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20e sommet Chine – Europe à Pékin. La marginalisation de l’Union

Il est des dialogues dont l’objet est perturbé par un événement extérieur ou un troisième larron, de sorte qu’ils manquent une partie de leurs cibles ou jettent de grands voiles sur d’insondables non-dits. Ce fut le cas du 20e sommet Chine – UE, les 16 et 17 juillet derniers à Pékin.

Elle venait immédiatement après le voyage de Li Keqiang à Bruxelles et à Sofia, au cours duquel le premier ministre chinois s’était appliqué à désamorcer les craintes de Bruxelles d’une manœuvre chinoise de contournement géopolitique de l’Union par l’Europe de l’Est (lire : En Europe de l’Est et à Berlin, Li Keqiang manœuvre pour désamorcer la crainte du « péril jaune ».) ;

Tenue aussi une année après les crispations du 19e sommet à Bruxelles à propos des réticences européennes à reconnaître la conformité au marché de l’économie chinoise (lire : Les vents contraires de la relation Chine – Europe.), le sommet de Pékin s’est déroulé en même temps que la rencontre Trump – Poutine à Helsinki et immédiatement après qu’à Bruxelles, lors du sommet de l’OTAN, le président américain, dénonçant leurs duplicités commerciales à l’origine des déficits américains, avait classé la Chine et l’Europe dans la catégorie des « ennemis » de l’Amérique.

Du coup, les échanges sino-européens se sont focalisés sur les questions commerciales et la manière de préserver le multilatéralisme « pour éviter le chaos ». Pour autant au-delà des reproches adressés à Washington, accusé de brutalité unilatérale, les préoccupations des États-Unis ont été prises en compte.

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Reconnaissant implicitement que le pilier des échanges internationaux fonctionnait mal, Pékin et Bruxelles ont appelé Poutine et Trump à appuyer une réforme de l’OMC et ont convenu de mettre sur pied un groupe de travail pour en améliorer l’efficacité.

Dans une adresse prononcée à Pékin donnant implicitement raison aux critiques du Président américain, Donald Tusk, ciblant la Chine sans la nommer, a reconnu l’urgence d’instaurer de « nouvelles règles pour sanctionner les subsides publics aux entreprises, les infractions aux règles de la propriété intellectuelle, les transferts forcés de technologies et les limitations à l’accès aux marchés ».

En réponse, Li Keqiang a, sans précisions, promis des progrès pour favoriser l’implantation des entreprises étrangères en Chine et réclamé une conclusion « rapide » aux négociations aujourd’hui en panne, sur un traité bilatéral Chine – Europe concernant les investissements. Le reste des échanges a exprimé une très nette amélioration de l’ambiance par rapport à 2017.

Connivence douce Chine – Europe contre Trump.

Même les questions controversées comme les surplus d’acier chinois ou les freins européens à la signature d’un accord sur les investissements n’ont été évoquées que sur le ton d’une sérénité discrète par Pékin et Bruxelles, comme si l’agressivité indiscriminée de Trump à leur égard avait créé une connivence dépassant leurs querelles bilatérales sino-européennes.

Li Keqiang et ses interlocuteurs européens ont aussi, par principe, exprimé une proximité de vues sur l’accord nucléaire iranien, la Corée du nord, la « coexistence » de deux États au Proche Orient, une solution politique au problème syrien, la stabilisation de la Libye et la paix en Afghanistan.

Il reste que le parti pris d’apaisement en dépit des anciennes controverses abordées par Bruxelles a mis sous le boisseau quelques sérieux non-dits dont les premiers sont les inquiétudes européennes soupçonnant des arrières pensées géopolitiques aux entreprises de Pékin en Europe de l’Est.

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Les non-dits d’un sommet marginal.

Documentée par un rapport de l’European Council for foreign relations signé par François Godement et Abigaël Vasselier « China at the gate », déjà cité par QC, la manœuvre de contournement de l’UE par l’Est, démentie par Li Keqiang à Sofia, exprime un atavisme par lequel un projet économique quel qu’il soit s’inscrit dans l’intention à long terme de la Chine d’augmenter sa capacité d’influence politique dans un pays ou un ensemble de pays.

