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« Qui ne gueule pas la vérité… ». Une interview édifiante de René Viénet

René Viénet, authentique historien de la Chine contemporaine, avait, il y a trois ans, déjà livré à Question Chine une foisonnante recension du livre de son ami l’ambassadeur Claude Martin « La diplomatie n’est pas un dîner de gala » (Editions de l’Aube, ISBN 9782815927628, 946 pages.). Lire : Les errements du Quai d’Orsay en Chine. René Viénet met en perspective les mémoires de l’Ambassadeur Claude Martin.

En exergue de cette présentation très critique de la diplomatie française, il nous avait semblé légitime de citer le cri du cœur de Charles Péguy « Qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité se fait complice des menteurs et des faussaires ». La référence illustrant l’exigence de pourfendre le mensonge vaut plus que jamais pour cette nouvelle contribution de René Viénet.

Toujours animé par son esprit éclectique et libre et une verve iconoclaste contre la pensée unique maoïste de l’université française qui lui valut d’être par deux fois expulsé du CNRS, il répond ici aux questions de Nicole Brenez dont l’expertise, la perspicacité, la sensibilité à la puissance des images contribue beaucoup à la qualité de cette publication [1].

Le texte relate les expériences chinoises et taïwanaises de René Viénet longues d’un demi-siècle et son inflexible dénonciation des mystifications par une éloquence rabelaisienne, portée par des œuvres cinématographiques à l’humour à la fois dévastateur et roboratif.

On y croise aussi des liens vers des émissions de la télévision publique où la critique intraitable de René Viénet ferraille contre l’imposture. Son courage est appuyé par le mordant de son ami Simon Leys, dont en 1971, en pleine révolution culturelle, il publia « Les Habits neufs du président Mao » (lire : Hommage à Simon Leys et à la liberté de penser).

Le texte nous offre aussi la sinistre mise en perspective d’une époque, où, à l’ombre de Mao, il fut possible de dissimuler pendant une année entière, avec le concours de quelques sinologues occidentaux ayant abandonné tout esprit critique, l’assassinat du dauphin désigné, le ministre de la défense Lin Biao.

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Au fond, le rappel interroge l’avenir de notre relation avec cette Chine moderne et triomphante où, depuis 2013, l’actuel Président, dénonçant les valeurs de vérité historique et de séparation des pouvoirs, s’applique à normaliser la société, l’académie, le débat contradictoire et l’information.

Se recommandant à la fois de l’épopée révolutionnaire et de la rédemption maoïste après les humiliations infligées au vieil Empire par les sept puissances occidentales et le Japon, il affiche crânement la spécificité des « caractéristiques chinoises », idéologie de rupture avec l’Occident dont l’expression fut ajoutée à la constitution par un amendement du 21 novembre 2019.

A l’intérieur, elle autorise, à rebours du droit des individus prôné par l’Occident, à siniser par la contrainte la population musulmane du Xinjiang. A l’extérieur, violant le droit international, elle fonde, au nom de droits historiques et culturels, la réclamation de 80% de l’espace marin de la mer de Chine du sud et le projet de réunification avec Taïwan – y compris par la force et contre la volonté des habitants de l’Île devenue démocratique -.

En observant aujourd’hui l’état extrêmement crispé des relations dans le détroit de Taïwan, on mesure à la fois les occasions manquées et, désormais, l’extrême difficulté d’un apaisement par la coopération nucléaire avec la France prôné au milieu des années 90 par René Viénet et dont la mise en œuvre avorta du fait de la débâcle industrielle d’AREVA.

Viénet proposait le projet - en somme le schéma logique d’une complémentarité industrielle entre Paris, Pékin et Taipei -, d’une centrale nucléaire de conception française construite en Chine, l’un de ses deux réacteurs livrant son électricité à l’Île et dont le combustible serait fourni par le recyclage en France des combustibles nucléaires usés des réacteurs taïwanais.

Un quart de siècle plus tard, le durcissement nationaliste anti-occidental de Xi Jinping, et les positions contre l’électro-nucléaire du DPP taïwanais, ont relégué le projet de coopération nucléaire triangulaire à des jours meilleurs (mais Viénet continue à croire à la logique du schéma, à l’intérêt de la Chine pour le MOX, et à en faire la promotion).

