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Les tribulations du « Crédit social ». Du redressement éthique à la mise aux normes politique
Un des volets du 14e plan quinquennal adopté lors de la dernière ANP entérinait le fait que le « Crédit social » s’inscrit dans la vision de Xi Jinping d’une gouvernance politique idéale du pays, articulée à la maîtrise de l’information par le truchement du contrôle numérique.
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Nombre d’articles et d’études [1] montrent que la synthèse numérique de la société chinoise souffre encore de multiples lacunes dont celle de sa fragmentation, résultat d’une application erratique de normes pas encore unifiées.
La mise en œuvre inégale du système induit des inconvénients et des risques pour les groupes industriels chinois et étrangers autant que pour les individus. Les uns et les autres sont en effet obligés de naviguer dans un maquis de règles, de standards et de sanctions dont les écarts d’une région à l’autre et au gré de l’administration, finissent par conduire à l’arbitraire.
Conscient du problème, le gouvernement chinois a commencé à clarifier et à unifier le concept, mais, compte tenu de l’éparpillement géographique et du contraste dans la mise en œuvre – y compris dans la philosophie même du projet -, il est peu probable qu’il y parvienne avant longtemps.
A l’origine, un souci de redressement étique et moral.
La genèse du projet se prévalait d’une vertu éducatrice dans une société chinoise que l’appareil lui-même avait qualifiée de « société de basse confiance - 低信任 社会 », handicapée par un déficit de critères moraux, conséquences de la frénésie affairiste ayant explosé après l’ouverture socio-économique de Deng Xiaoping.
La soudaine aisance sociale de la population tranchant avec la frugale disette maoïste, s’est accompagnée d’une profusion de scandales alimentaires, de sévères violations des lois du travail et de la propriété individuelle et de désastres écologiques. Le tout baignant dans la lèpre de la corruption rampante de l’administration, au point qu’à la fin 2011, le Parti était à vendre au plus offrant.
A cette époque, le sociologue Zhang Musheng, expert en développement rural écrivait dans un ouvrage intitulé « Modifier notre approche culturelle de l’histoire 改造 我们的文化历史观 - » : « Aujourd’hui il n’y a pas seulement une collusion entre des bureaucrates corrompus, le capital et des intermédiaires parasites, il y a aussi les dirigeants qui se vendent et la manipulation du pouvoir politique corrompu par des réseaux criminels ».
Après quoi, les dévoilements en cascade des turpitudes de l’oligarchie par la campagne anti-corruption diligentée par la Commission Centrale de discipline à l’époque dirigée par Wang Qishan, l’actuel Vice-Président, confirmèrent l’analyse. Il se trouve qu’à ce moment l’appareil avait déjà dans ses soutes, l’embryon d’une riposte par ce qui allait devenir le « Crédit Social ».
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Les banques en quête de sécurité.
Au début des années 90 les banques chinoises, soucieuses de cribler la fiabilité de leurs clients sollicitant des prêts, imaginèrent en effet un système de contrôle à points. Utilisant l’histoire connue de leurs débiteurs potentiels, elles établirent des grilles de fiabilité pour mieux apprécier leurs risques en fonction de la situation des PME et des fermiers à la recherche des financements dans les zones rurales.
Ces expériences où les organismes financiers chinois cherchaient à réduire leurs vulnérabilités face à d’éventuels débiteurs insolvables, furent la matrice du « crédit social » dont les premières ébauches datent de 2007. A partir de 2011, et à la suite de l’alerte lancée par Zhang Musheng, le concept de fiabilité bancaire fut élargi à une sorte de « panacée socio-politique » destinée à corriger les profondes afflictions de la société chinoise.
Trois ans plus tard, Xi Jinping, annonçait que l’instauration d’une gouvernance « basée sur le respect du droit » serait une de ses priorités politiques. On comprenait qu’elle serait aussi la condition première d’une croissance pérenne, elle-même fondement de la stabilité politique et sociale du pays et donc de la survie du régime. C’est à partir de ce moment que le Conseil des Affaires d’État proposa de planifier sur la période allant de 2014 à 2020, la mise en place d’un « système de crédit social ».
A la fin de cette première phase de six ans, en janvier 2021, le Comité Central faisait du « Crédit Social » un des piliers du système légal chinois et de la « construction d’ici 2025 – 2e phase - d’une société basée sur le respect du droit ».
Pour autant, aujourd’hui, force est de constater que, non seulement, les standards du système sont très loin d’être unifiés, mais encore que sa vertu initiale de corriger les « maux » d’une société en manque de valeurs morales, a été détournée vers le but d’une mise aux normes politique des entreprises et des individus.
Un paysage éclaté et désordonné.