Les cibles correspondent à une situation où Pékin a identifié une opportunité marquée par la faiblesse des finances locales, l’existence de projets d’infrastructure jugés indispensables, mais que les institutions financières locales, régionales ou mondiales sont réticentes à financer, en raison des incertitudes pesant sur la rentabilité des projets et les capacités du donneur d’ordres d’honorer ses créances.

Parfois une proximité géopolitique facilite la manœuvre. La note de contexte détaille l’exemple du viaduc de Moraca au Montenegro reliant le port de Bar sur l’Adriatique à la Serbie. Lire : Chinese ’highway to nowhere’ haunts Montenegro.

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L’autre non-dit, mis à jour par la tenue simultanée à Helsinki de la rencontre Trump - Poutine ayant focalisé toute l’attention des médias, tandis que le sommet Pékin – Bruxelles est presque passé inaperçu, est le recul de l’influence de l’UE en Chine.

Finie l’époque où, en 2003, le projet de traité constitutionnel avait incité la Direction politique à rédiger un livre blanc sur ses relations avec l’Europe ; et où l’espoir de la naissance d’une structure politique européenne efficace pouvait laisser croire que l’Union deviendrait un contrepoids stratégique à Washington.

Après les cafouillages de Maastricht ayant donné l’image de la désunion récemment confirmée par le désarroi de la crise migratoire, Pékin est revenu au choix stratégique ayant sa préférence, d’une relation privilégiée d’État à État, avec Berlin (lire : Chine – Allemagne – Europe. Le grand malentendu.). A l’époque un premier rapport du Council of foreign relations mettait en garde contre le volontarisme d’une relation bilatérale Chine - Allemagne pouvant créer une fracture au sein de l’UE.

A Pékin en tous cas, on a intégré l’atrophie stratégique de l’Europe.

Le recul stratégique de l’Europe.

Dans un article paru dans « The Diplomat », le 9 juin dernier, le professeur Shi Zhiqin, Directeur du Centre des « nouvelles routes de la soie » à Qinghua écrivait que si l’Europe était un « géant économique », elle n’était qu’un « nain stratégique », tandis que ses capacités militaires resteraient encore longtemps « embryonnaires ».

Citant un des points durs à l’origine des craintes que la montée en puissance de la Chine inspire en Asie, il ajoutait que, contrairement à Washington qui cultivait une série de contentieux stratégiques et commerciaux avec Pékin, les efforts de Londres et Paris pour défendre la liberté de navigation en Mer de Chine restaient velléitaires. On ne peut mieux dire pour signifier que pour la Chine, l’Europe n’est pas un souci stratégique.

Le professeur Shi n’est certes pas allé jusqu’à écrire que l’UE n’était plus qu’un « ventre mou », attendant la « déferlante » des influences commerciales et financières chinoises, puisque son analyse identifiait clairement que la Chine et l’Europe n’étant pas rivaux sur les questions de « sécurité », Bruxelles ne cherchant pas dit-il comme Washington à freiner la montée en puissance de la Chine, les deux pouvaient coopérer pour réguler le commerce mondial, tout en cherchant le moyen de combattre les déséquilibre commerciaux.

Écrivant cela, Shi Zhiqin oubliait cependant qu’une partie importante de ces déséquilibres prennent précisément racine dans le respect à géométrie variable des lois du marché par la Chine.

Au-delà des points soulevés par Donald Tusk, rajoutons la non convertibilité du Yuan, les subsides publics aux entreprises d’État, la fermeture d’une dizaine de secteurs aux investissements étrangers, le contrôle strict du compte de capital et, à l’occasion, les réticences des entreprises chinoises à se conformer aux règles des appels d’offres, préférant un accord direct avec le donneur d’ordre sans la concurrence de tiers.

L’économie en appui de l’influence géopolitique.

