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›› Politique intérieure

Réflexions sur les origines de la corruption et ses remèdes

Xi Jinping s’entretient avec Wang Qishan, n°5 du Politburo, président de la Commission de discipline du Parti, grand ordonnateur de la lutte anticorruption. Avant d’engager le fer contre les hauts retraités du Parti jusque là intouchables, les deux se sont attaché l’appui de leurs collègues « princes rouges » et celui des proches de l’ancien n°1 Jiang Zemin.

Récemment a eu lieu à Beida un séminaire sur le traitement de la corruption qui mérite attention.

Alors que depuis le début de la campagne contre les prévaricateurs plus de 200 000 personnes ont été mises en examen et inculpées, avec pour la seule année 2015, une centaine de hauts fonctionnaires dont une douzaine de chefs militaires de haut rang, plusieurs PDG de grands groupes publics qui s’ajoutent aux 4 responsables nationaux et à la longue liste des fonctionnaires et hommes publics tombés depuis 2012 [1], Chen Guanzhong, de l’Université du Droit et des Sciences politiques de Pékin a mis les pieds dans la plat et pointé du doigt les lacunes de l’application du Droit qui plombent le fonctionnement du régime politique.

Chen a martelé que, quel que soit le niveau des cadres expulsés du Parti et condamnés, qu’il s’agisse de Zhou Yongkang ou de Xu Caihou, les plus grosses cibles frappées par la campagne, d’autres réapparaîtront si le Parti se dispensait de mettre en place des contre-pouvoirs efficaces. « Tout en garantissant le magistère du Parti », a t-il ajouté, « il nous faut dépasser l’actuel mécanisme d’équilibre des pouvoirs trop superficiel et inefficace dont le fonctionnement n’est seulement assuré que par quelques hauts fonctionnaires ».

Allant plus loin, il a suggéré que le système politique devrait être plus transparent et articulé autour du Droit. Si la campagne contre la corruption devait continuer, dit-il, les cadres devraient accepter de dévoiler leurs revenus et le public devrait avoir accès à plus d’informations officielles.

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Une fois de plus se pose la quadrature du cercle de la séparation des pouvoirs dont le régime se méfie, puisque, poussée au bout de sa logique, elle installerait un contrepouvoir indépendant menaçant le « magistère du Parti » que Chen Guangzhong dit vouloir préserver.

La note qui suit propose une analyse des origines de la corruption et un décryptage des intentions du pouvoir chinois dont on voit bien qu’il n’a pas l’intention de se couler dans le moule occidental de la prévalence du Droit et de l’indépendance de la justice. S’il est vrai qu’il réforme le système judiciaire, pour éliminer l’arbitraire et la corruption, il n’envisage cependant pas d’en abandonner le contrôle politique.

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Les causes endogènes de la corruption.

Ce n’est pas la première fois qu’un intellectuel pose la question de la pérennité de la lutte contre la corruption en examinant la possibilité que les dérives contre l’éthique puissent avoir une origine endogène au système, dépassant les responsabilités individuelles. En septembre 2014, Qiao Cuixia, directrice adjointe de l’Institut d’économie de l’Université Normale du Shandong, également membre de l’Académie des Sciences Sociales de la province et ancienne de l’École du Parti, signait un rapport où elle développait la thèse que la corruption serait nourrie par le fonctionnement même de l’appareil.

Une des idées maîtresses de l’étude reprise par de nombreux médias en Chine était que les cadres pourraient ne pas être forcément corrompus en début de carrière, mais que la machine politique telle qu’elle fonctionne les y pousserait, tant le système était articulé autour d’une compétition forcenée entre les fonctionnaires constamment sous pression et obligés de sacrifier la stabilité de la vie de famille, un des principaux facteurs de l’adultère, lui-même moteur de la corruption.

Qiao Cuixia mettait en garde : « le désastre sentimental des vies de certains responsables est directement lié à leurs conditions de travail. Il est impossible d’ignorer le vide émotionnel provoqué par de longues années de séparation conjugale (…) ». Et plus loin : « même quand les cadres ne vivent pas éloignés de leurs familles, leurs contraintes professionnelles les obligent à de fréquentes absences. Seulement 15% des cadres interrogés ont assisté à des réunions de parents d’élèves et 20% d’entre eux n’ont jamais pris de vacances avec leur famille. »

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En explorant les causes du fléau et ses remèdes et en haussant le débat d’un étage, surgit aussi l’hypothèse de la rémanence culturelle qui, en Asie et ailleurs, pourrait ne pas concevoir la séparation des pouvoirs. Pour autant, c’est bien la spécificité démocratique de Taïwan – partie du Monde Chinois – articulée autour d’une frontière claire entre le législatif et l’exécutif, à quoi s’ajoute l’indépendance de la justice, contredisant les discours culturels d’un ensemble inapte à la démocratie qui nourrit une partie de la nervosité du Parti à l’égard de la trajectoire politique choisie par l’Île.

