première ligne et d’ajouter encore à la confrontation ». Dans une dépêche du 10 octobre, Xinhua précisait que le Liaoning, considéré par la marine chinoise comme un bâtiment école, était en phase de tests et d’entraînement, confirmant implicitement le jugement de tous les experts sur la faiblesse de l’aéronavale chinoise.

Pour l’instant en tous cas, et toute considération doctrinale mise à part, cette précision technique souligne l’impossibilité opérationnelle que les chasseurs J-15 interviennent aux côtés des Sukhoi russes.

Il est vrai que, motivés par la volonté de résister aux États-Unis et aux influences politiques intrusives qu’ils véhiculent, la Chine et la Russie se retrouvent depuis une vingtaine d’années dans une connivence géopolitique opposée à Washington et à ses alliés. Mais l’examen des attitudes chinoises, l’ampleur et la densité des liens commerciaux et de coopération entre la Chine et les États-Unis, montrent que Pékin tente de tenir à distance les réflexes de guerre froide qui portent le risque d’un face à face obligé avec Washington, aux côtés de Moscou.

Les plus récents indices, confirmant que les stratégies de la Chine et de la Russie ne sont pas complètement homothétiques, se lisent dans l’extrême prudence du régime chinois face aux engagements armés de Moscou en Ukraine et en Syrie. Au contraire, fidèle à ses principes de non ingérence militaire, la Chine répète que la seule solution au problème syrien est diplomatique.

*

Chine – Russie : un rapprochement stratégique.

Moscou et Pékin se sont progressivement rapprochés depuis 1989, année du rétablissement des relations normales après plus de 20 ans de brouille sévère. Sept ans plus tard en 1996, fut créé, dans la zone tampon de l’ancienne Asie Centrale Soviétique, le Groupe de Shanghai, devenue en 2001 l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) dont le but, d’abord caché, puis de plus en plus clair, est de faire pièce aux menées américaines sur les franges de la Chine et de la Russie.

En 2001, la signature du très médiatisé traité d’amitié et de coopération, puis en 2005, du partenariat stratégique, donnaient à la relation une ampleur nouvelle et globale. S’il est parfois galvaudé par les Chinois qui le mettent volontiers à toutes les sauces pour flatter leurs interlocuteurs, le terme « stratégique » s’applique en revanche sans conteste à la relation sino-russe, même si le rapprochement entre les deux est encore traversé par de nombreuses arrière-pensées.

Depuis 2012 – 2013, une nouvelle dynamique est en cours entre Moscou et Pékin avec l’arrivée au pouvoir en Chine de la mouvance très nationaliste des « princes rouges » dont Xi Jinping est l’un des plus emblématiques chefs de file. Elle s’est récemment matérialisée par la succession des parades militaires à Moscou et Pékin, encadrant des manœuvres navales sino-russes en Méditerranée en mai 2015 (une première pour la marine chinoise) et une réplique, 3 mois plus tard, sous le nez de Tokyo, à proximité de Vladivostok.

Précédant ces manœuvres navales rehaussées par les commémorations très martiales des victoires sur l’Allemagne nazie et l’empire nippon, la Russie annonçait en avril 2015, la vente à la Chine de 8 batteries de missiles S-400 pour la somme de 3 Mds de $. Pékin devenait ainsi la première armée non russe à mettre en œuvre cet équipement que Moscou n’avait jusqu’à présent pas exporté. L’exception faite pour la Chine donnait à la vente un fort contenu stratégique.

Une stratégie alternative, opposée à celle de Washington et des Occidentaux.

Entre temps, avait eu lieu du 8 au 10 juillet 2015, le double sommet des BRICS et de l’OCS, organisé à Ufa, en Bachkirie à 1200 km à l’Est de Moscou. L’épisode a été perçu par nombre d’observateurs comme le dernier symbole en date de la contestation de l’hégémonie de Washington.

