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›› Lectures et opinions

Les errements du Quai d’Orsay en Chine. René Viénet met en perspective les mémoires de l’Ambassadeur Claude Martin

René Viénet qui fut l’un des rares chercheurs deux fois exclu (par ses collègues) du CNRS pour « excès de lucidité » sur les réalités meurtrières du maoïsme (voir en annexe René Viénet par lui-même), a bien voulu rédiger pour Question Chine dans son style truculent, iconoclaste et non moins lucide, une vaste mise en perspective des mémoires de son camarade d’études chinoises et ami, l’Ambassadeur Claude Martin, « La diplomatie n’est pas un dîner de gala » aux Editions de l’Aube (ISBN 9782815927628, 946 pages. 29,90€).

Jetant une lumière crue sur les difficiles relations franco-chinoises depuis le milieu du XIXe siècle, il revient sur le rôle catastrophique aujourd’hui oublié de tous, joué par un diplomate français dans l’attribution de la concession allemande du ShanDong au Japon par le traité de Versailles.

A propos de Taïwan qui fut dans les années 70, longtemps après la reconnaissance de la Chine par Paris et après le départ de Charles De Gaulle, la cible d’une aberrante politique de transfert par la France de technologies nucléaires militaires étouffée dans l’œuf par Washington dont Claude Martin ne dit mot, René Viénet explique comment, dès 1981 toujours sous les pressions américaines - qui espérait que la France ouvre le chemin d’une reprise américaine des ventes d’armes après la promesse solennelle de Jimmy Carter d’y mettre fin - François Mitterrand saisira l’occasion du drame de TianAnMen pour céder à l’appel de mirifiques contrats qui mettront la diplomatie française, tourneboulée par le ministre Roland Dumas, pendant plusieurs années en position impossible en Chine.

Loin d’être exhaustif, le texte de René Viénet qui ajoute ses propres souvenirs à ceux de Claude Martin, s’enrichit d’un aperçu personnel du Monde Chinois et du Quai entrevus à travers son expérience industrielle de représentant à Taïwan de Cogema (de 1980 à 1998) et de délégué de la banque Paribas (1980-2000). /Question Chine.

Les errements de l’aveuglement et de l’ignorance.

Quiconque a travaillé en Asie pendant une trentaine d’années, y a généré quelques milliards de chiffre d’affaires pour l’industrie française, ne peut qu’avoir sédimenté une immense frustration et fureur à l’égard de la diplomatie française, souvent incompétente, fréquemment hostile, enflée au-delà du raisonnable, horriblement coûteuse pour le contribuable et ridicule dans son quotidien.

Faut-il parler de la diplomatie... ou d’un grand nombre de diplomates ? Le récent livre de Claude Martin sauve en partie la réputation de son corps de fonctionnaires, tout en accablant cruellement nombre de ses collègues et de ses ministres successifs. Cette charge est bienvenue si l’on en juge par son succès avec trois retirages dans les premières semaines de sa mise en librairie. Un succès exceptionnel.

Cela nous change du tristement célèbre ambassadeur Etienne Manac’h qui publia - sans crainte des lazzis - ses pesants et dérisoires Mémoires d’Extrême Asie, justement épinglés par Simon Leys.

Chacun se souvient de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, s’obstinant sur la Web TV d’une radio à convaincre, à propos des Ouigours du XinJiang, que les « Yoghourts sont musulmans ».

Ou encore de Claude Cheysson, le premier des ministres des Affaires étrangères de François Mitterrand, expliquant à des journalistes asiatiques médusés que la Chine et la Thaïlande ont une sensible frontière commune (la distance entre leurs frontières est comparable à celle entre la France et la Slovénie).

Plus préoccupant est de comprendre la part que la diplomatie peut revendiquer dans le déficit abyssal exponentiel (aux dépens de la France) qui caractérise les relations bilatérales économiques franco-chinoises ?

Et pour cela, on peut remonter à la reprise des relations diplomatiques en 1964, lorsque la France fut, non pas le premier, mais le trente-neuvième pays au monde (et le sixième en Europe occidentale) à reconnaître la République populaire de Chine, en renonçant aux relations diplomatiques avec la République de Chine réfugiée à Formose, l’île qui avait été de 1895 à 1945 une colonie japonaise.

