Your browser does not support JavaScript!

Repérer l'essentiel de l'information • Chercher le sens de l'événement • Comprendre l'évolution de la Chine

 Cliquez ici pour générer le PDF de cet article :

›› Lectures et opinions

Deux réflexions contraires sur le risque chinois

Alors que l’empreinte élargie de la Chine crée des angoisses et un rejet aux États-Unis, tandis que la commission européenne vient – c’est une première – de qualifier la Chine de « de rival systémique », signifiant que les stratégies extérieures de Pékin avaient le potentiel de bousculer le paradigme socio-politique fondant l’épine dorsale de la marche des sociétés démocratiques de la planète, le hasard de deux publications, à tout juste une année d’intervalle offre deux visions exactement opposées de la Chine.

Paru en février 2018 chez Robert Laffont, « N’ayez pas peur de la Chine » de Philippe Barret, Docteur en sciences politiques, haut-fonctionnaire, familier de la Chine où il a enseigné la littérature française, est un fervent plaidoyer à tendance moralisatrice et sermonneur pour une meilleure compréhension du « Vieil empire », de son histoire et de sa culture.

Un an plus tard, « La Chine E (S) T le Monde » – Odile Jacob, janvier 2019, coécrit par Sophie Boisseau du Rocher, Dr en Sciences Politiques, chercheuse à l’IFRI et Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas Moore et corédacteur en chef de la revue « Monde chinois-nouvelle Asie », est un inventaire systématique et implacable des raisons pour lesquelles il serait nécessaire de s’interroger sur le « risque » posé par « l’ambition chinoise, d’abord pour les Chinois eux-mêmes, mais aussi pour le reste du monde et les biens communs de l’humanité ».

La Chine incomprise et injustement accusée.

Pour Philippe Barret qui, tout au long de son livre, spécule sur l’altérité de la civilisation chinoise et l’incapacité des détracteurs de Pékin à la comprendre, l’essentiel des tensions vient non pas des nouvelles ambitions chinoises, mais de la persistance de schémas à connotation raciste comme ceux du « péril jaune » et de la « multitude » aggravés par l’ignorance, à la racine de caricatures qu’il fustige avec férocité dès l’introduction.

Vue cavalière de la longue histoire de la Chine et des malentendus de ses relations avec l’Occident conquérant, prosélyte et commerçant jusqu’à la cupidité, dont « l’arrogance » est à la racine de profondes humiliations infligées à la Chine, l’ouvrage est, chez Laffont, classé dans la collection « Mauvais esprits » dirigée par Jean-Luc Barré.

A ce titre, l’éditeur se réclame lui-même d’une « façon roborative et impertinente d’opposer à tous les pouvoirs, moraux, religieux, politiques et idéologiques, les vertus de la liberté de pensée et « le sens de la provocation » d’où, il faut en convenir, la mauvaise foi n’est pas toujours absente.

Après avoir rappelé la période faste des Jésuites et celle des séductions chinoises, suivie des préjugés coloniaux dont les contrastes et les malentendus donnent des relations Chine – Occident leur caractère irrégulier et heurté, l’auteur croit pouvoir replacer Karl Marx et le Communisme dans une perspective purement chinoise où la révolution russe n’aurait qu’un rôle annexe.

Par l’effet d’un kaléidoscope d’anecdotes et de références littéraires philosophiques et populaires il propose une plongée convaincante dans les tréfonds des différences culturelles et politiques à l’origine des discordes avec un pays dont, dit-il, la culture ignore toutes les références de la démocratie qu’il s’agisse de la légitimation du pouvoir par les urnes, de l’indépendance de la justice et du contrôle parlementaire.

Un avenir incertain.

Suit une dernière partie objective analysant les perspectives d’avenir du pays. Rappelant avec Montesquieu l’évidence qu’il est impossible d’ignorer la Chine aujourd’hui, 2e puissance économique, à la tête du commerce mondial et en pointe dans les nouvelles technologies ; anticipant aussi qu’un élan européen et français, pour l’instant très marginal, poussera de plus en plus à s’installer en Chine pour y vivre, Barret énonce quelques incertitudes bien connues, liées aux contradictions des situations économique et socio-politique.

Confronté aux exigences de la transition portée par la vision du « rêve chinois » de Xi Jinping, le Parti tente une réforme de grande ampleur et à longue échéance dont l’auteur concède que la réussite est incertaine.

Dans un contexte marqué par la hausse des dépenses sociales et une facture énergétique croissante, il s’agit de rééquilibrer le schéma économique en augmentant la part des services et de la consommation.

En arrière-plan l’exigence d’une plus grande vérité des prix, la reprise en main des provinces et de la « finance grise », conditions de la réduction de la dette et – peut-être le plus important, incomplètement évoqué par l’auteur -, la lutte contre la spéculation financière recoupant souvent la bataille contre la corruption très sévère handicap à l’investissement productif.

Surtout, également ignoré par l’analyse, le succès de l’entreprise qui se projette en 2049 dépend de la capacité du pouvoir à contourner l’obstacle des intérêts particuliers hostiles au changement.

