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Shinzo Abe à Pékin. Au-delà des apparences

Du 25 au 27 octobre Shinzo Abe était en visite à Pékin, pour la première fois depuis 7 ans. Au moins en surface les relations dont le premier ministre japonais dit qu’elles sont « à un tournant », se sont radicalement améliorées.

En septembre 2012, à la veille du 18e Congrès qui porta Xi Jinping à la tête du parti, plusieurs villes de chine étaient en proie à de violentes manifestations anti japonaises.

L’ambassade du Japon à Pékin, plusieurs consulats et les groupes japonais opérant en Chine avaient été conspués par des manifestants qui molestèrent aussi les propriétaires de voitures japonaises. La montée des ressentiments orchestrés par le pouvoir chinois était telle que quelques mois plus tard, « The Economist » écrivait dans un article du 19 janvier 2013 que « le Japon et la Chine glissaient vers la guerre ». Lire à ce sujet notre article de janvier 2013 : Chine – Japon. Dérive guerrière, volonté d’apaisement et dangers nationalistes.

Au cœur des tensions se trouvait alors la question toujours latente, sorte de thermomètre indicateur de la santé de la relation bilatérale ressurgissant de temps à autres, la querelle à propos de la souveraineté sur les ilots Senkaku, symbole nationaliste sensible qu’à Tokyo et Pékin, la plupart des politiques instrumentalisent comme un irritant stratégique de première grandeur.

A l’époque, Pékin, déjà inquiet de la prochaine arrivée au pouvoir de Shinzo Abe (investi au poste de premier ministre le 26 décembre 2012) dont les ascendances familiales croisent, par le truchement de Nobosuke Kishi [1] ministre du commerce et de l’industrie de l’Amiral Tojo, les souvenirs les plus sinistres de la relation sino-japonaise, avait vu rouge quand le gouvernement de la mouvance démocrate opposée à celle de Shinzo Abe, dirigé par Yoshihiko Noda, avait décidé de nationaliser les îlots Senkaku pour, disait-il, les soustraire aux provocations du gouverneur de Tokyo, Shintaro Ishihara ayant manifesté l’intention de construire sur l’archipel des infrastructures légères pour « mieux y affirmer la souveraineté japonaise. »

En septembre 2012, la Chine de Hu Jintao à deux mois de la fin de son mandat, avait réagi, - d’ailleurs autant à l’intention de l’opinion chinoise que contre la provocation de Tokyo -, en déclarant qu’elle ne « resterait pas inerte face à la violation de la souveraineté chinoise. ».

Vue dans cette perspective et avec ce recul, la récente visite à Pékin de Shinzo Abe à l’occasion du 40e anniversaire du traité bilatéral de « paix et d’amitié » sino-japonais offre en effet un fort contraste avec la période de sérieuses tensions dont le début remonte à 2010 et qui, depuis, ne cessèrent de s’exacerber sur un mode très nationaliste où l’irrationnel le dispute à la rivalité pour le magistère en Asie.

Troisième acteur et non des moindres de cette situation héritée de la défaite japonaise dont les États-Unis furent le principal artisan aux prix d’un double holocauste nucléaire, Washington, tiraillé entre son alliance de sécurité avec Tokyo et son souci de gérer au mieux sa compétition commerciale et stratégique avec Pékin, tentait de jouer les arbitres et l’apaisement.

De nos jours, ce jeu triangulaire où Washington incitait à la modération n’a plus cours. Avec Donald Trump, dont les premiers objectifs sont la réduction du déficit commercial et le rapatriement aux États-Unis des emplois délocalisés, les priorités stratégiques de la Maison Blanche ont changé, prenant Tokyo à contrepied.

Trump ferment du rapprochement sino-japonais.

Alors que la mouvance sécuritaire japonaise craignait déjà que le dégel entre Pékin et Pyongyang auquel s’ajoutent les soudaines initiatives américaines sur la question nord-coréenne ne se fassent au détriment des intérêts stratégiques de Tokyo toujours sous la menace des missiles intermédiaires nord-coréens, à la mi-avril, le Japan Times dénonçait le mauvais traitement fiscal infligé à Tokyo par la Maison Blanche ayant refusé dans la tourmente de sa guerre commerciale contre la Chine d’accorder à Tokyo la même exemption de taxes sur l’acier et l’aluminium que celle octroyée au Canada et à l’Union Européenne.

