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›› Société

Réflexions sur l’assurance maladie, le « big data » chinois et les évolutions du monde

Le système de santé chinois, régulièrement analysé par QC (lire : Systèmes de santé chinois : clés de décryptage.) vient de connaître une évolution qui mérite attention. On y croise en effet à la fois le pragmatisme légendaire des Chinois, l’opportunisme capitaliste, le souci orwellien de contrôler la probité morale des usagers et quelques affichages sociaux très en phase avec le projet de réduction des inégalités du secrétaire général.

Plus largement, la réflexion qui suit s’intéresse à l’emprise globale, irrépressible et intrusive du « Big Data » dans la vie moderne.

En octobre dernier « Ant Financial » 蚂蚁金服- Mǎyǐ jīn fú - en Français « Services financiers de la fourmi », à l’origine du système de paiement en ligne « Alipay », filiale du géant Internet Alibaba créé par Jack Ma (nom chinois Ma Yun – 马云-) dont la proximité avec Xi jinping date de la période où le n°1 chinois était Secrétaire Général à Hangzhou, a lancé une assurance santé mutuelle complémentaire baptisée « Xiānghù Bǎo” 相互宝”- » (Trésor mutuel).

L’accès à ce nouveau service qui n’est pas ouvert à tous, est contrôlé et régulé par un système de crédit dérivé du « crédit social » appelé « Crédit Sésame - 芝麻信用Zhīma Xìnyòng » fondé en 2014.

A partir d’un crédit de points calculé au moyen d’un examen automatique des informations éventuellement disponibles sur les médias sociaux et en fonction des antécédents vertueux ou non des impétrants avec « La fourmi », le schéma ouvre la possibilité d’obtenir des prêts ou de réserver des hôtels en ligne sans payer et détermine le profil de confiance des usagers du commerce en ligne avec le groupe Alibaba.

Une mutuelle à l’accès protégé et sélectif.

Pour accéder au nouveau service de mutuelle santé, le minimum de points du crédit requis est 600. La note est calculée par un algorithme tenant compte de 5 critères dont le caractère intrusif est à lui seul une préfiguration d’une société entièrement normalisée et contrôlée par le haut.

Il s’agit des références des usagers concernant l’historique de leurs paiements et de leurs découverts, leurs habitudes d’achats en ligne, le respect des termes de leurs contrats d’affaires, leur situation et leur « stabilité sociale » (adresse, durée d’occupation des appartements, n° de téléphones) et la nature et la pérennité de leurs relations avec leurs amis.

Les algorithmes calculent la note en plongeant dans les données numérisées des clients en ligne, dans celles du service financier de « La fourmi », du système de paiement en ligne Alipay et du fonds d’investissement Yu’e Bao 余额宝 (Trésor inemployé) également créé par Alibaba dont la popularité a explosé à 260 millions d’adhérents, essentiellement parce qu’il propose une rémunération des dépôts non bridés par une limite basse [1], de 3,96% annuelle, contre moins des 1% par les banques d’État.

La cote de fiabilité de chacun est affinée par d’autres données du « big data » venant de banques publiques ou produites par celles des agences d’État acceptant de coopérer. Mais il y a plus, le système teste aussi sa contribution aux sites de rencontres en ligne en permettant aux clients d’éliminer les candidats dont l’honnêteté est mal notée.

Pour le moment la mutuelle de santé Alibaba ne concerne que 50 millions d’usagers, mais elle espère atteindre 300 millions d’adhérents d’ici 2021 soit une croissance de 600% en un temps record. Il n’est pas impossible qu’elle tienne ses promesses puisqu’elle a pris la précaution de plafonner les cotisations mensuelles à 188 Yuan (25 €).

Selon les fondateurs, soucieux de présenter leur projet comme une œuvre sociale, clamant qu’il cible la masse des ruraux et des villes moyennes, 47% des adhérents sont des migrants intérieurs tandis que 31% viennent de villages ou de petites communes. Une centaine de maladies lourdes sont couvertes depuis la plupart des cancers, les affections cardiaques coronariennes, jusqu’à la maladie d’Alzheimer, en passant par le sida mais seulement dans la mesure où il a été contracté lors des transfusions sanguines.

Le pouvoir surveille de près cette initiative copiée par d’autres dont la caractéristique principale est que le fondateur s’exonère des risques uniquement partagés par les adhérents. En réalité, la viabilité du schéma qui dépend du nombre de malades et du coût des traitements lourds, ne pourra être vérifiée qu’à la longue.