C’est bien l’aversion du régime chinois pour la séparation des pouvoirs qui pousse l’oligarchie à prendre pour exemple le système politique de Singapour où le pouvoir est à la fois concentré et articulé autour d’un droit des affaires irréprochable et une justice inflexible, mais pas vraiment indépendante du pouvoir.

Les hypothèses culturelles de la corruption et la réminiscence « légiste »

Accusée d’avoir détourné 485 millions de $ avec son mari, cadre de la Banque de Chine, Kuang Wanfang, qui s’était enfuie aux Etats-Unis en 2001 arrive par avion spécial à l’aéroport de Fuzhou, le 24 septembre 2015, après que Washington ait accepté de coopérer avec Pékin dans sa lutte contre la corruption. Le couple avait déjà été condamné aux États-Unis en 2009 pour blanchiment d’argent et violation des lois sur l’immigration. (Photo Xinhua)

Au milieu de la somme des réflexions et des doutes sur les origines de la corruption consubstantielle ou non d’une culture et la manière de la combattre persistent quelques vérités bien établies.

La première est qu’en dépit des critiques externes et des suggestions venant de l’intérieur même du sérail, le modèle que se sont donné les dirigeants chinois n’est pas celui des démocraties occidentales.

Dans le mouvement vers la modernisation, articulé autour de plusieurs slogans qui vont du « rêve chinois » aux vastes projections le long des anciennes et nouvelles routes de la soie (Yi Lu Yi Dai) en passant par l’espoir d’une maîtrise technologique indépendante à court terme (中国 制造 2025 - Zongguo zhizao, made in China 2025), dans 10 secteurs [2], un arrière plan nouveau mérite attention.

Alors que la 4e génération au pouvoir était celle des ingénieurs et des économistes, la 5e recèle une proportion importante de juristes, dont les références ne sont pas toujours occidentales, mais renvoient aux anciens courants légistes de Shang Yang, Shen Buhai, Shen Dao et Han Feizi, du temps des Royaumes Combattants. En octobre 2014, Xi Jinping lui-même fit allusion à la règle impitoyable des Légistes, vieille de 24 siècles, lors d’un discours au Parti dénonçant la corruption.

Parmi les brillants juristes au pouvoir ou dans sa mouvance directe, citons Li Keqiang, premier ministre, Li Yuanchao, vice-président de la République, Wang Hunning, conseiller politique des présidents Jiang, Hu et Xi, Li Shulei, membre de la Commission centrale de discipline, He Yiting, n°2 de l’École Centrale du Parti et Huang Kunming, n°2 du département de la propagande.

Les 3 premiers sont membres du Bureau Politique, les 3 derniers qui furent les maîtres d’œuvre de la campagne de correction idéologique anti-occidentale lancée en 2014, sont des proches du Président et, si rien ne vient perturber leurs trajectoires, tous seront des candidats sérieux pour le prochain politburo en 2017 [3].

Enfin, en Chine comme dans toute l’Asie, plane au-dessus des idées politiques, la référence aux « valeurs asiatiques », énoncées en 1980 par Lee Kwan Yu, récemment décédé, puis reprises dans toute la région, contrepoint idéologique à l’idée que la démocratie à l’occidentale serait une valeur universelle.

Articulées autour de la philosophie politique prérévolutionnaire du despotisme éclairé européen, du présupposé de la sagesse chinoise popularisé par certains philosophes des « Lumières » et du réel succès de Singapour, les idées d’un régime à la fois autocratique, visionnaire et juste, portées par un gouvernement non soumis aux joutes démocratiques dangereuses pour l’harmonie, séduisent les élites chinoises.

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L’idéal du despotisme éclairé et les valeurs asiatiques.

