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›› Société

Mon Pékin

Il y a 30 ans, Pekin était une ville horizontale, faite d’un unique périphérique, avec des « hutong » et des cours carrées, pas plus hautes que le mur d’enceinte de la cite interdite.

L’avenue Chang’An n’avait que deux voies, deux larges pistes cyclables bordées de grands arbres majestueux qui, en été, apportaient l’ombre. Sur des supports de bambous accrochés en travers des branches on faisait sécher couettes et vêtements. A partir du mois d’octobre, dans les escaliers des immeubles on stockait d’énormes quantités de choux chinois.

Les maisons et leurs pas de portes donnaient sur l’avenue et la société pékinoise vivait là, les vieux jouant à d’interminables parties de cartes, de dames ou de go ; les petites épiceries vendaient du lait, des yaourts dans des pots en grès et des briquettes de charbon stockées sur la rue ; elles voisinaient avec de minuscules producteurs de vinaigre et des hangars à céréales. Tout ce beau monde composait un village social séparé, presque indépendant, avec ses crèches, ses écoles et sa poste.

Le grand marché de Dongdan était encore à l’heure du rationnement, tickets contre fruits, légumes, morceaux de poulet ou de porc. Les artisans de rue fabriquaient des couettes en soie et coton, des meubles en bambou et, à Xidan, on vendait du miel à la louche, des pâtes ou des raviolis à la pesée. La ville baignait encore dans son « jus » de la fin du XIXe siècle, avec au sud de Tian An-men son quartier textile, à l’est ses couteliers, au sud-ouest vers Baiyunguan, les menuisiers et, au nord, à Gulou les entrepôts de lait et de céréales.

C’était il y a à peine plus d’un quart de siècle, mais les Laowai 老外 (étrangers) étaient encore confinés à l’intérieur de la muraille fictive qui deviendra le 3e périphérique. A l’époque, bordée de panneaux écrits en russe, anglais, français et chinois, elle interdisait, comme du temps des « Boxeurs », aux « non Chinois » de sortir de la ville, sauf pour se rendre à Badaling, visiter la grande muraille.

Alors que se préparaient les grandes réformes de Deng Xiaoping, les quelques hommes d’affaires présents dans la capitale se retrouvaient des journées durant non loin du zoo municipal et du « parc des bambous pourpres 紫竹院 » parqués à Xiyuan, dans le « supermarché chinois de la négociation », soumis à la « torture » des offres concurrentes instrumentalisées à l’infini par la bureaucratie plusieurs fois millénaire de la Chine impériale devenue communiste.

Dans ces marathons, nous Français et nos collègues anglais avions droit à un traitement particulier qui n’était pas de faveur. Avant même le début du rituel des négociations, « mise en bouche » annonciatrice de la suite, nous étions conviés à écrire une lettre d’auto-flagellation pour condamner le sac du Palais d’été survenu un peu plus d’un siècle auparavant, à peine un clin d’œil dans la longue mémoire de la Chine.

Mais alors que dans la jungle bureaucratique, nous nous battions pour décrocher des contrats, une colossale mutation urbaine se préparait.

Lire aussi Le gigantisme et la démesure. Un défi à l’esthétique.

Une vaste mutation urbaine.

A partir de la fin des années quatre-vingt, l’espace au-delà du troisième périphérique si longtemps interdit aux « Laowai », fut le terrain privilégié de bouleversements sans précédent, avec l’élargissement de Chang An à deux fois quatre voies, la destruction complète sur plus de huit kilomètres de tout le vieux Pékin situé sur le tracé du nouvel axe est-ouest qui, plus tard, accueillera à ses abords, les ministères, les sièges des banques et les états majors des grands groupes publics.

C’est à cette époque qu’ayant besoin de main d’œuvre bon marché, la ville commença à importer ses « migrants intérieurs » venant des provinces voisines. Arrivés à Pékin par le train, encombrés de leurs baluchons, une fois le premier choc de la modernité passé, ils comprirent très vite que le tourisme ne ferait pas partie de leur programme.