Compte tenu du vieillissement de la population et de la lourde implication financière du traitement des longues maladies, l’équilibre du système n’est pas assuré. Peut-être est-ce la raison qui conduisit le pouvoir à y mettre un terme à la fin novembre 2018, obligeant Alibaba à se rabattre sur le schéma classique d’une mutuelle aux cotisations plus substantielles.

Pour le moment, la mutuelle Xianghubao est protégée par la proximité entre Xi Jinping et Jack Ma. Tout le monde n’a pas cette chance. En novembre dernier, un projet de JD, le concurrent d’Alibaba dans le commerce en ligne a été interdit par le pouvoir.

Enfin, les conditions de mise sur pied de la mutuelle dont l’accès repose sur un puissant système de mise en fiches numériques de la population surveillée, encadrée et cataloguée en groupes de personnes plus ou moins dignes de confiance, conduit à s’interroger sur la capacité des Chinois à supporter autant de contrôles.

Excès du « Big Data » et tolérance sociale.

La surveillance des faits et gestes de la population va loin. Bloomberg raconte que la cour de justice de Jiazhu dans le Hebei à 300 km au sud de Pékin, à la frontière du Shanxi, a récemment lancé un logiciel de téléphone portable capable d’afficher toute personne qui, dans un rayon de 500 m, figurerait sur une des listes noires numériques du gouvernement.

Le logiciel baptisé 老赖 地图 Laolai ditu - carte de fiabilité – est un pas supplémentaire et préoccupant vers une suspicion généralisée de chacun envers tous, dépassant l’utopie verticale de « Big Brother » puisqu’elle enrôle les particuliers se surveillant horizontalement les uns les autres.

Pourtant en Chine la densité de ce filet de vigilance politique et sociale ne semble pour l’instant pas beaucoup émouvoir la population. Au contraire nombreux y voient le passage obligé de la restauration de la confiance sociale, au prix de petits sacrifices acceptables.

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Une société en quête de confiance.

Envers les autorités et les grands groupes la défiance s’enracine dans la vieille culture rebelle de la périphérie à l’égard du centre et des puissants. Bloomberg rappelle qu’en Chine chacun se souvient non sans autodérision que le pays a le record mondial des contrefaçons vendues par Alibaba au monde entier, tandis que l’effrayant souvenir du lait frelaté en 2009 reste dans toutes les mémoires.

Près de 300 000 enfants furent empoisonnés parmi lesquels 6 perdirent la vie. A la suite de quoi, la PDG de Sanlu, Tian Wenhua fut condamnée à perpétuité tandis que Zhang Yujun et Geng Jinping qui avaient produit et vendu de la « poudre de protéine », un mélange de mélamine et d’amidon de malt au lieu du lait en poudre, furent condamnés à mort et exécutés.

Entre particuliers et hors des cercles des familles et des clans, la confiance n’est pas non plus au meilleur niveau. A l’été 2018, la cour de Suqian, 400 km au Nord-ouest de Shanghai dans le Jiangsu a condamné 11 personnes, presque toutes de la même famille pour près de 150 escroqueries aux rencontres amoureuses en ligne en vue de mariage.

Sévèrement condamnés à des amendes allant de 200 000 à 30 millions de Yuan (25 000 à 4 millions d’€) et à des peines de prison de 6 mois à 11 années, les fraudeurs mettaient en ligne de fausses identités de jeunes filles pour soutirer de l’argent à des prétendants naïfs.

L’imagination des tricheurs qui comme sur le réseau net en Occident tente de manipuler la compassion, excelle aussi à tirer profit des controverses politiques à la mode. En décembre 2018, une autre escroquerie mettait en scène des ressortissants de Hong Kong harcelés par le pouvoir et demandant de l’aide.

Pour l’instant et compte tenu d’une situation où hors des cercles familiaux et des connivences claniques, la société ressemble parfois à la haute mer où tout est permis au point que le Chinois moyen la voit « infestée de pirates », la classe moyenne – cible politique majeure du régime comptant plusieurs centaines de millions de personnes – adhère aux efforts de redressement de la confiance, même au prix de la multiplication intrusive de systèmes de crédits sociaux, véritable épidémie de surveillance des particuliers par des institutions officielles ou privées, dont le nombre dépasse déjà 150.

« Il est urgent de reconstruire la confiance sociale et morale dans les affaires, la sécurité alimentaire et envers les pouvoir publics » dit Lin junye. Considéré en Chine comme le père du crédit social, il estime que la mise en fiche est aussi un « formidable outil de la lutte anti-terroriste ».