Il rassemblait autour de Vladimir Poutine et du Président Xi Jinping les chefs d’États de l’Afrique du Sud, de l’Inde et du Brésil accompagnés par ceux de 4 pays d’Asie Centrale et leurs homologues d’Afghanistan, d’Iran, de Mongolie et du Pakistan, venus en observateurs, mais dont certains, comme l’Inde, la Mongolie et l’Iran, pourraient assez vite être intégrés dans l’O.C.S, sur proposition de Moscou et de Pékin.

Ayant mis sous le boisseau les rivalités sino-russes en Asie Centrale et les aigreurs nées dans le sillage des relations commerciales (voir la note de contexte), l’exercice de haute diplomatie suivait plusieurs années fertiles en tensions entre, d’une part les Occidentaux et le États-Unis et, de l’autre, la Chine et la Russie sur la question ukrainienne, la Syrie et l’Iran, à quoi s’ajoutent les raidissements militaires en mer de Chine du sud entre Pékin et Washington.

La tendance née au milieu des années 90 s’accélère et se lit dans la succession des vétos posés conjointement à l’ONU depuis 8 ans par Moscou et Pékin contre les propositions occidentales (mais pas seulement) sur les situations politiques au Myanmar (janvier 2007) et au Zimbabwe (2008), qui furent suivis d’une rafale de 4 vétos chinois et russes sur la question syrienne entre 2011 et 2014. Chaque fois le refus sino-russe s’opposait à une initiative américaine ou occidentale.

Au moment où Washington et les autres membres du P5+1 viennent de signer à Vienne un accord nucléaire avec l’Iran, principal soutien de Bashar el Assad au Moyen Orient, la connivence sino-russe sur la Syrie et la présence de Téhéran à l’Ufa confirmaient l’intention d’une stratégie alternative, d’autant que, par ailleurs, les conditions de l’accord avec Téhéran recoupaient la position toujours défendue par Pékin et Moscou, par principe opposés aux sanctions contre Téhéran.

Enfin, les riches ressources des pays de l’O.C.S (25% du pétrole mondial, 50% du gaz naturel, 35% du charbon et 50% de l’uranium) et, surtout, l’engagement au sol de l’armée iranienne contre Daesh, déclenché en même temps que les frappes aériennes des Sukhoi russes en Syrie, donnent du poids à la manœuvre dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle trouble le jeu des Occidentaux et de Washington.

Un récit historique national sans rupture.

En arrière plan plane la connivence anti-américaine qui prend sa source à Moscou et à Pékin dans l’aversion des dirigeants chinois et russes face aux stratégies intrusives de Washington en Europe de l’Est, en Asie Centrale et dans le Pacifique occidental. Sur ce point, la communauté de vues s’enracine dans l’histoire et sa continuité. Tout comme Poutine critique la « déstalinisation », le Président chinois rejette becs et ongles la « démaoïsation », considérant que la rupture historique et la condamnation du passé furent les principaux ferments de la chute de l’URSS.

Par ces temps de difficultés socio-économiques en Chine, le Parti qui craint pour sa pérennité, présente plus que jamais Gorbatchev comme le fossoyeur responsable de l’éclatement de l’Empire soviétique et, à l’inverse, Poutine comme un héros capable de tenir tête aux États-Unis et de restaurer le prestige de la Russie. Tandis que le n°1 russe se réfère à Yalta en même temps qu’à Staline, Xi Jinping redonne vie au mythe maoïste.

Soucieux de construire un récit national héroïque sans tâches qui conforte leur pouvoir, tous deux sont farouchement opposés à la repentance, aux ruptures historiques et, in fine, aux menées américaines conduites à leurs approches pour, s’appuyant sur la vérité historique et le droit international, fomenter, au nom de la démocratie à l’occidentale, des changements de régime à leurs portes.