Au-delà des bonnes paroles diplomatiques, restent les traces humiliantes de la férocité nationaliste de la Maison Blanche qui ébranlèrent la confiance japonaise cultivée depuis des lustres sous le parapluie nucléaire américain. Alors que l’archipel nippon avance depuis au moins 20 ans vers plus d’autonomie stratégique, toujours hanté par les souvenirs de la défaite, sans cesse bridé par l’ombre de Washington, la manœuvre de Shinzo Abe accueillie par Pékin avec prudence, apparaît comme une réaction tactique à la désinvolture américaine dans un contexte où aucun des contentieux avec la Chine n’a été réglé.

Pour l’heure les signes du rapprochement sont tangibles, d’autant qu’à Pékin et Tokyo, ont surgi les mêmes angoisses face au jeu de quilles stratégique de D. Trump. La visite de Li Keqiang au Japon en mai dernier avait déjà montré la voie avec l’ouverture par la Chine d’un quota de 200 Mds de Yuan (31,36 Mds de $ - 24 Mds d’€ -) au titre des Investisseurs Institutionnels Etrangers Qualifiés en Renminbi (sigle anglais RQFII – Renminbi Qualified Foreign Institutionnal Investors. En Chinois 人民币 合格 境外 机构 投资者.)

Lire : Visite de Li Keqiang au Japon. Les lignes bougent-elles ?

Visant directement la suprématie du Dollar, les deux décidèrent aussi d’ouvrir à brefs délais un mécanisme de garantie des taux de change entre le Renmibi et le Yen japonais (currency swap – en Chinois 货币互换 – huobi huhuan) associé à l’ouverture à Tokyo d’une banque de compensation en monnaie chinoise. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres puisqu’en juin 2018, le RMB chinois et le yen japonais ne comptaient respectivement que pour 1,8% et 5% dans les réserves mondiales contre 62,25% libellés en $ et 20,2 % en € (chiffres FMI de septembre 2018).

Autre signe des bonnes volontés réciproques, en mai dernier Li Keqiang et Shinzo Abe ayant décidé de coopérer – au cas par cas disent les Japonais - sur des projets d’infrastructure en Asie et le long des « Nouvelles routes de la soie » ont aussi résolu de mettre en place une ligne directe de sécurité pour prévenir des dérapages militaires, notamment en mer de Chine du sud où la marine japonaise a l’intention d’opérer aux côtés de l’US Navy.

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Plus largement, mis sous pression par Washington, Pékin estime que la situation stratégique est favorable à un rapprochement avec un des alliés les plus proches des États-Unis dans la zone et « pas seulement dans les secteurs de l’économie et du commerce », dit Zhao Hai, chercheur à l’Académie des Sciences Sociales, « mais également dans ceux liés à la sécurité de l’Asie du Nord-est. »

Tandis que Li Keqiang vient d’effectuer une nouvelle visite en Europe (Pays Bas et Belgique) à la recherche d’alliés dans sa guerre commerciale avec Washington, Zhao qui critique l’unilatéralisme de Maison Blanche, insiste sur l’importance du commerce bilatéral sino-japonais [2] et la prolongation pour une nouvelle période de 3 ans de l’accord sur l’échange de devises.

La dynamique est, dit-il, également favorable à la finalisation de l’accord de libre échange entre Pékin, Séoul et Tokyo en préparation depuis 2012 et dont il estime, peut-être avec un optimisme excessif, qu’il pourrait à terme intégrer la Corée du Nord.

Il reste que l’euphorie ambiante attisée par les médias doit être mise en perspective.

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Les hauts et les bas de la relation.

Depuis la visite au Japon de Deng Xiaoping, le 23 octobre 1978, date de la signature du traité de paix et d’amitié, les hauts et les bas de la relation furent incessants. Pour ne citer que les derniers en date, en 2004 - 2005 les accès de fureur chinoise contre les ressortissants japonais attisée à jets continus par la télévision d’État avaient atteint un niveau de rancœur exceptionnel s’exprimant en riposte aux visites des autorités japonaises au temple Yasukuni.