Li Ming, conseiller financier et membre de l’Institut « Big Data » de Pékin est du même avis : « le gouvernement veut créer une société de confiance articulée à l’intégrité ». Chen Tan, professeur à l’Université de Canton explique que le système de surveillance sociale et politique est une généralisation de l’ancien 人事 当案 renshi dang an établi par le Parti au milieu des années 90 pour contrôler la probité des cadres de l’appareil.

Premières critiques mises sous le boisseau

A l’été 2018, « les listes noires » comptaient déjà près de 7,5 millions de noms ciblés non seulement pour leur comportement économique et financier, mais aussi moral, social et politique.

Une riposte encore ténue de la conscience sociale et des risques orwelliens est en train de naître en Chine. Le cas de Liu Hu journaliste ayant dénoncé à la fois la corruption et les dérives toxiques des systèmes de crédit social, est emblématique.

Originaire de la mégalopole de Chongqing dans le Sichuan, il fut arrêté en 2013 pour avoir dénoncé la corruption de Ma Zhengqi, vice-maire de Chongqing.

la suite de quoi, bien qu’il ait sous la contrainte, présenté des excuses, son « crédit social » fut sévèrement abaissé et ses comptes des réseaux sociaux fermés. Comme le prévoit le crédit social, sa capacité à acheter des billets de train, à contracter des emprunts et à se déplacer sur le territoire ainsi qu’à l’étranger, est sévèrement réduite.

L’Occident et l’illusion du « big data ».

Mais on aurait tort de croire que le système de crédit n’existe qu’en Chine. Créée en 1969, la société Acxiom Corporation dont le siège est à Little Rock dans l’Arkansas, spécialisée entre autres, dans ce qu’elle appelle pudiquement « la donnée client », détient des données confidentielles sur plus de 160 millions d’Américains. Elle a ouvert des bureaux aux États-Unis au Royaume Uni, en France, en Allemagne, aux Pays Bas, en Pologne, en Amérique du sud et même en Chine.

En Chine précisément où l’indépendance de la justice et l’État de droit n’existent pas, la frontière entre la surveillance socio-politique et les enquêtes financières par le « big data » est plus ténue qu’ailleurs. C’est pourquoi, le phénomène y a pris l’ampleur d’une épidémie virale.

Mais il serait naïf d’imaginer que l’Occident plus vertueux serait par nature protégé de la soif inquisitrice et cupide des médias, des sociétés de services financiers, d’assurance ou de marketing. Et qui peut garantir que nous-mêmes serions complètement protégés par la vertu du droit, des intrusions politiques dans nos sphères privées ?

Sans compter que les ingérences intempestives dans la vie des gens par le numérique généralisé sont aussi motivées par l’illusion de « l’intelligence » dite « artificielle » pouvant prédire l’avenir et limiter l’incertitude comme les risques. Autant d’obsessions intéressant à la fois les sociétés d’assurance, les hommes d’affaires et bien sûr les politiques.

En juillet 2013, « Le Monde Diplomatique » publiait un article intitulé « Mise en données du Monde, le déluge numérique ». Il était signé de Kenneth Cukier journaliste américain auteur de livres sur les interactions entre les nouvelles technologies et la société, notamment « Big Data : A Revolution that Will Transform How We Work, Live and Think, » Boston, Houghton Mifflin Harcourt.ISBN 978-0544002692 et de Viktor Mayer-Schönberger, coauteur du même livre, professeur de la gouvernance Internet à l’Université d’Oxford.

On peut y lire quelques idées qui méritent réflexion sur l’évolution des sociétés occidentales. Résumons à l’idée maîtresse : l’article met en évidence le fantasme utopique de réduire l’anxiété économique, sociale, politique et même existentielle par le truchement des algorithmes capables de brasser en un temps record des milliards de données. Les démiurges du « Big Data » croient que la masse des informations non répertoriées et non hiérarchisées peuvent percer le mystère de l’impromptu. Ils se trompent.

Lisons avec attention la conclusion : « De la fonction attribuée aux données de masse dépend la survie de la notion de progrès. Elles facilitent l’expérimentation et l’exploration, mais elles se taisent quand apparaît l’étincelle de l’invention. Si Henry Ford avait interrogé des algorithmes informatiques pour évaluer les attentes des consommateurs, ils lui auraient probablement répondu : “Des chevaux plus rapides“ ».

Note(s) :

[1Selon Yuebao, plus de 85% des membres ont déposé moins de 10 000 Yuan (1320 €) dont 70% moins de 1000 Yuan.

 

 

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