Quatre ans après, les étudiants chinois de Paris manifestaient contre de Gaulle en le traitant - sur ordres des zélotes madame-maoïstes de l’ambassade - de « tête-de-chien » ; et six années plus tard Mao ZeDong, recevant à sa table le ministre André Bettencourt (qui levait son verre « au rôle de la France en Asie »), lui asséna : « Dien Bien Phu a été une victoire chinoise avec des mortiers chinois servi par des soldats chinois. Depuis ce jour, la France n’a plus aucun rôle à jouer en Asie ».

Jean-Pierre Raffarin surfe allègrement sur ce déficit exponentiel, car il est désigné sans décesser par le Quai d’Orsay comme le grand spécialiste français des affaires chinoises, mandaté chaque fois que le protocole exige un bonimenteur.

On ne se demande plus pourquoi. L’ancien premier ministre français avait commencé très fort à son premier retour de Chine, en 1976, pendant la sanglante « révo. cul. » qui allait s’achever avec la mort du Grand-Timonier, en expliquant avec componction à la télévision française que l’avenir du monde se déclinerait fatalement selon deux pensées, celle du président Mao et celle du président Giscard d’Estaing.

L’une de ces deux pensées s’est révélée plus performante que l’autre à l’export. L’extrait est l’un des plus regardés sur le site web de l’INA.

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Mais les relations bilatérales franco-chinoises ne relèvent pas seulement du tragique économique ou du comique politique, elles peuvent être quelquefois poisseuses, comme avec le ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou, Maurice Schumann, renvoyant en Chine à un sort peu enviable un jeune diplomate qui avait demandé l’asile politique lors d’une escale en transit à Orly.

Elles peuvent être aussi totalement incohérentes. John Chang 蔣孝嚴, fils (par la main gauche, il ne reprendra le patronyme paternel qu’après la mort de sa veuve) du futur président de Taiwan, Chiang ChingKuo, avait demandé un visa pour étudier en France. Il lui fut refusé. Cela n’empêchera pas cet étudiant de devenir un jour ministre des affaires étrangères de Taiwan.

Mais - dans le même temps - avec l’accord du Quai d’Orsay -, la France fournissait à Taipei un élément essentiel de l’arme nucléaire : un ensemble de cellules chaudes et la technologie du plutonium métal qu’on y produit.

Le Français qui - durant quelques années sur place -, de 1973 à 1975, assura avec succès ce transfert de technologies pour le compte de Saint-Gobain Nucléaire au sein de l’Institut de recherches militaires Chung Shan, termina sa mission le 29 juin 1975 par un déjeuner à Hong Kong, à l’invitation d’un vice-consul (récemment élevé à la dignité d’ambassadeur de France) qui le racontera peut-être dans ses propres mémoires.

Assez rapidement, cet atelier qui avait fait l’objet d’un article du Canard Enchainé au cours de la première semaine de septembre 1973, précisément pendant le voyage de Georges Pompidou en Chine titrant « Pompidou fait Ami-Ami avec Mao et la bombe avec Tchiang », fut démantelé et mis sous cellophane, à la demande de Washington - les États-Unis ayant, un an après le voyage de Richard Nixon à Pékin, décidé qu’il ne fallait pas que Taiwan se dote de l’arme atomique.

Son dépoussiérage (les poussières résiduelles de plutonium sont un danger considérable) vient d’être achevé, quarante années plus tard, par une entreprise française.

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Les longues racines des rendez-vous manqués.

Il est vrai que la France revient de loin : lorsque Jules Ferry, alors ministre des Affaires étrangères, décida de lancer - sans la déclarer ! - une guerre franco-chinoise aux funestes conséquences, celle de 1883-85. Ce fut sans grande logique, si ce n’est l’enrichissement de ses proches grâce aux mines de charbon du Tonkin.

Et même cette péripétie relève de l’anecdote plus que d’une explication fondamentale : Jules Ferry dont la citation la plus connue demeure celle stipulant que « Les races supérieures avaient un devoir d’éducation à l’égard des races inférieures », était mû par son irrésistible pulsion de détruire l’université technologique, laïque et francophone, de Ma Wei au FuJian, établie - aux frais de la Chine - par Prosper Giquel avec quelques douzaines d’enseignants ou d’ingénieurs français et adossée à un chantier naval qui fut à son époque le plus moderne à l’est de Suez.