Trois ans plus tard, alors que le très nationaliste Koizumi adepte des visites répétées au temple où sont conservées les cendres de plusieurs criminels de guerre avait quitté le pouvoir, la visite de Hu Jintao à Tokyo fut une extraordinaire éclaircie de la relation.

A cette époque, déjà interprétée par les observateurs comme « un tournant » de la relation, Shinzo Abe, dont c’était le premier mandat avait fait le voyage à Pékin (octobre 2006). La première réciproque eut lieu en avril 2007 avec le voyage de Wen Jiabao au Japon suivi 4 mois plus tard par celui du ministre de la défense Cao Guangchuan.

Plus encore, le déplacement à Tokyo du Président Hu Jintao du 6 au 10 mai 2008, 3 mois avant les JO de Pékin fut un remarquable exercice d’apaisement de la Chine.

Pour la première fois dans l’histoire récente des deux pays, un président chinois abandonnant la rhétorique exigeant les excuses de Tokyo, avait dans un discours à l’Université Waseda, placé sur le même plan les souffrances des Chinois et des Japonais « Cette histoire malheureuse n’a pas seulement causé des souffrances extraordinaires au peuple chinois, elle a aussi gravement blessé le peuple japonais »... « S’il est vrai qu’il est important de commémorer l’histoire, nous ne devons pas en nourrir des rancœurs ».

Dans la foulée les deux signèrent l’accord historique de l’exploitation conjointe du gaz en mer de Chine de l’Est.

A cette époque chacun avait en mémoire que l’indéniable succès de la visite de Hu jintao venait 10 ans après les aigreurs du voyage officiel de Jiang Zemin où les deux parties, à couteaux tirés, n’avaient pas réussi à s’accorder sur les termes d’un communiqué commun.

Après des échanges de discours remplis d’amertume où le président chinois sous une forte pression des nationalistes à Pékin, reprocha au premier ministre Obuchi de ne pas vouloir tirer les leçons du passé, la cérémonie de signature finale fut annulée.

Mais les auspices favorables du voyage de Hu Jintao se dissipèrent à nouveau dès l’automne 2010, quand Tokyo mit en prison pendant deux semaines le commandant d’un chalutier chinois entré en collision avec deux garde-côtes japonais dans la zone des Senkaku. Les Chinois demandèrent que Tokyo s’excuse, requête que le ministre des Affaires étrangères japonais de l’époque Seiji Maehara, avait trouvé « sans fondement et totalement irrecevable ».

La brouille a duré jusque récemment, ponctuée par des incidents plus ou moins graves, toujours exacerbés par les réminiscences de la guerre et dont le plus spectaculaire fut la saisie dans le port de Shanghai, le 19 avril 2014, du minéralier japonais Baosteel Emotion de 226 000 tonnes, libéré 5 jours plus tard contre le paiement d’une rançon de 28 millions de $.

Lire la genèse de l’incident dont les racines plongent dans la guerre : Effervescences nationalistes aux approches de la Chine.

En fond de tableau la montée dans les parages de la mer de Chine de l’Est d’une tension militaire s’exprimant entre les marines de guerre chinoise, japonaise et américaine.

Lire : Incidents militaires aux abords de la Chine et du Japon.

Le poids des méfiances.

Alors un tournant de la relation ? A Pékin ceux qui rêvent d’un départ américain de la région et, au Japon, les nationalistes fatigués de la tutelle de Washington aimeraient y croire, tandis que des deux côtés les pragmatiques répètent à satiété l’évidence de la complémentarité des deux économies. Pourtant les ombres des ressentiments et des méfiances continuent d’obscurcir la relation.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’analyse du voyage de Shinzo Abe publiée par le Global Times le 29 octobre, signée de Li Ruoyu, professeur associé d’histoire à l’université du Sichuan.

On y lit à la fois le puissant déficit de confiance et les ressentiments, très pesants marqueurs de la relation handicapée par l’alliance entre Tokyo et Washington, créant des obstacles que la visite n’a pas réussi à lever. Ces derniers s’expriment par le fait qu’à la remorque des États-Unis, le Japon reste réticent à reconnaître l’apport positif des « nouvelles routes de la soie », tandis que les accords conclus pendant le voyage n’ont été qu’économiques.