Chacun aura compris que Moscou et Pékin ne voient pas les menées stratégiques américaines sur les marches de la Chine et de la Russie comme les vecteurs d’un progrès démocratique, mais comme la poursuite du vieux projet américain de la guerre froide « roll back Russia, contain China ».

*

Il reste que, pour l’heure, la souplesse protéiforme des stratégies chinoises indique que Pékin refuse de se laisser enfermer avec Moscou dans un face-à-face avec les États-Unis qui rappellerait la guerre froide, dont Pékin considère que Washington et Moscou sont les grands héritiers.

Conscient des effets pervers de ses affirmations de puissance qui défient l’Amérique en Asie, attisant aussi les méfiances anti-chinoises (Japon, Vietnam, Philippines) et, par contrecoup, le réarmement des appareils militaires de toute la zone, Pékin, fidèle à ses réflexes d’accommodement des contraires, accompagne son durcissement nationaliste dans le Pacifique occidental par une politique étrangère spectaculaire.

Tout en prenant soin de tenir à distance les réflexes de guerre froide, le jeu chinois qui, en mer de Chine du sud, défie frontalement la marine américaine, opère par ailleurs un vaste contournement des stratégies de Washington par l’Asie du Sud-est, l’Asie Centrale, le Moyen Orient et l’Europe, articulé autour du projet « une route, une ceinture » en Anglais « one belt, one road – OBOR - », en Chinois « Yi Lu Yi Dai, » contraction de « yi ge sichoulu, yi ge jingji dai ; 一个丝绸路,一个经济带, une route de la soie et une ceinture économique ».

++++

Le Pragmatisme protéiforme chinois se garde du réflexe des blocs.

Depuis le milieu des années 90 Pékin et Moscou développent une stratégie alternative commune, posant un défi à la puissance univoque américaine. L’un des derniers symboles de ce positionnement fut, en juillet 2015, le double sommet des BRICS et de l’OCS à Ufa, qui regroupait autour de Vladimir Poutine et de Xi Jinping l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud, 4 pays d’Asie Centrale, la Mongolie, le Pakistan et l’Afghanistan.

A bien y réfléchir, c’est dans ce vaste enveloppement à vocation économique et commerciale que se perçoivent les plus grands contrastes entre Pékin et Moscou. D’une part, le pragmatisme mouvant des stratégies chinoises qui tentent de tenir à distance la mécanique dangereuse de la guerre froide. De l’autre, le réflexe des blocs hérité du KGB, épine dorsale de l’attitude de Poutine dont il se défend, mais qui le tenaille en réaction aux menées de Washington pour déstabiliser l’ancestrale sphère culturelle russe en Europe et ses approches stratégiques en Asie Centrale.

Même si Pékin craint autant que Moscou l’entrisme américain dans les anciennes républiques soviétiques à l’ouest du Xinjiang, marches méridionales de la Russie et un des grands itinéraires de la route de la soie entre la Chine et l’Europe, le Politburo chinois reste imprégné par les réminiscences du rapprochement sino-américain opéré par Mao et Kissinger en 1972.

Pour l’heure, son intérêt stratégique direct reste le Pacifique occidental et sa relation à la fois heurtée et obligée avec les États-Unis. Malgré les dissonances, la Maison Blanche et Pékin entretiennent une relation à ce point imbriquée et interdépendante qu’au-delà des provocations, des rodomontades nationalistes et des désaccords commerciaux, l’un et l’autre comptent sur le vaste éventail de leurs coopérations pour désamorcer les risques d’escalade militaire.

Un vaste éventail de coopérations avec les États-Unis.