++++

Le portrait « arrangé » d’une Chine édifiante.

La tentation de ne spéculer que sur la différence pour discréditer l’Occident à la fois ignorant et désinvolte, très souvent prédateur, conduit Philippe Barret à occulter des pans entiers de l’image justifiant ainsi la « mauvaise foi » dont se réclame la collection « Mauvais esprit ».

Emporté par la passion de donner une image systématiquement positive de la Chine, imputant à d’autres les causes des tensions, il affirme p.59 que jamais elle n’a entrepris de conquêtes, et que jamais elle n’a été tentée, comme le furent les Européens par une aventure coloniale.

*

S’il est vrai que l’Empire du Milieu ne s’est jamais projeté très loin au-delà des mers, la vérité oblige cependant à dire que lui aussi a exprimé une volonté de conquête. A partir du Ve siècle les Sui, les Tang, les Yuan et les Qing furent tous, à des degrés divers impliqués dans des aventures militaires contre l’ancien royaume coréen du Koguryo dont le territoire recouvrait une partie des actuelles provinces du Jilin, du Liaoning et de l’extrême orient russe.

Après avoir, par des offensives menées par terre et par mer contre les royaumes alliés de Koguryo et de Paekche (Baekje), les Tang y installèrent à partir de 660 des commanderies militaires ayant un pouvoir administratif assez proche de celui d’une structure de gouvernement colonial. Six siècles plus tard, la dynastie mongole des Yuan vassalisait toute la Corée.

Jusqu’au milieu du XIVe siècle, la dynastie de Goryeo resta « tributaire » de l’empire chinois. Enfin, même si la puissance des Mandchou a progressivement diminué à partir de l’abdication de l’empereur Qianlong, la Corée est restée jusqu’en 1894 un État vassal de la Chine des Qing, tandis que la Mandchourie - ancien Koguryo vaincu et dépecé par les Tang et d’où les Qing étaient originaires -, fut définitivement sinisée par une intense politique de peuplement.

Au sud de l’Empire se trouve un autre exemple d’une Chine « coloniale ». Imbriquée par les 15 siècles d’occupation chinoise du nord Vietnam - depuis les premiers Han, à compter de 111 av JC, jusqu’à l’indépendance complète, obtenue au début du XVe siècle, 50 ans après l’avènement des Ming -, l’histoire ancienne des relations sino-vietnamiennes est à la fois émaillée de nombreuses révoltes contre le suzerain chinois et marquée par cette puissante tutelle politique, culturelle et économique, venue du nord toujours sensible aujourd’hui.

Le soin que met l’auteur à présenter de la Chine une image exemplaire et édifiante, le conduit à quelques édulcorations de l’histoire. Certes la période des traités inégaux fut celle d’un dépeçage de l’Empire en concessions, ponctuée en 1860 par le sac du palais d’été condamné par Victor Hugo, suivie 59 ans plus tard par l’humiliation du traité de Versailles attribuant le Shandong au Japon. A la racine du nationalisme chinois, la désinvolture des vainqueurs de la Grande guerre fut 2 ans plus tard la matrice de la naissance du Parti Communiste arrivé au pouvoir 30 ans après le « mouvement du 4 mai ».

Il reste que la période trouble et violente des traités inégaux fut aussi le théâtre de très cruels débordements de fureur dont furent victimes d’innocents ressortissants étrangers et français.

L’arrière-plan de sourde hostilité populaire à la présence étrangère attisée par les conservateurs humiliés par les défaites successives de la Chine fut en juin 1870, dix ans après le sac du Palais d’été, à l’origine du massacre du Consul de France et des religieuses de Saint Vincent-de-Paul à Tianjin (Tientsin).

Bernard Brizay, auteur de « La France en Chine du XVIIIe siècle à nos jours » y souligne la vindicte particulière dont furent victimes les Français : « La foule se répand aux cris de : “tuez d’abord les Français et ensuite les autres étrangers“ ».

Les excès édulcorés du Maoïsme.

Enfin, toujours animé par l’intention de dépeindre la Chine de manière positive, Ph. Barret survole de manière un peu rapide les catastrophes maoïstes. Certes la légende qui n’est pas usurpée attribue au « Grand Timonier » le mérite d’avoir mis fin à un siècle d’humiliations du « Grand Empire » malade.

Pour autant, là aussi, la vérité oblige à dire que la rédemption eut un prix humain exorbitant. Résultat d’une vision impitoyable du pouvoir, elle prétendait non seulement faire table rase de la longue histoire du pays, assimilée pour solde de tout compte à des « vieilleries féodales » jusqu’à même envisager de supprimer les caractères de l’écriture (il ne fut pas le seul), mais aussi et surtout, elle fut l’arrière-plan du projet de « changer l’homme chinois par la terreur ».

Dans ses livres critiques du Maoïsme, Simon Leys rappelle que « le petit livre rouge » contenait des préceptes d’exécutions sommaires définissant, durant la guerre civile, des quotas obligatoires d’assassinats, après des procès expédiés, des « paysans riches », ou à défaut des « moyens riches ».