Agissant non pas librement au gré des règles du marché, les groupes publics chinois expriment en réalité la puissance d’un capitalisme d’État dont, depuis Pékin, les commandes obéissent non pas aux seules logiques économiques et commerciales, mais à la somme des intérêts chinois.

Leur alchimie complexe renvoie à la fois aux exigences internes très prosaïques de la stabilité de l’emploi – le Parti affirme avoir créé, au cours des 5 dernières années, 13 millions d’emplois chaque année, tenant ainsi strictement, le chômage sous contrôle – ; elle fait aussi écho au vaste écheveau des priorités chinoises se nourrissant aussi du nationalisme, aujourd’hui attisé comme un adjuvant du pouvoir sans partage du Parti, corollaire du grand projet de « renaissance de la Nation chinoise – 国家复兴 – guojia fuxing – ».

Ses limites ne s’inscrivent plus dans le Droit international tel qu’il fut défini en 1945, mais à la fois dans la culture et l’histoire, éventuellement appuyées par la force ou la coercition dont la menace d’emploi est précisément légitimée par l’idée que l’actuelle direction chinoise se fait du mouvement de balancier de l’histoire.

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Note de Contexte.
Le projet du viaduc de Moraca.

Avec son gros œuvre de puissants piliers déjà terminés dominant un vallée encaissée à 13 kilomètres au nord de Podgorica, la capitale du Monténégro et à 55 km à vol d’oiseau du port de Bar situé à l’entrée de l’Adriatique, le viaduc de Moraca sur l’autoroute vers la Serbie en cours de construction par la Chine, est au cœur d’une controverse dont les termes sont connus.

Alors que les experts de l’UE, du FMI et les investisseurs traditionnels, banques privées et publiques, doutent de la rentabilité du projet et de la solvabilité de Podgorica, les financiers chinois soutenant la « China Road and Bridge Corporation (CRBC) – 中国路桥公司 – zhongguo luqiao gongsi - », le maître d’œuvre public et un des plus puissants groupes de construction du monde, affirment, non sans raisons, que la nouvelle route et ses ouvrages d’art dans un terrain très accidenté, financés par des fonds publics et privés, partie de « routes de la soie », serait à la fois utiles et rentables à terme.

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Adopté en mars dernier, sur le mode (Built Operate and Transfer – BOT-) d’une concession accordée à la compagnie chinoise qui l’exploitera durant 30 ans pour le rentabiliser à son profit avant de le restituer, le projet, disent les Chinois et les autorités de Podgorica, porte un potentiel de désenclavement de la Serbie et de cette partie de l’ouest des Balkans où voisinent l’Albanie et tous les États de l’ex-Yougoslavie.

Le président Milo Djokanovic, au pouvoir presque sans interruption depuis un quart de siècle, promoteur infatigable du projet, espère que, grâce aux flux commerciaux qu’il générera, le nouvel axe apportera un élan économique à la partie encore très arriérée du pays limitrophe de la Serbie. Sans compter que l’autoroute dont tout le monde parle au Monténégro renvoyant à la mémoire de Tito, lui aussi adepte des « grands ouvrages » socialistes, est vu au somment de l’État comme un stimulant de la popularité du président.

L’implication de la Chine fait suite à plusieurs études de faisabilité toutes négatives par la société française Louis Berger au profit du gouvernement et par l’américain URS pour le compte de la Banque européenne d’investissements.

Selon eux, le trafic estimé inférieur d’au moins deux tiers à celui nécessaire pour générer des ressources rentabilisant le projet par péage, créerait d’importants déficits obligeant le gouvernement à s’engager lui-même pour des sommes allant de 35 millions à 77 millions de $, dans le pire des cas. Avant ces études, incapables d’apporter des garanties bancaires fiables, un consortium croate et un autre grec allié aux Israéliens avaient déjà jeté l’éponge.

La Chine s’implique à sa manière.

Ayant en tête d’autres priorités que les simples facteurs de rentabilité économique, l’Exim Bank chinoise 进出口银行 - Jin Chukou Yinhang - a recruté des universitaires monténégrins pour conduire des contre-études dont le détail n’a pas été publié, mais qui, à l’inverse des enquêtes précédentes, jugèrent le projet viable.