A l’étage stratégique subsistent non seulement l’alliance avec les États-Unis, mais également les ambitions de Shinzo Abe de modifier la constitution pacifique du pays. « On peut douter », conclut l’auteur qui passe sous silence le facteur Trump, « que Tokyo puisse se libérer du corset militaire et politique de l’Amérique ».

L’observation de la réalité lui donne raison. En avril dernier – une première depuis la guerre -Tokyo a rendu publique sa toute nouvelle brigade amphibie capable de déploiement rapide à 2000 hommes.

Selon le Global Times sa mission de défense du territoire japonais n’était qu’un prétexte voilant la renaissance du militarisme japonais. Equipée de véhicules amphibies et capable de se dédoubler, l’unité qui dispose d’aéronefs hybrides mi-hélicoptères, mi-avions de transport V-22 Osprey à 2 rotors basculants au rayon d’action de 1600 km, a de toute évidence une capacité d’engagement à moyenne distance dépassant les besoins de la défense de l’archipel.

D’autant que les forces navales récemment renforcées disposent de 4 bâtiments porte- hélicoptères modernes de 27 000 tonnes (classe Izomu) et 19 000 tonnes (classe Hyüga) capables à la fois d’accueillir les V-22 et des chasseurs de combat F-35B à décollage vertical, conférant à l’ensemble la capacité d’intervenir sur les deux théâtres de la mer de Chine de l’Est et du Sud. La perspective ne peut qu’inquiéter Pékin.

Cette montée en puissance accompagne l’intention de Shinzo Abe de modifier la posture pacifique du Japon dont il a fixé l’échéance à 2020 dans un discours le 3 mai 2017, lors des cérémonies du 70e anniversaire de la Constitution. Le projet qui prévoit d’autoriser les forces d’auto-défense à intervenir loin de leurs bases aux côtés d’un allié, a pris de la consistance dans une ambiance de sécurité rendue précaire depuis les survols de l’archipel par les tirs de missiles nord-coréens en 2016 et l’allongement de l’ombre portée militaire chinoise en mer de Chine du sud.

Enfin comme s’il voulait affirmer sa capacité à rester à distance de l’influence chinoise en dépit de l’imbrication complémentaire des économies, rappelant en même temps l’appartenance du Japon au clan des démocraties asiatiques marquant partout en Asie du sud-est sa rivalité stratégique sur les talons de Pékin, Shinzo s’est, à peine sa visite en Chine achevée, rendu le 29 octobre en Inde à l’invitation de Narendra Modi que malgré ses efforts, Pékin n’a pas réussi à rallier à ses projets de « Nouvelles routes de la soie ».

Les deux ont inauguré un dialogue 2+2 entre leurs ministères de la défense et des Affaires étrangères, et conclu un accord pour, en compétition avec Pékin, développer des projets d’infrastructure au Bangladesh, au Myanmar et au Sri Lanka. Ils ont également signé un document rejetant les « caractéristiques chinoises » et réaffirmé leur attachement à un ordre mondial articulé au droit international.

Lire aussi : Relations Chine-Japon. Les non-dits de l’irrationnel.

Note(s) :

[1Shintaro Abe, père de Shinzo Abe était le gendre de Nabosuke Kishi.

[2S’il fallait une preuve de l’étroite connexion entre les deux économies on se souviendra qu’en 2017, 35,2% des exportations japonaises vers l’Asie étaient destinées à la Chine – en hausse de 10,6% d’une année à l’autre -. En 2017 le commerce bilatéral était de 286 Mds de $, en hausse de +7,8% sur une année, dont 126 Mds de $ d’exports vers la Chine et un déficit commercial japonais de 23,6 Mds de $ en recul.

Ce qui fait dire au Dr Ivanovitch, ancien expert économiste à l’OCDE à Paris que « la relation avec la Chine - “vitale pour le Japon“ - a contribué à 30% de la croissance économique de l’archipel depuis le début 2017 ». L’importance du commerce bilatéral pour le Japon est attestée par le fait que Shinzo Abe est venu en Chine avec plus de 500 chefs d’entreprise à la recherche de débouchés. A l’occasion de la visite plus de 500 accords commerciaux et de coopération ont été signés. Symétriquement, ajoute Zhao, l’intérêt de la société chinoise pour le Japon augmente, faisant de l’archipel la première destination des touristes chinois en 2018.

 

 

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