(Lire Confusions, erreurs de jugement et faiblesse des perspectives.)

Cet ensemble fut espionné - avant même la guerre franco-chinoise - par un diplomate français, le consul Ernest Frandon qui en détailla les accès et les défenses en prévision de ce conflit, avec une prescience qui en dit long sur ce que les diplomates français avaient en tête, et avant même que Jules Ferry n’improvise dans l’incohérence une riposte armée à la mort du Commandant Rivière tué par les « Pavillons Noirs » eux-mêmes en rébellion contre Pékin.

Enfin, si l’on devait, pour faire court, monter en épingle un seul épisode, contingent, aux redoutables conséquences, montrant ainsi la nécessité de bien choisir ses diplomates, il faudrait évoquer le « Mouvement du 4 mai » (1919).

La révolution chinoise communiste commença bel et bien ce jour-là, il y a moins d’un siècle, deux années avant la fondation du PCC, avec l’implication des deux premiers marxistes chinois, Chen DuXiu et Li DaZhao, dans un mouvement de protestation estudiantin contre l’attribution au Japon, par les Alliés, des territoires à bail de l’Allemagne vaincue dans la province maritime du ShanDong. C’est Georges Clemenceau qui en décida sur les conseils de son ami et ministre des Affaires étrangères, Stephen Pichon.

Et ce diplomate français conçut cette stratégie également aberrante (Rappelons que la Chine devenue républicaine en 1911 avait été au coté des Alliés lors de la Grande Guerre, avec 150 000 travailleurs chinois creusant les tranchées) pour une raison futile que les historiens français ont balayé sous le tapis. Lors de la révolte des Boxeurs et le siège des légations, sous l’Empire mandchou, les fameux « 55 jours de Pékin » en 1900, sa réserve de grands Bordeaux avait été vidée par les défenseurs des légations européennes.

On trouve la trace de ce drame de cave affreux dans les Archives diplomatiques de La Courneuve. Ne pouvant pas en vouloir au sinologue et futur professeur au Collège de France Paul Pelliot qui avait fait le coup de feu pour défendre ses meubles, ni aux autres défenseurs qui s’étaient désaltérés sans autorisation, l’ambassadeur (et son épouse) avaient reporté leur rancœur sur les Chinois en général ; d’où la décision de faire, aux dépens de la Chine devenue républicaine entre-temps et une alliée face à l’Allemagne, un cadeau somptueux mais illégitime au Japon impérial - moins de vingt années après la rébellion des Boxeurs -, avec les conséquences que l’on sait pour l’avenir du communisme en Chine.

Ce cadeau n’empêchera pas le Japon impérialiste, une vingtaine d’années plus tard, de chasser la France de ses concessions en Chine, de s’emparer du Vietnam, alors colonie française et de décapiter au sabre.

Inutile de préciser que la diplomatie française refusa d’interrompre le paiement par la jeune République chinoise de la très lourde « indemnité Boxeurs » imposée à l’empire mandchou et, quand elle s’y résolut - plus tard que les autres puissances occidentales -, ce fut essentiellement en avantageant la Banque industrielle de Chine, où le frère d’un diplomate célèbre, Philippe Berthelot, avait planté ses doigts dans le pot d’une célèbre déconfiture financière !

En 1979, au moment de transférer son ambassade à Pékin, Washington décida d’y substituer à Taipei une représentation non diplomatique officieuse, dans le cadre d’une loi, le Taiwan Relations Act. Peu après mon entretien à cette occasion pour l’Express (alors dirigé par Jean-François Revel) avec le président Chiang Ching-kuo, j’en avais porté un projet (alors qu’il n’avait pas encore force de loi) au directeur d’Asie de l’époque Jean-François Noiville, afin que le Quai étudie l’option d’en faire autant. A cette époque, et depuis 1964, la France était totalement absente de Taiwan.

Je fus éconduit, diplomatiquement. De même que par Roger Vaurs, le directeur des relations culturelles du Quai, lorsque je lui suggérai, le même jour, d’établir un minimum de représentation universitaire et scientifique à Taipei et, pour le moins, une Alliance française pour diffuser notre langue vers les futurs partenaires économiques taiwanais de la Chine (aujourd’hui deux millions de Taiwanais ayant investi et travaillant en Chine contribuent à plus du tiers des exportations chinoises, et le groupe taiwanais Foxconn, fabricant de produits électroniques, y emploie un million d’ouvriers chinois).