Pour Dejan Milovac, spécialiste des enquêtes sur la corruption cité par Reuters, « il ne fait pas de doute que les donnée utilisées par le ministère des transports pour justifier la construction de l’autoroute étaient fabriquées ».

Au Monténégro et en Serbie où la compagnie chinoise construit le tronçon nord de l’autoroute, les autorités nient la fraude et affirment que, contrairement à ce que pensent les sceptiques, le projet produira des bénéfices sociaux et économiques de long terme. « Certains investissements » dit Zorana Mihajlovic, la première ministre serbe, « pourraient ne pas être économiquement justifiables à court terme, mais il n’empêche qu’ils sont stratégiquement importants ».

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Il est un fait que les six pays de l’ouest des Balkans (Albanie, Bosnie, Kosovo, Macédoine, Monténégro et Serbie), entourés de membres de l’UE souffrent d’un déficit chronique d’investissements ayant tenu la région dans un état économique fragile, tandis qu’échaudé par les difficultés de l’élargissement Bruxelles a retardé leur entrée dans l’UE.

Dans ce contexte, d’autres puissances en recherche d’influence comme la Turquie et la Russie ont tenté de combler le vide.

La plus active fut la Chine, agissant dans la région par le truchement de son projet 16 + 1, ciblant depuis 2012, 16 pays d’Europe Centrale et Orientale. L’ouest des Balkans positionnée sur le flanc sud de l’Europe et limitrophe de la Servie, vieille alliée de la Chine dans la région, constitue à ce titre une cible d’investissements privilégiés dont l’arrière-plan dépasse les simples intérêts économiques.

Mais les 809 millions d’€ couvrant 85% du coût de la première tranche des travaux prêtés par la Chine au taux de 2% sur vingt ans avec un début de remboursement en 2024, finançant un projet où s’activent plus de 2000 chinois formant 2/3 de la main d’œuvre du chantier, constitueront une charge considérable, dit Reuters, pour l’équilibre financier du petit État à seulement 620 000 habitants.

Plus encore, se lamentent les critiques, aux termes du contrat signé par le Monténégro, CRBC a réussi à imposer qu’en cas de litige commercial le droit d’arbitrage reviendrait à un tribunal chinois, tandis que les matériaux et équipements importés au titre de la construction ont tous été exemptés de taxes. En attendant, comme il fallait s’y attendre puisque les contrats ne leur fixent aucune limite, les coûts augmentent.

Selon une société d’expertise américaine qui analyse les implications financières des projets des « nouvelles routes de la soie », le Monténégro fait partie des pays dont la situation est devenue vulnérable aux influences chinoises avec Djibouti, les Maldives, le Tadjikistan, le Kirghizistan et le Pakistan.

Pourtant, le premier ministre Markovic affirme que les ¾ du projet restant à financer à hauteur 1,2 Mds de $ seront menés à bien coûte que coûte, et qu’il entend bien approfondir la coopération avec la Chine, avec des projets touristiques et la construction de barrages.

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Après ce tableau décrivant par le menu les stratégies chinoises à l’origine des lamentations européennes regrettant l’augmentation de l’influence chinoise au sein de la Vieille Europe, une réflexion vient à l’esprit.

Tant que Bruxelles et la bureaucratie européenne n’auront pas compris que la situation globale est en train de glisser hors du paradigme du droit pour entrer dans celui de l’influence culturelle éventuellement appuyée par la force, l’Europe qui n’a déjà plus grande pertinence stratégique, court le risque de disparaître sur l’échiquier des rapports de forces.

Aussi longtemps que la mise en valeur de régions aussi importantes culturellement et stratégiquement que les Balkans ne sera laissée qu’à l’appréciation des comptables, incapables de percevoir les implications ultimes de leurs calculs, les vieilles nations européennes courent le risque d’avoir à assister immobiles aux puissantes intrusions de Pékin dont l’objectif à long terme est une mise aux normes de leurs zone d’influence à l’aune des « caractéristiques chinoises ».

 

 

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