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›› Société

Le réveil des grands-mères chinoises ?

Depuis Shanghai, Mandy Zuo couvre les sujets de société pour le South China Morning Post.

Ses nombreuses enquêtes touchent au féminisme (par exemple, objet d’une sérieuse effervescence des réseaux sociaux, le droit ou non des femmes footballeurs de se tatouer ou de se teindre les cheveux), à la pauvreté des ruraux, au vieillissement, en passant par les démolitions urbaines, les nettoyages des bidonvilles, ou encore la situation des femmes au foyer. Il lui arrive aussi de s’intéresser à l’international et à son actualité.

Récemment, après une déclaration du Ministre des AE Wang Yi, un de ses articles traitait de l’Affaire iranienne et de la folie des sanctions américaines. Un autre évoquait les vaccins contre l’épidémie de Covid-19.

Cette fois, elle s’est intéressée à l’aventure d’une femme seule, déjà grand-mère, malheureuse en couple, partie avec sa voiture sur les routes chinoises pour tenter de soulager son humeur déprimée.

Une grand-mère rebelle.

Publié le 18 décembre dernier par le SCMP, l’article renvoie au livre de l’Américaine Elizabeth Gilbert « Eat, pray love » (Cf. Annexe) – avec cependant un terrain d’expériences drastiquement réduit à la seule Chine.

Il raconte les aventures de Su Min, une dame âgée de 56 ans, partie seule sur les routes de Chine au volant de sa Volkswagen achetée avec ses économies. L’article ne dit certes rien de la situation du plus grand nombre des femmes chinoises au foyer.

Mais l’histoire de cette grand-mère lassée de s’occuper de sa fille à l’université et de ses petits-enfants, fatiguée de son mari après trente ans de vie commune, écarte un pan du rideau occultant quelques évolutions cachées de la société chinoise.

Le lent glissement des plaques tectoniques sociales, à la fois porté par les mouvements féministes et la quête du bonheur individuel, est à contre-courant des valeurs familiales traditionnelles où les aïeules ne sont pas supposées s’exprimer à l’écart du groupe. Il reste que, sur les réseaux sociaux, des centaines de milliers d’usagers applaudissent à l’indépendance d’esprit de Su Min.

A l’aune des indices décrits dans l’article, Madame Su est membre de la classe moyenne supérieure. Elle possède en effet une Volkswagen Polo blanche - de loin la plus populaire des voitures étrangères et aussi la plus vendue, toutes marques confondues [1], qu’elle a dotée d’un lit sous tente juché sur le toit pour y dormir la nuit. L’installation de fortune économise le prix des nuits d’hôtel, prohibitif pour sa retraite mensuelle de 2000 Yuan (260 €).

Si son mari, parfois violent, dont il est question en passant dans l’article, était lui aussi propriétaire d’un véhicule, le couple serait clairement à classer dans la catégorie des « privilégiés » de la société chinoise.

*

Fin septembre, lassée de jouer la femme soumise et fidèle, discret pilier logistique et moral de la famille, Su Min dont le départ avait été retardé par l’épidémie, a quitté Zhengzhou au volant de sa voiture allemande. Elle avait en poche 20 000 Yuans d’économies (2600 € ).

La décision ne fut pas un coup de tête. Mais le résultat de longues conversations avec sa fille qui s’est non seulement soucié de la sécurité de sa mère, mais se demandait aussi qui allait prendre soin de ses jumeaux. Lire : Urbanisation, mutations sociales et défaillances du lien filial.

Insensible à sa quête de liberté et d’émancipation, son mari, qui n’y voyait qu’une lubie passagère, a tenté de la dissuader par les arguments classiques de la perte de temps et d’argent.

La révélation du bonheur individuel.

En quittant Zhengzhou, la métropole du Henan peuplée de 10 millions d’habitants, aujourd’hui accolée à Kaifeng, l’ancienne capitale des Song du Nord, formant le plus vaste ensemble urbain de la plaine centrale, Su ne savait ni où elle irait exactement, ni quand elle reviendrait.