Parmi les imbrications et les connivences les plus visibles, citons l’engouement des élites chinoises pour les études supérieures de leurs enfants aux États-Unis (Xi Mingze, 22 ans, la fille unique du Président chinois, est diplômée en psychologie de Harvard depuis le printemps 2015 où elle avait étudié sous un nom d’emprunt), le commerce bilatéral (593 Mds de $ en 2014, contre seulement 93 Mds de $ avec la Russie), moteur des économies sur les deux rives du Pacifique, la quête chinoise des technologies américaines indispensables pour la modernisation du pays, la crainte commune d’une déstabilisation djihadiste du Pakistan, puissance nucléaire proliférante au flanc sud de la Chine et enfin le rôle que joue Pékin dans la consolidation de l’accord avec Téhéran, vieil allié de la Chine avec qui la proximité remonte à l’antique Perse, il y a 13 siècles.

L’élan continu des échanges bilatéraux s’exprime notamment par le fait qu’en glissement annuel, le commerce bilatéral a, en 2014, progressé avec les États-Unis (+2,8%), alors qu’il régressé partout ailleurs, avec l’UE (moins 7,1%), avec le Japon (moins 11,2%) et avec la Russie (moins 29%). Tout ceci confirme que les stratégies du vieil Empire ne sont jamais un jeu à somme nulle. La proximité existentielle avec Moscou n’exclut pas la relation avec les États-Unis, à la fois repoussoir politique, rival stratégique et partenaire indispensable de la modernisation du pays.

*

Pékin refuse les ingérences militaires.

Enfin, les derniers indices et non des moindres que les stratégies internationales de Moscou et de Pékin ne sont pas complètement homothétiques, sont assez clairement apparus au travers des réactions de la Chine aux menées militaires russes en Ukraine, en Crimée et en Syrie.

S’il est vrai que les deux se sont souvent retrouvés à l’ONU pour écarter des sanctions contre l’Iran, puis, plus tard pour protéger Bashar el Assad d’une intervention militaire occidentale, Pékin, rejetant catégoriquement le « droit d’ingérence », s’est d’abord soigneusement tenu à distance de l’affaire ukrainienne.

En mars 2014, le porte-parole chinois rappelait les principes de non interférence dans les affaires intérieures des États, tout en précisant, comme pour excuser Moscou, mais sans élaborer, que « l’actuelle évolution de la situation en Ukraine pouvait s’expliquer ». La nuance signalait une hésitation et un dilemme. Alors que Moscou attendait un veto chinois à la résolution condamnant le référendum en Crimée, Pékin s’est contenté de s’abstenir.

Aux attaques des Sukhoi russes en Syrie, le Politburo chinois a réagi avec la même ambivalence. Le 30 septembre, puis le 1er octobre, après que la Douma ait approuvé les frappes russes, Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères qui ne fit pas mention de Daesh, appelait les Nations Unies à organiser une conférence internationale sur la Syrie. Surtout, après avoir reconnu que « la communauté internationale ne pouvait pas rester les bras croisés », il condamnait les « interférences arbitraires ».

Par principe opposé aux frappes militaires mais, hésitant à se désolidariser de Moscou et soucieux de ne pas rester en marge dans la solution du terrorisme global, le régime a, par la succession des analyses de son agence de presse officielle, livré quelques jalons du cheminement de sa réflexion.

On y lit d’abord une justification des frappes et une solidarité avec Bashar el Asad, puis un doute - « à quel jeu joue Poutine ? » - et, enfin, un soulagement, au travers d’une dépêche publiée le 9 octobre, commentant une entrevue entre Lavrov et Kerry sur les thèmes privilégiés par Pékin, mais encore très improbables, de la désescalade et d’un règlement politique. Le ton très approbateur de Xinhua confirmait que Pékin gardera ses distances avec les frappes militaires russes.

*

Et s’il est vrai qu’à l’occasion la presse du régime montre son admiration pour l’audace de Poutine, ses qualités de chef politique ayant redonné sa fierté au peuple russe, exprimant une capacité originale à résister à la vision univoque du monde de Washington, tout indique que le cœur des préoccupations stratégiques de Pékin se trouve toujours dans le Pacifique occidental et dans ses relations turbulentes mais obligées avec les États-Unis.

