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›› Société

La finance en ligne. Entre ouverture du marché et mise aux normes sociales

Il y a deux ans QC explorait le développement rapide du paiement en ligne chinois. Récemment, Bertrand Hartemann, basé à Pékin, diplômé de la Sorbonne et du CNAM en droit finances et économie, revenait sur le sujet pour Asialyst.

Dans un paysage où ALIPAY créé en 2004 par Alibaba, tient le haut du pavé face à ses concurrents, avec près de 800 millions d’utilisateurs, dont 622 millions en Chine et 250 millions de transactions quotidiennes, le succès du paiement en ligne chinois dont les réseaux de développent à Singapour, au Japon, en Inde, en Thaïlande, au Bangladesh, aux États-Unis au Canada et en Europe [1] exprime la réactivité de la classe moyenne (400 millions en 2020) fascinée par la haute technologie et les téléphones portables, instruments privilégiés de paiement direct par codes QR, au point que le cash et « le paiement par carte sont presque devenus un anachronisme » dit l’auteur.

L’autre raison du développement des finances en ligne fut la rigidité des banques chinoises essentiellement organisées pour le crédit aux collectivités locales et aux grandes entreprises publiques, mais très peu dédiées aux particuliers et aux PME.

En Europe, où son objectif est de mettre en place 930 000 points de vente c’est encore Alipay qui tient la corde. Récemment une convention signée avec les taxis UBER lui confère sa première capacité de paiement en ligne globale au profit de clients chinois. La prochaine étape logique est d’étendre les services aux clients non chinois, soit directement soit par le truchement de partenariats comme « Ascend Money » en Thaïlande ou « Paytum » en Inde.

L’influence tentaculaire de la finance en ligne.

En Chine, au-delà du paiement en ligne par « smartphone », la nébuleuse des géants du numérique étend son influence à l’ensemble des services financiers, y compris la gestion de patrimoine et des fonds d’investissement.

C’est encore Alibaba avec Yuebao devenu en 2017, grâce au dynamisme et au nombre des échanges à court terme du marché chinois, le n°1 mondial de la gestion du marché monétaire avec 300 millions d’utilisateurs et plus de 600 Mds de $ par an de transactions à un taux d’intérêt de 3,9%, certes en baisse, mais toujours plus intéressant que celui proche de zéro des banques publiques.

Autour des puissants gravitent de jeunes pousses comme Qudian 趣 店 dont le nom joue avec le double sens international de Qu 趣, « intérêt » signifiant à la fois « attrait » et « profit », spécialisé dans le microcrédit, devenu la coqueluche toxique des jeunes consommateurs pour l’achat de téléphones ou d’ordinateurs. Introduite en bourse à New-York en 2017, la compagnie avait levé 11,67 Mds de $ ; une autre « start-up » en pointe est l’assureur en ligne Zhong An 众 安, lancé en 2013 par Alibaba et Ant Financial, en coopération avec Tencent et Pingan.

Assurant à peu près tout depuis la perte d’un « smartphone », jusqu’aux retards d’avion en passant par les achats en ligne ou le plagiat, Zhong An a depuis sa naissance en 2013, vendu plus de 8 Mds de contrats à près de 600 millions d’assurés. Ses actifs sont estimés à 11 Mds de $.

La mode des assurances en ligne se répand comme une trainée de poudre。 3 nouveaux assureurs de biens avec extensions à l’assurance maladie ou au crédit en ligne ont été approuvés en 2017. Il s’agit de Yi An 益 安 (biens et assurance médicale), Anxin 安信 (biens et assurance aux paiements en ligne) et Taikang 泰 康, (assurance vie et au crédit).

Enfin, mais la liste est loin d’être close, filiale du géant de l’assurance vie et accidents PINGAN 平安, devenue un vaste conglomérat à l’actionnariat opaque également impliqué dans la banque et la finance, la plateforme financière en ligne LUFAX 陆 金 所, spécialisée dans les prêts très spéculatifs à risques entre particuliers, compte 32 millions d’utilisateurs.