La réforme de la justice engagée en 2014 et 2015 pour plus d’équité et de meilleurs droits accordés à la défense se déroule parallèlement à une sévère reprise en main des défenseurs des droits. Autant qu’on puisse en juger, son but n’est pas de rendre la justice indépendante, mais d’éradiquer les dysfonctionnements, la corruption, l’arbitraire et les abus qui nourrissent le ressentiment populaire contre le régime (lire notre article Une réforme judiciaire aux caractéristiques chinoises)

La philosophie politique de Lee Kwan Yu que les délégations du Parti ne cessent d’étudier par de nombreuses visites dans la Cité État au rythme de plusieurs centaines par an, est fondée sur un pouvoir centralisé fort, choisi par cooptation, doté d’appareils policier et juridique très dissuasifs, assortis d’un cursus éducatif influencé par la règle confucéenne d’obéissance spontanée aux anciens.

Mais s’il est vrai que l’arrière plan confucéen de ce schéma politique est un gage d’harmonie sociale rassurant pour le pouvoir, son effet pervers est qu’il ne favorise pas les remises en question ni l’innovation, pourtant un des chevaux de bataille du Parti et un des ingrédients essentiels de la modernisation.

Enfin, signe des temps et des préoccupations changeantes du pouvoir, alors que dans les années 90 les stages à Singapour traitaient de l’administration publique, de la gestion économique et de l’économie politique, ces dernières années, l’intérêt s’est déplacé vers les affaires sociales, la protection de l’environnement, la lutte contre la corruption et la gestion des crises [4].

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L’autre constante est que la civilisation chinoise continue d’accorder une importance primordiale à la confiance basée non pas sur la sèche prévalence du Droit, mais sur la qualité des relations humaines développées par les réseaux (Guanxi) dont la densité traverse forcément la séparation entre les affaires et la politique.

Constituant mécaniquement un terreau favorable à la corruption, cette réalité forme le principal obstacle au projet de redressement éthique du Parti qui réfute la séparation des pouvoirs, tout en réaffirmant sa détermination à rester sans partage à la tête de la Chine, grâce au modèle singapourien.

La Chine, principal défi aux thèses de Fukuyama.

Dans un échange avec la société Strategic Forcasting Inc. (STRATFOR), dirigée par le néo-conservateur Georges Friedman, Francis Fukuyama a récemment exploré la constante culturelle chinoise qui accorde plus d’importance aux relations de confiance tissées par une longue connaissance réciproque entre individus qu’à la prévalence du Droit.

Pour l’auteur de « la Fin de l’histoire et le Dernier homme », inspiré des thèses de Kojève, le retour sur la spécificité chinoise est d’autant plus méritoire que le frein culturel chinois contredit sa théorie d’un futur de la planète calibré par le modèle politique de démocratie à l’occidentale.

D’emblée, le politologue américain ne partage pas la condescendance habituelle des Occidentaux à l’égard du système politique chinois. Fukuyama constate en effet que le régime chinois « mis en œuvre par des responsables politiques de qualité peut s’avérer plus efficace qu’un système démocratique soumis à la règle du Droit et aux joutes électorales démocratiques entre plusieurs partis ». Pouvant faire l’impasse sur des campagnes de lobbying visant à séduire l’opinion et protégé de l’influence des groupes d’intérêts, il permet des choix difficiles de long terme.

Dans un contexte où la confiance entre les protagonistes d’un accord compense la faiblesse du droit, qu’il s’agisse des affaires ou du contrat politique national, le seul risque d’accident politique interne résiderait dans le non respect des termes du contrat par le pouvoir qui mettrait en danger les avantages de la classe moyenne. A la fois très nationaliste, attachée à ses avantages et peu désireuse de redistribuer ses richesses à la vaste proportion de pauvres et de migrants qui tentent de s’intégrer dans le puissant processus d’urbanisation en cours, la classe moyenne n’est, pour l’heure, pas prête à s’insurger contre le régime.

Dès lors la survivance d’un système qui privilégie l’aspect moral de la confiance au sein des réseaux, mais forcément battue en brèche par l’extension des affaires hors du cercle des proches dignes de foi, ne peut-être assurée que par une règle implacable imposée par le sommet. En Chine, la transition en cours n’est donc pas celle de l’arriération chinoise vers la modernité juridique et politique occidentale, mais celle du vieux modèle moral et familial confucéen vers celui plus brutal des Légistes [5] seul capable d’imposer la morale sociale hors du cercle des « guanxi » où la confiance va de soi.