Sévèrement encadrés et surveillés par l’administration des quartiers, ils durent se mettre au travail sur les chantiers, parfois jour et nuit avant d’aller, chaque soir, harassés de fatigue, s’effondrer sous les tentes de fortune ou, pour les plus chanceux, dans les tunnels creusés sous la ville par Mao quand il craignait une conflagration nucléaire avec Staline.

Petit à petit, les « soutiers du miracle » chinois parvinrent à faire venir leurs familles qui s’occupèrent de leur intendance, les hommes à la pioche et à la pelle le jour retrouvant le soir leurs femmes et leurs fourneaux de fortune.

Comme des « passe-murailles », ils se fondaient dans le paysage en mouvement de l’ancienne Khambalik des Mongols devenue près de huit siècles plus tard, la puissante et effervescente capitale de la dynastie communiste. Après la fin des années 90, le flux des migrants s’accéléra et s’élargit, venant de toutes les provinces, au point qu’entre 1989 et 1993 ils furent 1,5 millions à s’installer dans la vile et sa périphérie.

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La bataille pour les JO.

En 1993, la dynamique de relance initiée par Deng Xiaoping l’année précédente se grippa soudain. A Montréal, la ville de Pékin qui n’était pas prête, son cycle des réformes ayant à peine commencé, échoua à sa première tentative pour organiser les JO de 2000 attribués à Sidney.

C’est peu dire que les Chinois en éprouvèrent une amertume, persuadés, quatre années après la répression sanglante de Tian An-men, d’être toujours les victimes de l’hostilité occidentale.

Qu’à cela ne tienne. Alors que la ville devenue un vaste chantier hérissé de grues géantes, absorbait toujours plus de migrants intérieurs, venus cette fois de la Chine profonde, l’exécutif décida de ne plus rien laisser au hasard pour obtenir le privilège d’organiser les JO.

L’objectif fut cette fois fixé à 2008. S’il le faut on graissera la patte du CIO [1], on multipliera les campagnes de lobbying à l’extérieur et on forcera la nature pour montrer la ville sous son meilleur aspect. C’est ainsi qu’au passage de la Commission d’évaluation des jeux au cours de l’hiver 2000 toutes les pelouses du centre ville situées sur le passage des inspecteurs avaient été badigeonnées de vert.

Presque sans surprise, la Commission ayant décidé d’ignorer les critiques politiques autour des questions du droit des individus, la candidature de Pékin soutenue par Juan Antonio Samaranch et son successeur, le Belge Jacques Rogge remporta la victoire avec 53,3% des voix, loin devant Toronto (20,9%) et Paris (17,1%).

Voir le Rapport de la commission d’évaluation du CIO pour les Jeux de la XXIXe Olympiade en 2008. (document pdf)

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La puissante dynamique insufflée par cette victoire que le Parti transforma à son profit en un très efficace symbole nationaliste, rejaillit concrètement sur tout l’espace urbain. Après 2001, tandis qu’au nord sortaient de terre le village olympique sur 80 hectares et le stade « nid d’oiseau » imaginé par les architectes suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron, la ville construisit encore 3 périphériques, dont le 6e passe, au nord, à 30 km, du centre-ville.

La boulimie de constructions s’accompagna du percement de grandes transversales à coups de bulldozers ponctués par des ordres de destruction de quartiers entiers placardés sur les murs, tandis que la foule des « petits pékinois » était relogée dans les appartements plus spacieux des vastes forêts bétonnées des grands ensembles immobiliers de la périphérie.

Simultanément disparaissent les anciens avantages communistes. Dans les Danwei (单位) – unités de travail – le droit au logement fut aboli contre de modiques compensations, ce qui permit la destruction de quartiers entiers,tandis qu’arriva la deuxième génération de migrants venue prendre la place de leurs prédécesseurs engagés sur les chantiers.

Les nouveaux arrivés qui firent monter le nombre de migrants à 3 millions, ouvrirent des échoppes installées au bas des immeubles faisant la promotion des produits de leurs provinces ; ils devinrent aussi jardiniers, mécaniciens, réparateurs de vélos, employés dans le secteur des services ou Ayi 阿姨 [2].