On m’expliqua que tout Français était libre de ses initiatives, que la mienne était bien comprise, mais que la République n’y donnerait jamais suite. Quelques années plus tard, une cinquantaine d’employés (dont plusieurs diplomates) seront cependant salariés dans la représentation française à Taipei, officieuse, mais qui dépend très directement du Quai et - bien sûr - sans la feuille de vigne d’un institut hors-les-murs qui respecterait les convenances diplomatiques.

Quelques années après la rebuffade infligée par ces deux diplomates, mais à la suite de la signature d’un très important contrat de combustible nucléaire que j’avais initié et négocié pour la Cogéma, ce qui rehaussait ma crédibilité, le directeur adjoint du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai, Jean-Louis Gergorin, accepta néanmoins de rencontrer un vice-ministre taiwanais de passage en France pour une visite de La Hague. C’était ce ministre qui avait lancé le concept d’ « un pays deux systèmes », que reprendra Deng XiaoPing et qui reste le dogme des dirigeants chinois.

Ce diplomate français timoré n’acceptera pas ce que proposait son visiteur, que son Centre planche sur le sujet des relations économiques à venir entre Taiwan et la Chine (dont on mesure aujourd’hui l’importance décisive pour la paix en Asie), mais il deviendra quelques années plus tard - ayant pris de l’assurance et pantouflé dans l’industrie - l’un des principaux vendeurs à Taiwan d’armes françaises très sophistiquées, les missiles Matra-Lagardère.

J’avais prévu de rappeler ces quelques épisodes comiques, ou tragiques, ou simplement incohérents, et une ribambelle d’autres aussi significatifs, lors d’un numéro de duettistes que je devais assurer avec l’ambassadeur de France Claude Martin (dont l’exposé était plus sobre pour analyser l’actualité politique à Pékin) lors d’un récent débat dans un amphithéâtre parisien (le club Politique autrement).

Retenu en Asie, j’avais dû me décommander in extremis et je suis donc heureux de pouvoir citer ici - succinctement - ces incohérences « helzapoppinesques » en préliminaire de la recension d’un ouvrage, fouillé, copieux et passionnant, de Claude Martin : les mille pages des Mémoires de notre plus célèbre ambassadeur de France en Chine.

Le lecteur l’aura compris, dans mon appréciation très négative de la diplomatie française en général, je prends soin de reconnaître que nombre de fonctionnaires y travaillent avec compétence et sérieux : ils tranchent avec leur administration et, surtout, avec les ministres qui la manipulent. Parmi ces exceptions, l’auteur de La diplomatie n’est pas un dîner de gala qui a mis à profit les années passées depuis son ultime ambassade à rédiger ses Mémoires sous ce titre très pertinent dans son cas. Il aurait même pu, reprenant Boby Lapointe, en intituler la partie chinoise « Avanies et azeroles sont les mamelles du destin ».

*

Qu’il me soit permis d’avouer ma partialité : Claude Martin est un ami, croisé fréquemment au gré de parcours et sur des esquifs différents mais dans les mêmes eaux, depuis nos études de langue chinoise aux Langues orientales, puis un premier séjour en Chine presque aux mêmes dates.

Pour moi, sur le chemin de l’Université de Nankin, ce fut (après avoir entrevu Mao ZeDong en haut de la tribune de la porte de la Paix céleste, Tian An Men) la première de l’Orient est rouge, avec ses centaines de choristes, pour célébrer trois évènements majeurs en ce matin d’octobre 1964 : la chute de Khrouchtchev, l’anniversaire d’Enver Hodja et l’explosion de la première bombe atomique chinoise.

Pour Claude Martin ce fut, en cette même année 1964, son premier stage de jeune énarque à l’ambassade de France à Pékin et le début d’une vie consacrée à ce pays, de Paris ou en Chine même, où il fut l’ambassadeur français le plus remarqué - et sans doute le plus remarquable - à ce jour.