Révolution numérique, opportunités et risques.

Déjà, en 2014, un rapport de McKinsey Global Institute, anticipait « une révolution numérique » accompagnée par le doublement en seulement une année du nombre d’usagers de « smartphones » et appareils numériques « intelligents » passés de 380 millions à 700 millions.

Le glissement du simple usage consumériste, vers la pénétration des technologies digitales au cœur des entreprises permet, dit le rapport, grâce à une maîtrise plus rapide, plus complète et plus transparente de l’information, d’importants gains de productivité. Il stimule la croissance et favorise l’émergence de nouvelles opportunités d’affaires.

En même temps, la tendance exige une adaptation radicale du marché du travail aux nouvelles technologies digitales et génère un environnement de forte compétition. Il est vrai que le nouveau paradigme peut favoriser une baisse des prix à la consommation et constituer un important moteur de progrès économique, scientifique et social, donnant un élan salutaire à la recherche, à l’offre médicale et aux PME, parents pauvres du crédit officiel.

Mais, disait le rapport, le numérique en ligne génère aussi des tensions sociales au sein de la frange la plus ancienne du marché du travail, incapable de s’ajuster à la modification de l’offre d’emploi.

Surtout, l’étude insistait sur la nécessité de réguler fermement l’utilisation des données privées pour étouffer les dérapages et leur utilisation frauduleuse, mais, ajoutaient les auteurs, avec suffisamment de souplesse pour ne pas tuer dans l’œuf tous les potentiels de l’industrie numérique contenus, par exemple, dans les techniques en ligne du partage des informations et du « cloud computing », mettant en réseau la puissance de calcul et le stockage des données

Contourner les féodalités bancaires.

Il semble que les régulateurs chinois qui spéculent sur la « vertu de déblocage » des nouvelles technologies pour, par l’initiative individuelle, rapprocher l’économie chinoise du marché et de la compétition ouverte contre les fiefs conservateurs des banques et entreprises publiques hostiles aux réformes, laissent faire.

Pourtant la nébuleuse des nouveaux « seigneurs du net » dont certains déploient leur puissance jusqu’aux États-Unis, commence à ressembler à une jungle au sein de laquelle se construisent de puissantes féodalités prenant progressivement la place des anciens groupes publics dont les structures et la gestion sont en cours de modernisation.

Par ailleurs, en dépit des risques financiers systémiques posés par les sommes en jeu, notamment dans la galaxie des prêts aux particuliers et l’engouement innovateur des entrepreneurs chinois téméraires, le pouvoir, sincèrement motivé par le souhait de libéraliser les services financiers rigides et excessivement encadrés, trouve aussi un intérêt policier majeur à la propagation de l’industrie numérique en ligne facile à contrôler où s’étalent une somme considérable d’informations personnelles privées.

Dans un précédent article, QC avait incidemment évoqué la contribution des paiements en ligne aux efforts de normalisations sociale du régime..

Dans « Cyber Loan Sharks, Social Credit, and New Frontiers of Digital Control » publié en 2017 dans China Story Yearbook 2016, Nicholas Loubere, cité par Bertrand Hartemann, élargit la réflexion à la capacité des États – pas seulement en Chine - d’utiliser les données bancaires et financières pour contrôler la société - « nous sommes entrés dans l’ère de la surveillance globale, où de nombreux pays y compris les États-Unis, la Grande Bretagne et l’Australie, accumulent les métadonnées sur leurs citoyens qu’ils soient ou non suspectés de crime - ».

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Dérapages et mesures de contrôle.

En Chine, si le contrôle social par la puissance publique n’a pas encore complètement investi la forêt des nouvelles sociétés financières du net, la tendance des entreprises dont les méthodes sont parfois loin d’être recommandables, à utiliser les données privées selon leurs propres règles et dans leur intérêt en dehors de tout contrôle légal, commence à poser de sérieux problèmes éthiques.