Le glissement des plaques tectoniques du système philosophique et politique chinois d’une norme confucéenne articulée autour de l’harmonie bénévolente au sein d’un cercle de morale idéale où règnerait en théorie la bonne foi, vers la haute mer d’une société moderne sévèrement contrite par la règle des Légistes dont se réclame Xi Jinping ne va pas sans effets pervers et dommages collatéraux. Ceux-ci se lisent dans la longue suite des mises en accusation pour corruption qui s’allonge impitoyablement depuis 2012 et provoque une paralysie de l’administration. En dépit de ses conséquences néfastes, tout indique qu’elle ne s’arrêtera pas en chemin.

Pour Eric Deschavanne, professeur de philosophie, membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV, « La Chine est le principal défi auquel se trouve confrontée la thèse de la fin de l’Histoire de Fukuyama ». (…)

Il ajoute, « la civilisation chinoise est ancienne et solide, et l’on peut légitimement se demander si celle-ci est soluble dans la civilisation libérale moderne. Au regard d’un Chinois, la domination philosophique, économique et politique de l’Occident peut apparaître comme une parenthèse destinée à être refermée lorsque la Chine aura recouvré les moyens économiques de sa renaissance.

(…) « Le pari de Fukuyama s’appuie à l’inverse sur l’argument selon lequel on ne peut séparer durablement libéralisme économique et libéralisme politique. La croissance économique génère la naissance d’une classe moyenne qui aspire nécessairement aux standards de vie qui sont ceux de l’Occident démocratique. A-t-il raison ? Réponse dans le demi-siècle à venir ».

Note(s) :

[1Général Xu Caihou, ancien Commissaire politique de l’APL, expulsé du Parti, cassé de son grade et décédé d’un cancer avant sa comparution devant une cour martiale, Zhou Yongkang, ancien chef de la sécurité d’État et président de la Commission des lois, n°9 du politburo, condamné à la prison à vie, Ling Jihua, ancien chef du secrétariat général du Parti, démis de ses fonctions, expulsé du Parti en attente de jugement, Guo Boxiong ancien chef de l’État-major général à la retraite, cassé de son grade expulsé du parti, en attente de cour martiale, Su Rong, n°2 de la Conférence consultative politique du peuple chinois, démis de ses fonctions, exclu du Parti et en attente de jugement.
A ces très hauts dignitaires du Parti purgés par la campagne s’ajoutent près de 100 membres du Comité Central, PDG et fonctionnaires de niveau ministériel ou provincial et plus de 40 généraux. Les derniers en date sont, en octobre 2015 : Su Shulin, Gouverneur du Fujian ; en novembre 2015 : Lü Xiwen, n°2 du Parti à Pékin, Ai Baojun, Vice-maire de Shanghai, Bai Xueshan, n°2 du parti au Ningxia, Yao Gang, n°2 de la Commission de régulation boursière, Si Xiamen, PDG de China Southern, Zhu Fushou, PDG de Dongfeng ; en décembre 2015 : Chang Xiaobin, PDG de China Telecom, Chen Anzhong, n°2 de l’ANP du Jiangxi ; en janvier 2016 : Chen Xuefeng, n°1 du Parti de Luoyang, Gang Donggai, n°2 du bureau des affaires taïwanaises, Wei Hong, gouverneur du Sichuan, Shen Weichen, n°1 du parti de Taiyuan.

[2Microprocesseurs, machines industrielles, robotique, aéronautique, espace, transports maritimes et ferrés, véhicules hybrides, centrales électriques et les nouvelles énergies, mécanisation de l’agriculture, nouveaux matériaux, produits pharmaceutiques et équipements médicaux. Tous sont les secteurs où la Chine ambitionne de concurrencer à terme les ténors mondiaux.

[3Agnès Andresy « Xi Jinping, la Chine rouge nouvelle génération », l’Harmattan 2013.

[4Agnès Andrésy « Xi Jinping, la Chine rouge nouvelle génération », l’Harmattan 2013.

[5Le légisme (école des lois : 法治) désigne un courant philosophique chinois né au VIIIe siècle av-JC prônant un pouvoir fort reposant sur des institutions étatiques centralisées et des lois répressives. Suivant les époques et les auteurs leur nombre varie ; néanmoins, même si la sensibilité légiste est diffuse, on peut reconnaître quatre grandes figures : Shang Yang, Shen Buhai, Shen Dao et Han Fei. Voir Jean Levi, La doctrine du légisme en Chine, à l’origine des théories du pouvoir fort

 

 

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