Les « soutiers du miracle »

Mais la migration créa une fracture culturelle et sociale, les exilés de l’intérieur ne parvenant pas à se mettre en phase avec la nouvelle génération de la classe moyenne de la capitale.

Lire Les extraordinaires défis de la classe moyenne.

et L’éveil de la classe moyenne. 225 millions de Chinois, objets des attentions du régime.

Hypnotisée par la modernité high-tech, toute une frange de la nouvelle jeunesse a en effet déjà tourné la page du « vieux Pékin ». Plongée dans le monde virtuel d’internet et des paiements par téléphone (lire aussi La bourrasque du paiement en ligne.), elle prend ses distances avec la vieille Chine des traditions familiales encore chère au cœur des migrants dont l’enfant unique est resté chez les grands parents en province.

Pire encore, pour les plus cyniques, les parents sont devenus une contrainte dont la fin de vie s’étire tristement dans des mouroirs pour personnes âgées, loin de la famille, tandis que, le moment venu, la frontière se brouille entre les soins palliatifs et l’euthanasie.

*

Avant la date fatidique de 2008, la réussite des jeux devint la priorité indépassable du régime. Toutes les industries polluantes furent priées d’aller voir ailleurs, les usines sidérurgiques de Pékin déménagées au Shanxi et les centrales au charbon fermées dans un rayon de 100 km. L’affichage écologique devint peu à peu un message politique.

En décembre 2016, même les vélos électriques furent interdits sous prétexte que l’électricité était produite par des centrales au charbon. En même temps, commerce en ligne oblige, circulent en Chine des dizaines de milliers de cycles de toutes les couleurs, louables par internet, sans borne de retour, jetés comme un « kleenex » après usage, créant un capharnaüm de jantes et de guidons, finissant leur courte vie dans les canaux ou recyclés en province.

La décision très récente de créer une nouvelle capitale économique et industrielle à 100 km au sud de Pékin, est la toute dernière manifestation du pouvoir, décidé à créer un ordre social nouveau. Sous couvert d’harmonie, celui-ci sépare ainsi les 4,2 millions migrants de la bourgeoisie de la capitale supportant de plus en plus mal la promiscuité avec la plèbe venue des provinces qui, après avoir contribué à changer le visage de la ville, est priée de débarrasser le plancher.

Lors de mon dernier séjour à Pékin, début avril, j’ai découvert le nouveau visage de cette purification visuelle et sociale de la ville. Elle s’exprime par des messages très explicites placardés partout.

Encouragés par les Pékinois « de souche », les militaires, la police et les milices œuvrent avec des bataillons de pelleteuses pour, en quelques heures, ériger des murs de briques, caches misère d’un nettoyage social qui renvoie dans leurs familles la population des migrants, repoussant encore une fois aux calendes grecques l’intégration des « soutiers du miracle ».Triste Pékin !

Lire aussi : Les inquiétudes sociales du pouvoir.

Note(s) :

[1La plupart des « vieux » expatriés en Chine connaissent ces histoires. En rétribution de son appui le Président du CIO alors sur le départ, mais toujours influent, Juan Antonio Samaranch (baptisé « Ca m’arrange » dans les milieux du sport français qui se souviennent aussi de lui comme le meilleur promoteur de l’olympisme après Pierre de Coubertin), a reçu de la chine, un triplex dans un immeuble de Wangfujing (le quartier huppé au centre de Pékin), une maison de type allemand à Qingdao, un autre appartement a Hong Kong, tandis que son fils devint l’intermédiaire particulier de tous les contrats entre la Chine et l’Espagne.

[2Mot à mot « Tata », qui désigne affectueusement les employées de maison. Les « Ayi » du nord-est sont appréciées comme nourrices, la nature les ayant dotées d’une poitrine généreuse, celles de l’Anhui, sont connues pour bien tenir la maison, celles du Sichuan, pour leurs dons de négociations, celles du Guangdong ou de Hangzhou, pour leur finesse à traiter les corps et les coeurs, de nombreux pékinois, fonctionnaires, ou hommes d’affaires en devenir. Les femmes du Shandong devinrent conductrices de bus ou de taxis.

 

 

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