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›› Editorial

Trump, Erdogan, Poutine et la Chine. Tensions et Influences croisées. Menaces contre l’OTAN et la démocratie

Ces jours derniers eurent lieu une succession d’événements touchant à quelques anciennes données géopolitiques du monde, mettant Washington, la Turquie et l’OTAN dans l’embarras, tandis que Pékin à l’affut, déploie ses séductions pour enfoncer un coin dans la solidarité de l’Alliance atlantique.

A la vérité l’ébranlement est en cours depuis qu’à l’est de l’Europe se cristallise chaque jour un peu plus l’alliance sino-russe, depuis aussi que le système politique turc tournant le dos à la démocratie est devenu une alchimie mêlant islamisme et nationalisme, tandis que Washington pratique depuis de longues années, en Europe et en Asie une stratégie unilatérale de puissance articulée à la seule prévalence des intérêts américains.

Plus encore, depuis 2017, le souci prééminent de l’Amérique s’exprime sans nuance de manière indifférenciée, qu’il s’agisse des puissances rivales ou des amis membres des alliances dessinant depuis la 2e guerre mondiale le camp occidental des États-Unis et de leurs alliés. Lire notre article : « Le piège américain », la montée en puissance de la Chine et les risques d’un engrenage global.

Mais bien avant D. Trump, en Europe et en Asie, l’appétit hégémonique de Washington cautionné par l’ensemble des élites républicaines et démocrates, exprimé sans précaution jusqu’aux limites de l’ex-URSS en Ukraine et dans les pays d’Asie Centrale aux marches de la Chine, a progressivement rapproché Moscou et Pékin.

En même temps, traçant les bornes de la « stratégie du chamboulement sauvage » les alliés européens de l’Amérique, essentiellement à l’ouest du Vieux Continent et la Turquie membre de l’OTAN, ont commencé à exprimer un malaise face à la prépotence brutale de la Maison Blanche.

Tensions autour du S.400 russe.

Lors de sa conférence de l’après G.20, le 29 juin à Osaka, le président Trump qui depuis 2017 dénonce l’iniquité des alliances avec le Japon, l’Europe et l’Otan, tout en attaquant la Chine jusque dans les retranchements les plus sensibles de son système politique (lire : Pékin – Washington : Les raisons des crispations chinoises. Plongée dans les arcanes du Parti.) a été mis en porte-à-faux par une question d’un journaliste sur l’achat par Ankara, membre de l’OTAN de missiles anti-aériens S.400 russes, alors même que l’administration à Washington, toujours sur une ligne dure de prévalence sans partage, mettait en garde le président Erdogan sur les « conséquences négatives » du contrat russe.

Alors que flottait déjà la menace d’écarter la Turquie d’un contrat d’achat de chasseurs de combat F.35 pour lequel les Turcs auraient déjà payé 1 MD de $, le Président américain a rejeté la faute sur le refus de son prédécesseur de vendre des missiles « Patriot » à Ankara.

Mais ce que D. Trump n’a pas dit est que le président Erdogan qui avait déjà tenté d’acheter des missiles chinois aux performances techniques inférieures à celles des « Patriot » américains et des S.400 russes (lire : La coopération sino-turque autour du HQ-9 (FD-2000), dommage collatéral du terrorisme.), réclamait aussi - ce que le Pentagone a refusé - un transfert de technologies ouvrant la voie à un système de missiles turc indépendant. Le refus de Washington exprime mieux que les discours la volonté de préserver la prévalence américaine par l’impérialisme technologique.

En arrière-plan des tractations technico-commerciales et du refus américain, murissait déjà en 2015 une dissension, cette fois tactique, entre Washington et Ankara à propos de l’autorisation de lancer des attaques contre l’État islamique à partir de la base américaine d’Incirlik, au sud de la Turquie, idéalement située face aux foyers terroristes du Moyen Orient.