Le projet de retour de puissance de Moscou est sous-tendu par le même objectif : redonner à la Russie les moyens de résister aux arrogances de la Maison Blanche. Mais cette rivalité à trois, où la Chine et la Russie se cabrent contre l’Amérique, le regard fixé sur sa puissance et guettant son déclin, laisse en plan la solution de la question syrienne et du terrorisme islamiste.

Enfin, la vérité oblige à dire que, dans une situation extrêmement violente où, soutenu par Téhéran et Moscou et avec une extrême prudence par Pékin, le régime alaouite, s’accroche au pouvoir au prix de massacres récurrents de sa population, tandis que, dans le même temps, les dérapages sanglants du projet de Califat global menacent l’Occident d’une rupture civilisationnelle radicale à coups de destructions, de viols et de têtes coupées diffusés sur Youtube, le parti pris de Pékin prônant une issue négociée, est certes vertueux, mais il est plus proche de la posture que d’une solution réaliste.

Ni Pékin qui rejette toute action de force en observant une prudence de Sioux, ni Moscou et Washington qui refusent de s’engager au sol, étrangers à la zone et aux haines entre Sunnites et Chiites, ne détiennent les clés d’une solution de l’imbroglio syrien. Le chemin du règlement, s’il existe, passera d’abord par les États de la région et par le dépassement de leurs rivalités religieuses et politiques pour s’allier contre les fous de Dieu de l’État Islamique. Ce qui supposerait que les Sunnites du Golfe s’allient à la fois aux Chiites d’Iran et à l’armée Bashar el Asad dont ils veulent la perte, contre les Sunnites de Daesh.

++++

NOTE DE CONTEXTE

Les non-dits de la relation sino-russe. Mythes et réalités.

Le 10 juin dernier, Zhang Dejiang, Président de la Conférence Consultative du Peuple chinois, n°3 du régime, était à Kazan en visite à l’usine d’hélicoptère, dans le cadre d’un projet de fabrication en Chine, en coopération avec Moscou, du futur hélicoptère lourd sino-russe.

Les commentateurs de la relation sino-russe notent avec raison que les rapports entre Moscou et Pékin restent troublés par d’intenses arrière-pensées. Il est cependant nécessaire de mettre les différends en perspective. Même s’ils sont encore très vivaces, l’intérêt bien compris des deux contribue à les atténuer.

Les aigreurs rémanentes entre les deux grands voisins s’enracinent d’abord dans le souvenir de la compétition idéologique entre Mao et Staline. Les méfiances ont d’autant moins disparu que la rivalité idéologique qui avait pris en otage le dogme marxiste, créant des chapelles d’allégeance à l’intérieur même du bloc communiste de la guerre froide, avait, en 1969, dégénéré en un bref conflit militaire à la frontière nord de la Chine. La mèche avait été allumée par Mao qui, dès 1964, exaspéra Khrouchtchev en dénonçant les accords territoriaux signés avec la Russie impériale par la dynastie mandchoue (1644 – 1911). La querelle qui couvait depuis les années 50, dura jusqu’en 1989.

Aujourd’hui, les inquiétudes sont encore attisées par la baisse brutale des échanges (énergie et équipements militaires russes contre le flot des produits de consommation courante chinois) due à la contraction de la demande chinoise (1), ce qui brouille l’image d’une relation idyllique que les deux capitales s’efforcent de faire valoir. A quoi s’ajoutent deux sujets de tensions récurrents, répétés à l’envi par nombre d’analystes : l’irritation des ingénieurs russes après les captations par les Chinois de la technologie des Sukhoi dans les années 90 (2) et la vieille crainte née du déséquilibre démographique dans l’Extrême Orient russe où certains, à Moscou, redoutent le développement de colonies chinoises (3).