Mais, elle avoue que pour la première fois depuis longtemps, elle s’est sentie libre et « maître de son bonheur ». Au cours de son périple amplement relayé sur les réseaux sociaux enthousiastes, Su n’a certes pas connu toutes « les expériences humaines » ni visité autant de cultures et de pays différents qu’Elizabeth Gilbert.

Mais le fait est que l’expérience a changé sa vie et que les réseaux sociaux se sont enflammés pour elle.

Sa première étape l’a conduite au barrage de Xiaolangdi, 小浪底 sur le Fleuve Jaune, 120 km à l’Ouest de Zhangzhou, au nord de Luoyang. Après quoi, elle a visité le barrage des Trois Gorges avant de se rendre à Xi’an, Chengdu et Chongqing. Puis elle a mis cap au sud, vers le Yunnan où elle se trouve encore.

Quand sa fille lui demande quand elle rentrera, elle répond qu’elle ne sait pas encore. « Pas avant deux ans, en tous cas », dit-elle, ajoutant qu’elle veut « d’abord visiter la Chine. »

L’engouement visible sur Douyin, la version chinoise de TikTok, révèle que, sous la surface, mûrit une quête d’accomplissement individuel débordant largement le simple objectif du développement socio-économique dont le Parti a fait la principale source de sa légitimité politique.

Le récit de Su Min a suscité l’approbation des femmes de tous âges et plus particulièrement des plus âgées que la tradition cantonne au foyer et à la surveillance des enfants. De plus en plus, la tradition croise les nécessités économiques. Obligeant les jeunes couples à travailler, elles ne laissent pas d’autre choix que de confier la garde des enfants aux aînés.

Sur les photos de famille, les sourires cachent les frustrations des grands-mères encore jeunes. Attirées par les séduisantes images du grand large qui pullulent sur le net, elles dépriment d’être réduites aux tâches domestiques et à la garde des enfants.

Nul doute que l’expérience de Su Ming qui dit avoir cessé de prendre les antidépresseurs, avoir compris la beauté du monde et appris le vaste potentiel d’une vie libre, aura suscité d’innombrables prises de conscience.

Voilà près d’un an que Su Min est partie. Les vidéos qu’elle envoie sont suivies avec enthousiasme par des centaines de milliers d’internautes sur les réseaux sociaux. Séduits, sa fille et son gendre ont changé d’avis et la soutiennent. Son mari qui vit seul, fait lui-même le ménage et la cuisine. Les week-end sa fille, son gendre et les jumeaux lui rendent visite.

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ANNEXE.
Tradition chinoise et émancipation des femmes

« Manger, prier, aimer » est le titre du roman vécu de la romancière américaine Elizabeth Gilbert ayant, à trente-deux ans, quitté mari et maison pour un voyage à Bali où elle a rencontré un soigneur. Après son divorce, elle s’évade en Italie et en Inde. Le roman paru en Livre de Poche en 2006 en France, et adapté au cinéma en 2010 par Ryan Murphy, raconte l’émancipation sentimentale d’une femme au foyer.

Dix après « Sur la route de Madison » de Clint Eastwood, adapté du roman de Robert James qui traitait de la tristesse d’un amour impossible empêché par la fidélité matrimoniale, l’aventure d’E. Gilbert était aux États-Unis, un marqueur de l’émancipation féminine hors des convenances sociales traditionnelles.

Il était aussi, disaient les conservateurs, le signe du délitement de la famille pilier de la stabilité sociale, sapée par l’individualisme.

En Chine, l’esprit de liberté et d’indépendance des femmes souffle aussi. Mais il s’exprime surtout dans les générations plus jeunes, parmi les femmes instruites où l’institution du mariage ne fait plus recette. Lire : Les « Sheng Nü » laissées pour compte et le renforcement du patriarcat.