La dernière cause de tensions et non des moindres entre Erdogan, l’administration américaine et D. Trump, assez peu évoquée par les commentateurs est la très sévère discorde à propos du groupe kurde YPG (Unités de Protection du Peuple), branche armée du parti syrien de l’Union démocratique, alliée crucial des 2000 « marines » opérant au sol en Syrie, mais férocement ciblé par Ankara qui le considère comme une organisation terroriste liée au PKK (Parti des travailleurs kurdes hors la loi en Turquie.)

Le gaz de Chypre enjeu d’influence. Nervosités turques

Le 20 juin dernier, citée par « la lettre de Léosthène » d’Hélène Nouaille, la discorde paraissait consommée quand Erdogan déclarait « Le sujet des défenses antiaériennes est pour nous une affaire conclue avec la Russie (…) La livraison commencera dans les 15 jours à venir (…) Les États-Unis doivent faire bien attention lorsqu’ils adoptent des sanctions contre un pays membre de l’OTAN ».

Pas si vite. Outre que la Turquie est aux prises avec une situation politique et socio-économique difficile, marquée par un sévère freinage de 7,4% de croissance en 2017 à 3,5% en 2018, l’effondrement de la Lire de 40%, une inflation à plus de 20% à la fin de 2018 et un chômage des jeunes à plus de 23% en novembre 2018, Washington, en pleine refonte de sa stratégie à l’est de la Méditerranée, n’a pas épuisé ses leviers de pression directe pour affirmer sa prévalence dans la région.

Le 3 juillet Hélène Nouaille signalait qu’usant comme à son habitude d’une stratégie de puissance sans nuance quand ses intérêts sont en cause, le 20 mars Washington a dépêché le secrétaire d’État Mike Pompeo à un sommet trilatéral à Jérusalem auquel participaient avec Chypre, la Grèce et Israël.

Le but ayant une haute valeur stratégique était l’organisation d’une coopération entre Nicosie, Athènes (2 membres de l’UE) et Tel Aviv, sur le sujet, objet des convoitises des pays voisins, de l’exploitation des vastes gisements de gaz (aux réserves estimées à 750 Mds de m3) découverts au début des années 2000 dans un large polygone jouxtant la côte sud de l’Île de Chypre, dont il faut rappeler qu’elle est toujours divisée.

La partition non reconnue par l’ONU (résolution n° 541 du 18/11 : 1983), a été imposée à l’époque de la dictature des Colonels grecs, par une intervention militaire turque, le 20 juillet 1974, qui occupa 38% du territoire au nord de l’île. Tandis que plusieurs grands groupes d’hydrocarbures dont l’Américain Exxon Mobil, l’Italien ENI et le Français Total sont déjà à pied d’œuvre dans la Z.E.E sud de Chypre, le Président Erdogan qui défend ses intérêts et ceux de la « République Turque de Chypre du Nord - RTCN - » a, le 4 novembre dernier traité les groupes pétroliers de « pirates » de « bandits ».

En février 2018, par une manœuvre assez semblable à celle de Pékin en Mer de Chine du sud dans la ZEE philippine à hauteur du haut fond de Reed (lire notre article de juillet 2016 : Mer de Chine du sud. La carte sauvage des hydrocarbures. Le dilemme de Duterte.), la marine turque n’a pas hésité à bloquer un navire de forage italien dans le bloc 3 situé au nord-est de la zone des gisements à 66 nautiques des côtes du Liban.

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La Russie en embuscade.

Pour autant, la stratégie de la Maison Blanche, destinée à « tordre le bras » à Ankara, ne se développe pas sur un terrain politiquement dégagé. Sur la question de Chypre et de ses gisements de gaz, deux tendances contraires sont à considérer.