L’étude de l’Institut Mercator souligne, qu’à l’ambiguïté de la multiplicité des buts inscrits dans les documents officiels - allant de la solvabilité financière (征信) à l’honnêteté et l’intégrité (诚信 / 守信) en passant par un comportement respectueux de la loi ou même des valeurs morales telles que « honnêteté et intégrité (诚信 et 守信), s’ajoute le fait que pas moins de 47 institutions – dont les buts ne sont pas toujours cohérents – sont impliquées dans sa mise sur pied.
Parmi elles, outre le Conseil des Affaires d’État chargé de la coordination on trouve aussi à la manœuvre la Commission pour la réforme et développement, des représentants du système judiciaire et la Banque de Chine.
Avec des objectifs du Crédit Social (CS) eux-mêmes éclatés, cette tête hybride doit encore assurer l’harmonisation des objectifs des gouvernements provinciaux, ceux des agences de régulation financière, de la sécurité alimentaire, de la lutte contre la pollution et, récemment, ceux de la prévention des maladies infectieuses.
Ce n’est pas tout, alors qu’il n’existe toujours pas de « banque centrale » de la documentation et des données sur le rapport à la loi des individus, des entreprises ou des ONG, les sites web officiels des ministères et ceux des gouvernements provinciaux mettent en ligne des milliers de documents dont la cohérence est très loin d’avoir été vérifiée.
Le South China Morning Post évoque les sources multiples des données qui proviennent de l’état-civil, des dossiers financiers des particuliers, des casiers judiciaires, des plateformes de crédit en ligne, des caméras de surveillance et des mesures d’émission de CO2 des usines intéressant l’agence nationale de l’environnement.
Outre que les données sont parfois incomplètes ou fausses, une des sources de défiance, notamment des entreprises étrangères également soumises au couperet du « crédit social », est que les données proviennent aussi de leurs fournisseurs et de leurs clients chinois [2].
Elles documentent non seulement le non paiement des impôts, la régularité du remboursement des prêts, mais aussi les conflits sociaux au sein des entreprises. En fonction d’un agrégat de données aux sources parfois incertaines, ces dernières courent le risque d’être rangées dans une « liste noire » et dénoncées comme « suspectes »
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Défiance des étrangers et risques d’arbitraire.
Une note de la Chambre de commerce de l’Union Européenne de l’automne 2019 notait que « Bien que les critères ne discriminent pas formellement les entreprises étrangères, ils restent vagues ». Entre les lignes, la note laissait entendre que le flou donnait un espace pour des représailles politiques.
Une autre faille du crédit social réside dans son hétérogénéité géographique. Selon un critère calculé au nombre de documents mis en lignes par les gouvernements locaux, les provinces les plus en phase avec le projet sont à l’Est – Jiangsu, Zhejiang et au Centre – Sichuan -. Les plus en retard sont à l’Ouest – Xinjiang, Tibet avec quelques unes également à la traîne au centre, à l’Est et au Nord, dont le Hunan, le Henan et le Liaoning -.
Par ailleurs, en l’absence de règles nationales standardisées, il existe un risque non négligeable de décisions arbitraires par des responsables locaux, dont les représailles n’ont plus rien à voir avec les vertus initiales éducatives du projet.
Exemples : en Mongolie intérieure, des parents ont été sanctionnés pour avoir retiré leur enfant des écoles publiques où le mandarin était obligatoire. Ailleurs, des enfants ont été exclus du système scolaire après que leurs parents aient été placés sur liste noire pour défaut de remboursement d’un crédit.
Enfin, conséquence de la prévalence accordée au numérique et à l’automaticité, il arrive que, contrairement à toute logique de justice, une succession de quelques fautes mineures place une entreprise ou un particulier sur la liste noire dans la catégorie des grands délinquants.
Plus généralement, s’il est vrai que, durant la pandémie, le système a fait preuve de souplesse pour éviter de sanctionner les entreprises n’ayant pas versé les salaires, – au passage, au détriment des migrants qui ne furent pas payés –, la fragmentation conduit à de sérieuses différences entre les récompenses (listes rouges) et les sanctions (listes noires).
Au Jiangsu par exemple où l’échelle du crédit va de 0 à 12, alors qu’à Wuhan elle est de 0 à 100, un avertissement coûte 6 points, alors qu’il est sans frais à Wuhan ; Les décalages ont été particulièrement sensibles durant la pandémie. A Zhengzhou, capitale du Henan, ville pilote du projet de CS, tous les hôpitaux ont été placés sur « liste rouge » comme entités fiables, tandis que d’autres ont inscrit des habitants sur liste noire, simplement parce qu’ils ne portaient pas de masque.
A Anqing dans l’Anhui, un citadin a été inscrit sur liste noire pour avoir « causé une panique » en postant la vidéo d’une ambulance évacuant un malade. L’incident a enflammé les médias sociaux et donné lieu à plusieurs articles de presse indignés, soulignant que l’affaire n’avait rien à voir avec le CS.