Lucky Grandma

Il reste que dans la société chinoise moderne, l’émancipation des grands-mères hors du cadre de leur mariage, pourrait commencer à faire recette. Sur les écrans à New-York, depuis le printemps 2019, « Lucky Grandma - ».

Écrite et réalisée par Sasie Sealy et Angela Cheng, deux sino-américaines éduquées à la jonction des cultures occidentale et chinoise, la comédie met en scène une « mamie » excentrique et irascible. Après le décès de son mari, sa famille s’inquiète de la voir s’abimer en toute indépendance et à ses risques et périls dans le monde mafieux des jeux d’argent de China Town.

L’actrice qui incarne la « mamie » est Tsai Chin, 87 ans, première chinoise à avoir suivi, à 18 ans à Londres où elle avait émigré, les cours de l’Académie Royale d’Art dramatique. Le piquant de cette histoire est que Tsai Chin, née à Tianjin en 1933, fille de Zhou Xinfang maître de l’opéra de Pékin, fut parmi la quarantaine de films où elle est apparue, une des « James Bond girls », dans « On ne vit que deux fois » en 1967 avec Sean Connery, puis en 2006 dans « Casino Royale » avec son successeur Daniel Craig.

Mais, longue de plus 60 ans, la très riche carrière de Tsai Chin (en Chinois Zhou Caiqin, 周采芹) qui, à 73 ans, joua aussi le rôle de la tante dans « Mémoires d’une Geisha », ne peut se réduire à ces épisodes. Elle a aussi jalonné l’histoire tourmentée de la Chine maoïste qui persécuta ses parents tués durant la révolution culturelle, sans qu’elle ait pu les revoir.

Devenue célèbre à 23 ans, grâce au rôle de « Suzie Wong », tiré du roman de Richard Mason, histoire d’un peintre britannique tombé amoureux d’une des filles d’un bordel ayant fui la Chine maoïste et obligée de se prostituer à Hong Kong pour survivre, Tsai a aussi, incarné dans un téléfilm le personnage de Wang Guangmei, l’épouse de Liu Shaoqi. Persécutée comme ses parents, la dame, docteur en physique nucléaire, présidente de l’Université Qinghua l’avait impressionnée.

Elle en parle dans ses mémoires. « Pour la première fois, l’artiste et la femme en moi se sont enfin rencontrées. ». Ce n’est que quatre années plus tard, après la mort de Mao en 1976, qu’elle renoua avec la Chine où le régime l’invita à donner des cours d’art dramatique.

Elle joua notamment le rôle de la grand-mère Jia (賈母 Jia Mu) dans la série télévisée fleuve de 50 épisodes « Le pavillon rouge 红楼梦 » inspirée du Classique du XVIIIe siècle écrit par Cao Xueqin 曹雪芹 du temps de l’Empereur Qianlong.

Note(s) :

[1Le groupe Volkswagen a ouvert 15 usines en Chine, dont 6 à Shanghai, 2 à Changchun, 2 à Dalian, 3 à Pékin, 1 à Tianjin, 1 à Dongchang. Parmi elles, constituant clairement un signe d’ouverture à rebours des anciennes restrictions d’investissements étrangers, quatre sont des investissements à 100% VW. Les autres sont en majorité des JV avec les deux premières entreprises publiques du secteur SAIC 上海汽车, n°1 du marché ou FAW (First Automobile Work 第一汽车集团), n°2.

En 2019, VW a vendu 3,1 millions de véhicules den Chine soit 14,6% du marché devant Honda (7,3%) et Toyota (6,6%). La marque allemande produit et commercialise des véhicules, des composants et des pièces détachées sous divers marques allant de VW et Audi à Bentley et Lamborghini, en passant par SEAT, et Skoda.

Avec 196 voitures par millier d’habitants, la Chine se situe au 74e rang mondial du classement du parc automobile par habitant, soit dans le milieu du classement. Pour mémoire avec 478 voitures / 1000 hab, la France est 30e.

 

 

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