Des mille pages de ces Mémoires, je n’évoquerai pas ici sa participation active à la construction européenne, ni son ultime ambassade en Allemagne. Un autre pan entier du livre se dérobe également sous ma plume faute de compétences directes pour en parler : l’amitié et les relations intimes, confiantes, de l’auteur avec le monarque Sihanouk - qu’à la suite de Jean-François de Fuentes [Commentaire n°143], je juge sévèrement -, même si j’ai lu avec intérêt dans le livre de Claude Martin sa relation des efforts du Quai d’Orsay (après avoir jeté Sihanouk dans les bras de Kim Il-sung, puis de Pol Pot) pour soutenir les Khmers rouges contre le Vietnam et ainsi ne pas déplaire à Washington et la Chine, alors ligués contre Hanoï.

J’en viens donc à la partie la plus passionnante pour moi, comme, je le pense, pour beaucoup d’autres lecteurs : l’histoire d’amour complexe - et en grande partie contrariée dans le cadre de ses fonctions - de Claude Martin avec la Chine.

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Le poison intellectuel français.

Parmi les morceaux de bravoure de ces Mémoires de l’ambassadeur Claude Martin, rédigés avec verve, on lit avec délectation quelques portraits vengeurs et dévastateurs, notamment ceux d’Alain Peyrefitte, de Roland Barthes, de Jean-David Levitte (désormais de l’Institut), de Bernard-Henri Lévy, du ministre Sauvagnargues, de Nicolas Sarkozy, etc.

Mais si je devais proposer en bonne feuilles un extrait à Question Chine, ce serait la description de la soirée que Jean Daniel (oublié aujourd’hui, mais qui fut le grand vendeur de papier d’emballage de la « gauche caviar » parisienne pendant des décennies) demanda à Claude Martin d’organiser, en février 1981, avec des intellectuels chinois.

Quinze années se sont écoulées depuis l’épouvantable révo. cul. (1966-76) qui fit quatre millions de victimes, en particulier chez les enseignants, les artistes et les intellectuels.

Jean Daniel fait partie de la délégation que François Mitterrand, peu avant sa première élection à la présidence, emmène en Chine (et en Corée du Nord car c’est un pays cher à son cher ami Pelat. PyongYang lancera le premier timbre poste au monde à l’effigie de François Mitterrand et celui-ci y déléguera en 2009 Jack Lang - non pas hélas pour revendre ses abominables Colonnes de Buren - mais pour amorcer une possible reconnaissance diplomatique...).

Une dizaine de survivants chinois, célèbres, sont présents à la soirée organisée par Claude Martin, meurtris par des années de LaoGai, le goulag chinois, et de tortures, dont Qian ZhongShu et son épouse l’écrivain Yang Jiang, Bai Hua, le cinéaste Xia Yan (qui a eu les jambes cassées sur ordre de l’épouse Mao), etc., sans oublier le fantôme de l’écrivain LaoShe, suicidé par les gardes rouges.

Le directeur de l’Observateur leur fait observer qu’il est « écartelé » entre son-ami-Claude-Roy - si critique de la Révolution culturelle - et son-ami-K-S.-Karol - qui l’admire. D’une manière abjecte, la belle âme parisienne va faire la leçon pendant toute la soirée aux victimes qui ont survécu aux tueries de Mme Mao, avec un cynisme aussi affiné que s’il avait vanté la rugueuse qualité de l’étoffe de leur uniforme rayé à des survivants de Dachau : « (...) Pourquoi êtes vous si sévères avec Jiang Qing [Mme Mao] ? Chez nous, en tous cas, son rôle dans la Révolution culturelle n’a pas été perçu comme totalement négatif (...). »

Claude Martin a une qualité rare chez les diplomates français en Chine, c’est le spectre très large de ses accointances et amis, au-delà de la hiérarchie gouvernementale où il est admis car il connait ses sujets et parle la langue, mais aussi auprès de dizaines d’artistes, de comédiens, d’écrivains et de dissidents.

Au moment de quitter son ambassade, il a pris soin de saluer, avec un panache certain, le plus célèbre des d’entre eux, l’inoxydable Wei JingSheng, qui avait inauguré ses longs séjours en prison par la publication d’une adresse à Deng XiaoPing restée fameuse. C’était à propos de ses « quatre modernisations ». Wei avait insisté que ces quatre-là ne conduiraient pas à un résultat complet ni heureux si l’on oubliait la « cinquième modernisation » : la démocratie. Verdict pour avoir compté jusqu’à cinq : quatorze années de réclusion.