Alors qu’adoptant le mode habituel réflexe de l’expression de la puissance américaine par le vote d’un « Eastern Meditarranean Security and Enegy Partnership Act », le Congrès s’active pour insérer Washington dans ce jeu d’intérêts stratégique et gaziers, le Grec Kyriakos Mitsotakis, leader conservateur du parti de la Nouvelle Démocratie et principal rival du Premier ministre sortant Alexis Tsipras, rappelait que Nicosie était partie de l’UE et qu’à ce titre Bruxelles qui, du coup, approuve la manœuvre de Washington, pouvait être partie prenante des explorations de gaz autour de Chypre.

Mais dans ce jeu de puissance américain assorti d’aides financières sonnantes et trébuchantes, « le cheveu sur la soupe » de Washington est la Russie que le Congrès accuse sans trop de précautions diplomatiques, « d’activités malveillantes », avec l’intention contenue dans un amendement de « l’Act », d’interdire par le truchement de Nicosie l’accès des navires militaires russes aux ports de Chypre.

Encore cité par « la Lettre de Léosthène », la réponse russe qui renvoie à l’idée maîtresse de cette note, cible vertement le manichéisme stratégique américain « Toute tentative visant à placer un pays indépendant et souverain devant un choix artificiel – coopérer avec la Russie ou avec Washington – constitue la violation flagrante de toutes les règles et normes possibles. »

Quand Pékin s’en mêle.

C’est bien avec en tête la crainte de cet arrière-plan férocement hégémonique américain que le président Erdogan s’est le 2 juillet rendu à Pékin. Il faut cependant rappeler que le despotisme stratégique américain cible assez souvent d’autres comportements dominateurs notamment celui de la Chine à ses approches stratégiques directes en mer de Chine du sud et à Taïwan où le parti communiste chinois ignore systématiquement les avancées démocratiques de l’Île.

Certains commentateurs ont vu dans la visite d’Erdogan les prémices d’une bascule stratégique vers la Chine d’un membre de l’OTAN. C’est en tous cas ce coin que Pékin cherche à enfoncer dans l’Alliance.

Le 2 juillet, tranchant avec les aigreurs chinoises offusquées par les critiques de février dernier du gouvernement turc contre la violation des « droits fondamentaux des Ouïghour turcs et autres communautés musulmanes au Xinjiang », tous les médias officiels chinois célébraient « la proximité stratégique entre Pékin et Ankara ». Sur la table aussi, la participation de la Turquie en manque de cash, aux projets des Nouvelles Routes de la soie.

Avec des hauts et bas – dont la dernière fut la violente critique turque ciblant la politique chinoise au Xinjiang il y a seulement 4 mois -, le rapprochement entre Ankara et Pékin est en cours depuis 2017. Le 3 août de cette année, le Ministre des AE Mevlut Cavusoglu était même allé jusqu’à dire que la Turquie n’accepterait plus aucune activité ou déclaration critiquant Pékin, précisant que tous les articles des médias ciblant la Chine seraient « éliminés. ».

Mais, pour l’heure, alors qu’aucun pays musulman qu’il s’agisse de la Malaisie, du Pakistan, de l’Indonésie ou de l’Arabie saoudite, n’a officiellement critiqué la politique chinoise au Xinjiang, tandis que même les pays occidentaux mesurent leurs reproches à Pékin, le rapprochement sino-turc n’a d’autre sensibilité stratégique que celle de l’appartenance à l’OTAN de la Turquie.

Pays musulman, abritant sur son territoire l’un des plus puissants déploiements de l’Alliance, qui plus est, face à une région déstabilisée par les menées islamistes, l’héritière de l’Empire Ottoman pourrait devenir une vulnérabilité.

Sur ce sujet, c’est bien la livraison du système S.400 russe et les représailles américaines contre un pays de l’Alliance aux tendances autocratiques qui creuse le risque d’une césure au sein de l’OTAN. Elle couve entre, d’une part, les pays libéraux à l’Ouest et d’autre part, ceux à l’Est de l’Europe ayant récemment emboîté le pas de l’autoritarisme politique dont les phares anti-américains et anti-démocratiques sont précisément Pékin et Moscou.