Quant aux deux catastrophes majeures du long règne de Mao, « le grand bond en avant » et la si mal nommée « révolution culturelle » que Philippe Barret n’évoque qu’en passant, trouvant même des effets positifs de promotion sociale à la « révolution culturelle », elles furent les deux exubérances démesurées de son esprit démiurge.

La première prétendait « rattraper la Grande Bretagne en 30 ans », tandis que la deuxième qui déclencha le chaos de la jeunesse pour reprendre le pouvoir que l’échec du « grand bond en avant » lui avait ôté, martyrisa le Parti. Ce dernier en a gardé une puissante amertume. A propos du « grand bond en avant » lire, le récit de Yang Jisheng cité dans livre de Barret.

++++

Le risque chinois.

En contrepoint de cette vision dont on reconnaîtra qu’elle est un peu tronquée et édulcorée, « L’essai sur la Sino-Mondialisation », sous-titre du livre de Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, est un inventaire sans concession des raisons pour lesquelles il est sage non pas « d’avoir peur de la Chine », mais, à tout le moins, de considérer ses stratégies avec circonspection.

Abondamment documenté par le truchement d’un nombre impressionnant de notes et de références parmi les plus prestigieuses, l’ouvrage est une alerte dont l’ampleur interroge aussi le déclassement de l’Europe et la stratégie de « démondialisation brutale » de D. Trump.

Au prix d’un pessimisme parfois alarmiste, les auteurs qui s’en défendent développent une idée maîtresse articulée à la manière centrale dont la Chine se voit elle-même depuis la nuit de temps, mais que la direction du régime exprime aujourd’hui sans complexe, et singulièrement depuis le 19e Congrès, avec une détermination nouvelle.

La force de cet affichage est homothétique de l’affaiblissement global de l’idée de démocratie, dont beaucoup de par le monde s’interrogent si, face aux fléaux et aux crises, elle reste un système de gouvernance efficace, capable à la fois de protéger et de porter les peuples vers une vie meilleure ou au moins de les préserver d’une régression.

La nouvelle puissance d’influence de « l’Empire ».

Tirant opportunément profit de ces hésitations démocratiques, le pouvoir chinois aussi préoccupé de son maintien incontesté à la tête du pays récuse tout autant les ingérences étrangères, l’indépendance de la justice et le principe d’un pouvoir élu et contrôlé.

Bardé de ses références politiques propres, il propose en exemple de gouvernance mondiale, l’antique philosophie du « Tianxia 天下 – tout sous le ciel » datant d’il y a 3000 ans, plaçant la Chine au centre du monde civilisé dont elle régulait les relations de vassal à suzerain par le « tribut », mais dont il faut cependant préciser qu’en Chine même, et au-delà d’une sévère censure, il ne fait pas l’unanimité.

Au-delà de la longue revue des faux-semblants, ambiguïtés chinoises sources de malentendus politiques et stratégiques s’ajoutant aux captations illégales de technologies dénoncées par D. Trump, aux revendications territoriales plus combatives en mer de Chine et à un regain d’agressivité à l’égard de Taïwan, appuyés à un renforcement spectaculaire de la puissance militaire de la Chine, la valeur critique de l’essai sur cet étrange projet d’une mondialisation à la chinoise est incontestable.

L’idée maîtresse du travail renvoie, près de 180 ans après le premier « Traité inégal » de Nankin avec Londres, à un nouveau télescopage entre la prétention universelle de la civilisation chinoise et le monde occidental qui, déjà au XVIIIe siècle, cherchait aux prix de puissants malentendus et beaucoup d’excès d’arrogance des « huit nations – 八国 », à faire rentrer le « Vieil Empire » dans les rangs « des pays normaux ».

Cette fois cependant, et c’est là l’origine probable des inquiétudes, « l’Empire » qui depuis de longues années s’exerce, à ses conditions, aux relations avec l’Occident, est, compte tenu de la moins grande assurance des démocraties, en meilleure position d’influence globale qu’il y a deux siècles.

L’inquiétude est la source d’une prise de conscience exprimée par les auteurs dans la dernière phrase du livre : « En soulignant l’écart entre le système international d’aujourd’hui et ce qu’il serait en cas de leadership chinois, on comprend mieux ce qui se joue et ce qui se perd avec la « déseuropéanisation du monde ».

 

 

Depuis le conflit à Gaza, Pékin confirme son nationalisme antioccidental

[13 janvier 2024] • Jean-Paul Yacine

Subjuguer Taiwan : les cinq options de coercition du parti communiste

[23 novembre 2023] • Jean-Paul Yacine

Le Parti met en examen Terry Gou, candidat à la présidentielle taiwanaise

[26 octobre 2023] • La rédaction • Louis Montalte

L’impasse énergétique de Tsai Ing-wen

[11 septembre 2023] • Angelica Oung

Un expert japonais de la Chine explore les arrière-pensées stratégiques de Xi Jinping

[20 juillet 2023] • Jean-Paul Yacine