Dans ces contacts chaleureux avec les dissidents et par de nombreux voyages avec eux au fond des provinces, Claude Martin fait revivre deux de nos amis communs disparus qui furent de remarquables journalistes en Chine, Jean Leclerc du Sablon (pour Le Figaro) et Francis Deron, que Le Monde - qui l’avait recruté pour laver la honte des articles maolâtres de Patrice de Beer - finira par licencier.

Alors qu’il est directeur d’Asie au Quai, Claude Martin se trouve à Pékin lors des massacres du 4 juin 1989 et il en tire les conséquences lorsqu’un peu plus tard il aidera activement une vingtaine de leaders étudiants en fuite à trouver asile en France où il assure lui-même leur accueil, geste courageux pour un fonctionnaire qui sait que, tôt ou tard, il deviendra ambassadeur à Pékin et que cette solidarité y sera diversement appréciée.

L’Amérique et le pas de deux français à Taïwan.

Ne pouvant pas évoquer tout le contenu de ce livre qui couvre une période de près d’un demi-siècle, je m’attarderai uniquement sur le cœur du drame auquel plusieurs dizaines de pages sont consacrées et qui justifie amplement le paragraphe en tête de ma recension, et le titre que Claude Martin a donné à ses Mémoires :

Dans le cadre de ses fonctions, il est amené à tenter d’expliquer au gouvernement chinois comment les premières ventes de matériel de guerre français à Taiwan ne devraient pas nuire aux relations bilatérales, puis à en nier d’autres, plus décisives stratégiquement, avant que son ministre - Roland Dumas - ne débarque à Pékin pour avouer le contraire avec un sang-froid laissant pantois les diplomates à Pékin comme Paris qui avaient eu à cœur de réciter le contraire au bon peuple à la demande de ce même ministre.

Tout d’abord se sont les frégates furtives que Thomson (qui deviendra Thalès) vend en se substituant à la direction des constructions navales du ministère de la Défense, malgré sa part modeste dans le total, puis une soixantaine de Mirage les plus récents, avec une quantité dissuasive de missiles Matra-Lagardère (devenu EADS puis Airbus) également très modernes.

Avec 5 à 10% des composants d’un avion renouvelés chaque année, et des munitions à rafraichir d’année en année, ce n’est pas un one-night-stand tactique mais un mariage militaire stratégique de trente années qui est au cœur de ce revirement peu-diplomatique. En quelques semaines, la communauté des Français de Taipei va croître de plusieurs dizaines de familles, celles des techniciens chargés des mises en place.

C’est une pièce de théâtre bruissant de rumeurs, plutôt que pleine de bruits, et de juteuses complaisances, plus que de d’intenses fureurs, que Claude Martin décrit avec des accents shakespeariens. Il m’accordera, pour cette recension, de ne pas paraphraser le déroulé vengeur qu’il prononce entre les murs pourpres dans les cours de la Cité interdite, les HuTongs de Pékin, et sur la Grande muraille, avec tous ses rebondissements à la Hamlet.

Je lui propose de me laisser la résumer de manière alternative, celle dont Stoppard a redonné le drame de l’Elseneur sous le titre judicieux Rosencrantz et Guildenstern sont morts : avant que le rideau s’ouvre, les jeux étaient faits.

Un rappel rapide de la chronologie n’est pas superflu, juste le temps que les lecteurs de Question Chine se rendent chez leur libraire pour acheter l’ouvrage :

A peine élu président en 1981, François Mitterrand est pressé par l’ambassadeur américain à Paris Evan G. Galbraith de vendre des armes françaises à Taiwan. Cet ambassadeur (qui deviendra le représentant en Europe de Donald Rumsfeld pour les euromissiles et administrateur au sein du Groupe Lagardère) est proche d’anciens, puissants et aguerris, hauts fonctionnaires de l’administration américaine, tels Ray Cline et Vernon Walters.

Ceux-là regrettent la précipitation de Jimmy Carter à renoncer solennellement aux ventes de matériel de défense à Taipei (en les réduisant d’un dixième par an, pour ne plus rien fournir après une décennie). Coincé par cette concession irréversible à Pékin - qui l’engage - de son prédécesseur, Ronald Reagan doit improviser un échappatoire : il est convaincu de pousser la France à créer une diversion et ouvrir le marché.