Loubere cite des expérimentations en cours à Shanghai et Hangzhou donnant à des sociétés recrutées pour l’occasion la mission d’enquêter – avec reportages photos – sur les clients sollicitant le crédit de sociétés financières en ligne comme 信而富- Xin Er Fu – (…).

On y découvre par exemple qu’en 2016, pour garantir leurs prêts à de jeunes étudiantes, certaines sociétés de crédit en ligne entre particuliers comme Jiedaibao 借贷 宝 n’ont pas hésité à réclamer en caution des photos nues de leurs clientes qui seraient postées sur le net si les traites de remboursement du crédit n’étaient pas honorées [2].

En septembre 2017, Ding Ning, président de Anhui Yucheng Holdings Group et son frère Ding Dian ont été condamnés à rien moins que la prison à vie et à 26 millions de $ d’amende pour « collecte illégale de fonds ». Utilisant une arnaque pyramidale à la Ponzi, baptisée e.租宝 (EZUBAO) les deux proposaient des intérêts allant de 9 à 14%. Lire : Effet pervers d’Internet, la mode virale des systèmes « Ponzi ».

Dans la jungle des initiatives financières privées contournant le système financier officiel dont les retours sur investissement sont insignifiants et auxquels les particuliers n’ont accès que par le truchement de passe-droits, la garantie publique n’existe pas et les particuliers (plus d’un million) qui se sont laissés berner ont tout perdu.

A leur décharge, signe d’une responsabilité publique directe dans cette escroquerie, probable symptôme d’une corruption de l’administration, e.ZUBAO avait pris soin de se ménager la caution officielle en obtenant le droit d’organiser sa réunion annuelle dans le « saint des saints » du Grand Palais du Peuple, avec la présence des caméras de CCTV et d’invités appartenant à la haute fonction publique。

Le risque social et politique véhiculé par de tels débordements explique la brutale sévérité de la sentence. Il a également initié de nouvelles mesures de régulation des activités financières en ligne.

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Après la publication en 2015 par la Banque de Chine d’un « guide pour le développement sain de la finance sur internet 关于促进- 互联网 金融健康发展 的指导意 » pour tenter de contrôler, par l’appel à la raison, les pires excès d’un net financier ouvert et libre, les pouvoirs publics ont progressivement alourdi les mesures restrictives.

Contraintes de déposer leurs avoirs dans une institution financière reconnue, les sociétés de crédit de particulier à particulier (en jargon anglais Peer to Peer – P2P) sont maintenant tenues d’ouvrir sans restriction leurs comptes aux régulateurs.

Nouvelles restrictions, venant directement de la tête du pouvoir, en août 2016, un document conjoint issu par le ministère de l’information, les bureaux de la sécurité publique et de la régulation d’internet, le tout chapeauté par la Commission de régulation bancaire aux ordres de Shang Fulin, 66 ans, lui-même placé sous la supervision du Commissaire politique de la Banque de Chine Guo Shuqing, irestreignait de manière drastique le champ d’action des plateformes de crédits de particulier à particulier, leur interdisant ou encadrant sévèrement leurs services financiers (investissements, crédits en ligne, gestion d’actifs) réduisant dans la plupart des cas, leur rôle à celui d’intermédiaire.

Dans le même temps, à côté de la régulation bancaire, resurgit l’intention de normalisation sociale.

La tentation de normalisation sociale et politique.

Les nouvelles règles de régulation du net financier exigent en effet que les plateformes « P2P » mettent leurs données à la disposition du Centre de références nationales d’accès au crédit 征信中心 qui détermine si un particulier est qualifié ou non pour accéder à un crédit bancaire.

Calqué sur le système de « crédit social » en cours d’expérimentation qui classe les citoyens en tenant compte de leur comportement public, social et économique, le Centre national d’accès au crédit participe de la création d’une gigantesque base de données accumulant des informations privées sur chaque individu et chaque organisation dont le but sera de contrôler leur « fiabilité ».

Les règles en cours d’expérimentation restent vagues sur le sens véritable de la « fiabilité » individuelle ou collective, mais, précise l’étude de Nicholas Loubere, elles détaillent amplement les sanctions auxquelles s’exposent ceux classés dans la catégorie « non fiable ».