Autre cas d’arbitraire et d’incohérence, la disproportion des sanctions. Des compagnies n’ayant pas payé des pénalités infimes, de l’ordre quelques centaines de RMB, ont été placées sur la même liste noire que celles dont le défaut a atteint plusieurs milliards de Yuans.
Le CS, pilier d’une normalisation légale revisitée par l’appareil.
Pour les auteurs de l’étude MERICS, « la jungle réglementaire illustre bien la nature désordonnée et incohérente du système dans son ensemble » (…) « Même si le gouvernement central encourage un certain degré d’expérimentation, il est de plus en plus préoccupé par le fait que le crédit social soit devenu à ce point indéchiffrable et disparate qu’il n’est plus cohérent avec les objectifs initiaux du projet. »
La 14e Plan promet d’abord de mettre de l’ordre dans l’inflation générale des données numériques (50 milliards dans tout le pays) dont, disent les auteurs de Merics, la plupart sont de mauvaise qualité ou n’ont rien à voir avec la philosophie initiale du projet de relever le niveau de confiance de la société.
L’autre intention du Plan est – corollaire du constat d’excessive profusion des données et de leur disparité – est à la fois de créer une banque centrale numérisée et d’harmoniser les critères de classement ainsi que leurs échelles.
Autrement dit, tout porte à croire que le Crédit Social est devenu la pierre angulaire du projet de Xi Jinping de construire une société soumise à la règle de droit strictement revisitée par l’appareil.
Dans cette conception se mêlent les interdits de la censure énumérés par la directive n°9 [3], et les « caractéristiques chinoises » démarquées des « valeurs » occidentales, les injonctions morales et éthiques visant à débarrasser la société de ses brebis corrompues au comportement douteux accompagnées de campagnes de dénonciation publique 耻辱.
Le risque « orwellien » existe. Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres.
Pour autant, alors que le 14e Plan exprime l’exigence politique et technique de toilettage de ce système piloté par la puissance numérique, il convient de rappeler deux réalités en général oubliées par les contempteurs occidentaux du système :
1) Si on examine le bilan des sanctions réelles infligées entre 2018 et 2020, force est de constater que la stratégie du « Crédit social » est d’abord vue comme une dissuasion.
En effet, durant la période de deux années considérées, le nombre de sanctions est resté faible. Seulement 1 à 2% des entreprises, moins de 0,1% des structures gouvernementales et moins de 0,3% des personnes ont été concernées chaque année.
2) L’appareil est heureusement en train de prendre conscience que l’équité des sanctions et des classements en listes rouge ou noire, ne peut pas uniquement dépendre de la machine, aussi performante soit-elle. Des voix s’élèvent de plus en plus, notamment chez les juristes et les avocats, pour signaler que le système tel qu’il est conçu, n’offre pas suffisamment de garanties à la défense.
Note(s) :
[1] Dont celui du SCMP datant du 9 août 2020, qui s’ajoute à des études de terrain relayant des témoignages chinois, dont celle de l’Institut Mercator for China Studies (MERICS) par Katia Drinhausen et Vincent Brusse.
[2] Le bilan des actions entreprises montre que les entreprises – y compris étrangères - sont à 73,3% les cibles principales du « Crédit social », viennent ensuite les organismes gouvernementaux (13,3%), les personnes (10,3%) et les ONG (3,3%)
[3] Intitulé « Situation dans la sphère idéologique » 意识形态领域情况, le Document n°9 - 九号文 -, élaboré à l’été 2012 par le Comité Central établissait à l’intention des cadres de l’appareil une liste de 7 sujets à propos desquels le débat est interdit 七不講 :
1) 宣扬西方宪政民主, 企图否定党的领导, 否定中国特色社会主义政治制度. Promouvoir la démocratie constitutionnelle occidentale, nier la prévalence du parti et le système politique du socialisme aux caractéristiques chinoises.
2) 宣扬“普世价值”, 企图动摇党执政的思想理论. Promouvoir les « valeurs universelles » dans le but de remettre en cause les fondements idéologiques et théoriques de la gouvernance du parti ;
3) 宣扬公民社会, 企图瓦解党执政的社会基础. Promouvoir la société civile dans le but de perturber le fondement social de la gouvernance du parti.
4) 宣扬 新自由主义, 企图改变中国基本经济制度. Promouvoir le néolibéralisme pour tenter de modifier les fondements du système économique chinois.
5) 宣扬西方新闻观, 挑战中国党管媒体原则和新闻出版管理制度. Promouvoir la vision occidentale de l’information, remettre en question les principes de gestion par le parti de l’information, des médias et des publications.
6) 宣扬 历史虚无主义, 企图否定 中国共产党和新中国历史. Promouvoir le nihilisme historique et nier le Parti communiste chinois et l’histoire de la nouvelle Chine.
7) 质疑 改革开放, 质疑中国特色社会主义的社会主义性质. Mettre en doute la réforme et l’ouverture et questionner la nature socialiste du socialisme aux caractéristiques chinoises.
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