Généreux, il autorise une ou deux belles saillies au boute-en-train François Mitterrand qui accepte de bon cœur cette gratifiante mission : sans prévenir de la logique sous-jacente son ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson, dont il connaît le tropisme pro-Pékin et qu’il a déjà dû rembarrer pour laisser la Cogéma travailler à Taiwan à une importante fourniture électronucléaire civile, il nomme à cette fin Jacques Piette à la direction d’un (futur) Institut français de Taiwan (un vocable dont le Quai ne voulait pas entendre parler deux ans plus tôt) et les loge somptueusement dans les anciens locaux de la Cour de sûreté de l’État, avenue Bosquet.

Compagnon de la Libération, crédité d’avoir aidé (lorsqu’il était un proche de Guy Mollet) le jeune État d’Israël à se doter d’une force aérienne, conseiller d’État, tout juste détaché du cabinet du ministre de la Défense Charles Hernu, Jacques Piette jouit d’une réelle et remarquable crédibilité lors de sa mission à Taiwan (qui n’a jamais reçu d’émissaire de ce calibre depuis qu’en 1964 le général Pechkof et le colonel Guillermaz étaient venus prévenir Chiang KaiShek de l’imminente rupture des relations diplomatiques).

Mais Olga Basanof à la Direction d’Asie du Quai et son patron Claude Cheysson, alertés et découvrant avec effarement le pot aux roses sous la mission du vétéran de la « mitterrandie », le feront trébucher : Jacques Piette est démobilisé aussi vite qu’il avait été nommé et pantouflera à la tête de la Caisse qui indemnise les actionnaires des entreprises nationalisées.

James Lilley, très proche de Ray Cline déjà cité, et ancien responsable de la CIA sur les questions chinoises, en poste à Pékin pour l’agence, lorsque Georges Bush y est ambassadeur, puis membre du National Security Council, prend la tête en 1983 de la représentation non-diplomatique de Washington à Taipei.

Il sera plus tard ambassadeur des États-Unis en Corée puis à Pékin avant de devenir un des adjoints du ministre de la Défense. Sans s’attarder sur l’épisode Piette, il rappelle alors, en 1983, lors d’un dîner en petit comité pour féliciter Cogéma de son récent contrat, en présence du futur président de la République Ma YingJeou (alors secrétaire du président Chiang ChingKuo), la pressante objurgation américaine : une soixantaine de Mirages français, dès que possible, et ainsi permettre - aussitôt après - le double, au moins, d’appareils américains.

Les coulisses de l’histoire

La France fournira donc, mais de manière « franchouillarde » : ce n’est plus Shakespeare, ni même Stoppard, qu’il faut pour tenir la chronique, c’est Louis Forton dessinant une planche des Pieds nickelés : plus tard, le premier ministre François Fillon fera voter, en 2011, par l’Assemblée nationale, le remboursement à Taiwan par le contribuable français de quelques centaines de millions d’euros de commissions dont les bénéficiaires restent consensuellement encore secrets dans les registres de Bercy.

Ces commissions étaient (au moment de la signature des contrats) légales, en France, sous le contrôle du ministère - mais pas leur coupable principale raison d’être, les rétro-commissions qui en constituent l’essentiel et qui elles sont un délit - entre autres fiscal - en France. Ces commissions étaient de toute façon prohibées par les contrats : les arbitrages internationaux, puis les tribunaux français, donneront raison à Taiwan.

Il fallait également - pour François Mitterrand - que Rocard et Chevènement ne soient plus en position de tutelle des fournisseurs d’armements à la date des facturations pour que les objurgations américaines obtiennent son véritable feu vert élyséen. On reste sidéré devant le cynisme pataud avec lequel François Mitterrand gère l’affaire (puis par la suite - avec la même balourdise - Jacques Chirac avec son ami Jacques Friedmann).

Roland Dumas prendra donc, le moment venu, le maroquin des Affaires étrangères, fera croire à ses collaborateurs parisiens directs qu’il n’y aura pas de ventes d’armes à Taiwan, balivernes qu’ils doivent chanter en chœur et faire répéter dans les bureaux.

Et il va laisser Claude Martin - nommé tout exprès ambassadeur à Pékin - nier de bonne foi, et sur ordre, contre les évidences énoncées plus haut, la réalité des fournitures en préparation. Opposé aux ventes d’armes à Taiwan, Claude Martin, s’il était resté en poste à Paris, aurait compris la manœuvre et peut-être pu faire levier. Assigné à Pékin, il est en première ligne pour encaisser les acerbes remontrances des dirigeants chinois sans pouvoir influencer quiconque à Paris.