D’autres tensions sous-jacentes parasitent la relation, enveloppées dans deux séries de non dits. D’abord, les rivalités en Asie Centrale où la Russie constate l’effritement de son influence remplacée par celle des pragmatiques chinois bardés de leurs finances ; ensuite les difficultés des contrats gaziers du siècle (38 Mds de m3 par an pendant 30 ans, à l’Est, signé le 21 mai 2014 et, en négociations, 30 Mds de m3 pendant 30 ans l’ouest). Les deux recèlent des controverses sur le prix, à propos duquel ni Moscou ni Pékin ne communiquent. Les non-dits sur les prix sont encore compliqués par les dissensions sur le financement des « pipes » et le choix de leurs trajectoires venant de Russie. Gazprom privilégiant le trajet Ouest et Pékin les livraisons à l’Est (par bateau ou par gazoducs), proches des centres industriels et des consommateurs.

*

Notes.

1.- Selon les chiffres OMC du mois d’août, au premier semestre 2015, le commerce bilatéral était en baisse de 29% par rapport à la même période 2014.

2.- Les aigreurs semblent dépassées puisqu’au printemps 2015 un voyage du vice-premier ministre Dmitri Rogozin à Hangzhou où il a rencontré le vice-premier ministre Wang Yang, a permis de jeter les bases de la construction en Chine d’hélicoptères russes. Un article du China Daily du 10 septembre confirmait l’avancement du projet qui envisage de commencer en 2016 la fabrication d’un hélicoptère lourd dont le premier exemplaire sera pourvu de la turbine à gaz russe Lotarev D-136 qui équipe déjà les MI-26.

Selon Lin Zuoming, PDG d’AVIC, le nouvel hélicoptère lourd chinois pourrait accomplir son premier vol d’essai en 2020. D’une capacité d’emport de 10 tonnes, ou 100 passagers, à une vitesse maximum de 300 km/h et un rayon d’action de 630 km, il sera capable de voler à des altitudes supérieures à 5000 m. C’est à dire au Tibet dans le cadre d’une opération de répression contre une insurrection, ou pour réagir à des catastrophes naturelles en haute altitude comme le tremblement de terre du Sichuan en 2008. Selon les concepteurs, le nouvel hélicoptère viserait 25% du marché mondial.

L’appareil sera une concurrence pour les autres types d’hélicoptères lourds en service, parmi lesquels : Le MI-26 russe (capacité d’emport 20 tonnes, vitesse 265 km/h, rayon d’action 590 km) ; le CH-53E américain de Sikorsky (capacité d’emport 15 tonnes, vitesse 300 km/h, rayon d’action 1000 km ; le CH-47 Chinook de Boeing, (capacité d’emport 10 tonnes, vitesse 300 km/h, rayon d’action 2000 km) ; le NH 90, européen (capacité d’emport 4 tonnes, vitesse 260 km, rayon d’action 900 km). Aucun des concurrents du futur hélicoptère chinois n’a la capacité de voler à plus de 3500 m.

3.- La crainte exprimée par les conservateurs russes ne se vérifie pas. S’il est vrai que les mouvements de population sont nombreux, les colonies de peuplement chinoises restent marginales. Au lieu de la colonisation sauvage redoutée, le partenariat sino-russe favorise plutôt un développement concerté de la Sibérie orientale.

 

 

Au Pakistan, des Chinois à nouveau victimes des terroristes

[28 mars 2024] • Jean-Paul Yacine

Munich : Misère de l’Europe-puissance et stratégie sino-russe du chaos

[22 février 2024] • La rédaction

Au Myanmar le pragmatisme de Pékin aux prises avec le chaos d’une guerre civile

[9 janvier 2024] • Jean-Paul Yacine

Nouvelles routes de la soie. Fragilités et ajustements

[4 janvier 2024] • Jean-Paul Yacine

Chine-UE. Misère de l’Europe puissance, rapports de forces et faux-semblants

[15 décembre 2023] • François Danjou