Les mesures vont de l’interdiction à exercer certaines professions à la privation du droit d’utiliser la première classe en avion, de voyager à l’étranger, de séjourner dans un hôtel de luxe ou d’inscrire ses enfants dans des écoles onéreuses, en passant par l’empêchement de postuler au poste de PDG d’une entreprise ou même de construite une maison pour son usage personnel.

Initialement ce système de contrôle social en gestation a pour but officiel de susciter une société de « confiance » et d’améliorer la qualité 素质 des segments les moins développés de la population.

Mais, outre le caractère utopique d’un projet qui, chevauchant la tendance globale du monde entré, par le truchement des nouvelles technologies, dans une ère de surveillance et de violation des secrets personnels, en Chine, l’exemple normatif venant d’en haut, l’initiative a fait des émules dans la sphère de la finance en ligne.

Ainsi les nouvelles féodalités d’internet investies dans la finance en ligne comme Alibaba, Tencent, Sina, Baidu, sans parler de la nébuleuse des plateformes financières évoquées plus haut qui, préoccupées de la « fiabilité » de leurs clients et de la sécurité de leurs créances, ont collecté et partagé les données privées de leurs clients débiteurs, sont-elles, par la force des choses, devenues les premiers vecteurs de la mise en œuvre d’un très chimérique projet de normalisation sociale, visant à la non moins illusoire « harmonie » confucéenne remise à l’honneur par le Parti au temps du mandat de Hu Jintao, lors de la réunion de l’ANP en 2005.

Le slogan était une réponse doctrinale aux tensions sociales et à la quête d’ouverture politique à l’occidentale de certains intellectuels chinois. Par la référence à la philosophie ancestrale de Maître Kong, l’utopie d’une « société harmonieuse » spéculait sur le mythe d’une absence de conflits dans la société confucéenne. La normalisation forcée qui fait mine d’ignorer les inévitables tensions des sociétés modernes, prend le risque de créer un retour de flamme venant des secteurs politiquement les plus conscients de la société chinoise.

En conclusion de son étude, Nicholas Loubere se demande si le dynamisme de la finance digitale chinoise sur internet devenue un levier de la normalisation par le biais du « crédit social » aboutira à un partage plus équitable de la richesse et à un meilleur contrôle des citoyens sur leur destin. Ou si, au contraire, il consolidera les rigidités et les clivages sociaux déjà existants.

Signe que tout le monde n’est pas convaincu de la justesse du choix laissant proliférer les plateformes de finances privées devenues les petits soldats de la normalisation sociale et politique, sur la chaîne nationale CCTV, le commentateur financier Niu Wenxin avait, en 2014, traité Yu’ebao, 余额宝, le plus grand gestionnaire de fonds du marché monétaire chinois, filiale d’Ant Financial Services d’Alibaba, de « vampire suceur de sang ».

Note(s) :

[1Partenariat avec le fabricant de terminaux Ingenico et accords signés avec Barclay en GB, UniCredit en Italie, SIX Group en Suisse et BNP en France où en région parisienne un dizaine de sociétés utilisent ALIPAY.

[2Le marché du crédit de particulier à particulier est entré dans le collimateur des régulateurs financiers, à la fois du fait du risque sociétal posé par ces pratiques illégales et de la dimension du phénomène. Selon des statistiques de 2016, 5800 plateformes financières ont prêté jusqu’à 2000 Mds de Yuan (260 Mds d’€). Certaines sociétés comme le groupe Paipaidai 拍拍贷 (6500 employés) domicilié à Shanghai qui cible aussi le marché des particuliers aux États-Unis, compte 65 millions clients réguliers (prêteurs et emprunteurs).

En novembre 2017, la première offre d’introduction au NYSE était à 13 $ l’action. Le 27 avril 2018, sa valeur avait chuté de plus de 49% à 6,57 $. Lire : Chinese Peer-to-Peer Lender Ppdai.com Plans U.S. IPO

 

 

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