Le lecteur aura compris que les jeux étaient faits depuis belle lurette, mais qu’il n’était pas question que les diplomates les compliquent et il fallait leur faire jouer la partition, pas de la flûte mais du pipeau. Il fallait aussi faire croire que les commissions étaient nécessaires et les exportateurs français d’armement en difficile concurrence contre... on se demande bien qui, alors que Washington avait obligeamment demandé à Paris de faire (avantageusement pour la France) la courte échelle - comme l’ambassadeur américain à Pékin Stapleton Roy, successeur de James Lilley, le confirmera en souriant à son collègue français.

Un canular lancé par un jeune diplomate, par un petit matin en se réveillant dans les bras de la pittoresque et pimpante consultante taiwanaise (que Pékin laisse aller et venir pour se tenir au courant des mensonges du gouvernement français) fait mouche : on dira que des officiers supérieurs chinois sont sur la liste des bénéficiaires des largesses des vendeurs d’armes. Sans en rire (en public), Roland Dumas reprendra l’idée à la volée et s’en fera l’écho avec gourmandise.

La corruption au sein de l’armée chinoise, en particulier la vente des grades, est bien documentée par les récents procès qui ont fait tomber nombre de grands chefs militaires, mais penser que l’on peut graisser la patte d’officiels chinois pour huiler la vente d’armes à Taiwan est totalement échevelé, à peu près autant que l’idée de faire cadeau de quelques quintaux de marijuana à un cardinal pourrait convaincre le pape d’autoriser le mariage des prêtres.

Lorsque Roland Dumas, démissionnaire contraint de la présidence du Conseil constitutionnel, fera face aux magistrats, il sollicitera le témoignage de Claude Martin, qui refusera.

*

René Viénet par lui-même.

Quand on lui demande de se présenter, René Viénet est intarissable et passionnant. Mais ce qui anime avant tout cet iconoclaste jubilatoire semble être ce « cri » du cœur de Charles Péguy « Qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité se fait complice des menteurs et des faussaires ».

*

Traducteur de La Tragédie de la révolution chinoise de Harold Isaacs (puis son éditeur en langue chinoise), éditeur en France du Taoïsme de Henri Maspéro, de « La Bureaucratie céleste » d’Etienne Balazs, et du « Su RenShan, peintre, rebelle et fou » de Pierre Ryckmans, il est l’éditeur d’une soixantaine de titres de sa « Bibliothèque asiatique », une collection itinérante entre plusieurs éditeurs (et en coopérative au sein d’un centre de recherches de l’université Paris 7, qu’il établit autour d’une bibliothèque exceptionnelle qu’il a créée, sans grands moyens financiers, et d’une cinémathèque de films chinois anciens et rares, désormais offerts à la Taipei Film Archive de Taiwan).

En 1971, en pleine révolution culturelle, il fit sensation en publiant « Les Habits neufs du président Mao » du même Pierre Ryckmans (sous le pseudo de Simon Leys). (Lire Hommage à Simon Leys et à la liberté de penser.).

Suivra « Révo. cul. dans la Chine pop »., la très sérieuse anthologie de la presse des gardes rouges, dirigée par Chan HingHo, dont Viénet rédige la préface et donne le titre qui fera date et s’imposera.

Auteur du film-culte « La Dialectique peut-elle casser des briques ? », il réalisera également un rare doublé au Festival de Cannes 1977 avec son « Mao par lui-même » (qui fera la soirée d’Antenne 2 le jour de la mort de Mao ZeDong) dans la compétition des courts-métrages, et « Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires » qui sera le film français de la « Quinzaine des réalisateurs ».

Plus récemment, il a fourni aux musées de MaWei, au FuJian, la totalité des rares documents d’une exposition itinérante en Chine sur « Le rêve chinois du Français Prosper Giquel ». Elle fera escale à NingBo à compter du 18 mai, pour trois mois, avant ShangHai et autres grandes villes. L’ambassade de France à Pékin a refusé que le Président Macron offre le portrait de Giquel au Président Xi JinPing lors d’une récente visite, préférant faire l’hommage… d’un cheval castré et réformé de la Garde républicaine.

 

 

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