Moscou et Pékin, parangons antidémocratiques.

Le rapprochement d’Ankara avec ce binôme stratégique né de l’insolence univoque de Washington est d’autant plus sensible que tous deux sont animés d’une ambition prosélyte visant à rallier le plus de pays possibles à leur vision battant en brèche le modèle démocratique occidental.

A Pékin comme à Moscou, on nie que les peuples démocratiques expriment vraiment un choix indépendant. « L’illusion d’avoir le choix est la ruse suprême du mode de vie occidental » écrit en substance Vladislav Sourkov, conseiller de Vladimir Poutine en introduction d’une analyse publiée en France en mai dernier par la Fondation pour l’Innovation politique dont le Directeur Général est Dominique Reynié.

Plus loin, après avoir longuement décrit, à la manière des critiques chinois, les travers des démocraties créant les dissensions à racine de la perte de légitimité des élites partout discréditées, il écrit que « Le modèle contemporain de l’État russe commence par la confiance et tient par la confiance. C’est ce qui le différencie fondamentalement du modèle occidental, qui cultive la méfiance et la critique. C’est de là qu’il tire sa force. »

Sourkov prédit aussi que, tout comme le modèle autoritaire chinois s’est, lors du 19e Congrès proposé comme exemple de gouvernance globale, le système Poutine a lui aussi vocation à s’exporter.

« Quand tout le monde s’enthousiasmait pour la mondialisation et vantait un monde horizontal et sans frontières, Moscou avait clairement rappelé que la souveraineté et les intérêts nationaux avaient tout leur sens. » et encore :

« Alors que l’hégémonie américaine n’était contestée par personne, que le grand rêve américain d’une domination mondiale était presque réalisé et que nombreux étaient ceux qui entrevoyaient cette fin de l’histoire où « le peuple se tait », le discours de Moscou paraissait dissident. Aujourd’hui tout ce qu’il exprimait résonne comme une évidence : le monde entier est mécontent des États-Unis, y compris les Américains. »

De même, le discours de Pékin faisant la promotion de son modèle privilégiant le consensus confucéen au débat démocratique porteur de chaos, exerce une forte attraction sur nombre d’élites politiques jugeant que, dans la tempête, le modèle chinois constituerait une alternative crédible. D’autant qu’il est porté par les attraits du marché chinois et la puissance financière des banques œuvrant en appui de la stratégie globale des « nouvelles routes de la soie ».

Même si entre Ankara et Moscou demeurent de profondes dissensions à propos de la Syrie, les péripéties autour de l’achat du S.400 russe à la racine du malaise de Washington et de nombre de ses alliés de l’OTAN, immédiatement suivies par la volte-face à Pékin d’Erdogan à propos des Ouïghour, esquisse l’inquiétant rapprochement entre trois acteurs majeurs en quête de leur puissance passée dont le point commun est le rejet de Washington et des valeurs démocratiques occidentales.

A l’automne 2017 QC avait déjà pointé du doigt le recul de l’influence des démocraties qui souvent ne sont plus considérées porteuses d’un idéal politique. La crise des démocraties confrontée aux bouleversements rapides du monde est une évidence. Elle suggère l’urgence d’une sérieuse remise en question de son fonctionnement.

A cet effet nous citions la conclusion d’une étude l’Institut Mercator : « Seule une rénovation de leurs institutions politiques et une mise à jour de leur potentiel économique et technologique conférerait aux démocraties libérales une capacité efficace de contrepoids face aux puissants discours chinois discréditant leurs valeurs », dont il est cependant juste de rappeler qu’en l’absence totale de liberté d’expression, il est difficile de mesurer l’impact réel dans la mouvance des intellectuels chinois.

Lire : https://www.questionchine.net/entre-democratie-liberale-et-valeurs-chinoises-les-hesitations-de-la-classe-moyenne

 

 

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