Le retour aux sources idéologiques marxistes revisitées par Mao de l’actuel n°1 qui porte un imprudent projet de puissance expansionniste ayant attisé des contrefeux partout en Occident, est d’autant plus insolite que le propre père de Xi Jinping, Xi Zhongxun, dont la figure est évoquée dans l’interview, avait lui-même fait partie des cadres de l’appareil martyrisés par Mao depuis le début des années 60 et jusqu’en 1976.

Cet ancien commissaire politique de l’APL emprisonné pendant seize années fut libéré à la mort de Mao par Deng Xiaoping et chargé par lui de lancer et développer la Région Administrative Spéciale de Shenzhen devenue un des fleurons de la Chine moderne dont l’actuel n°1 se réclame pour, au nom des succès du développement, défier Taïwan et les démocraties occidentales dont il critique les faiblesses.

Peut-être ce rappel jetant une lumière crue sur Xi Jinping, « fils de prince » tenté par un retour à la pureté révolutionnaire maoïste alors même qu’elle avait persécuté son père, est-il le lien le plus efficace et le plus chargé d’interrogations entre cette plongée dans le passé proposée par René Viénet et l’actuelle situation de la politique intérieure chinoise.

La rédaction.

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Les errements post-maoïstes des zélotes de la « Bande des Quatre »

Nicole Brenez : Le 9 septembre prochain sera le jour anniversaire de la mort de Mao ZeDong, en 1976, mais ipso facto du lancement à la télévision française, ce jour-là, du film de 26 minutes Mao par lui-même que vous lui aviez consacré en prévision de sa disparition.

Ce film (sur Antenne 2) est l’essentiel de l’audience en France ce soir de septembre 1976, il y a presqu’un demi-siècle, et n’a guère vieilli. Pouvez-vous nous en préciser le contexte et offrir quelques détails sur une soirée qui fut assez animée, et sur les aspects inattendus du débat ?

RV : Depuis 1974 je préparais un film sur l’histoire de la révo.cul., alors en cours et bien mal comprise en France. Souvenez-vous que tous les intellectuels français, de grandes têtes molles, de Bernard-Henri Lévy à Alain Badiou, en passant par Philippe Sollers et autres tristes comiques, bavaient de plaisir sur le Grand-bond-en-avant et sur la contre-révolution anti-culturelle (l’expression, bienvenue, est de Boris Souvarine).

Mon long-métrage, le seul projet alors de ce type et sur ce sujet, devait s’appeler Révo. cul. dans la Chine pop. En fait, ce bon-mot, qui s’est rapidement imposé, sera donné à une anthologie de la presse des gardes rouges préparée par Chan HingHo, avec l’aide d’une petite équipe de traducteurs — à laquelle j’ai donné ce titre au moment où j’en ai rédigé la préface et la quatrième de couverture.

Et je retiendrai pour le long-métrage un autre titre que j’avais en réserve : Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires.

NB : Vous aviez toujours des titres en réserve ?

RV : Oui, et le meilleur assurément fut Un bol de nids d’hirondelles ne fait pas le printemps de Pékin, que j’avais inscrit sur une marge de journal à HongKong en dînant avec Pierre Ryckmans (Simon Leys) et Jacques Pimpaneau.

Il faudra attendre Wei JingSheng pour l’utiliser, mais le titre était en stand-by, avec une juvénile arrogance hegelienne de comptoir (de bistrot : « ce que le concept enseigne l’histoire le montre avec nécessité ») : c’est à dire que, non seulement, j’avais en tête la certitude d’une réforme économique que Deng (dont je ne doutais pas du retour) ne manquerait pas de lancer, mais la pessimiste suspicion qu’elle n’aboutirait pas nécessairement à la démocratie.

Trois judicieuses anticipations, avec trois volées d’escalier d’avance sur le train-train des politologues mondains parisiens. Je n’avais donc guère d’amis.

NB : Donc deux films : pourquoi ? Et comment ?

RV : Le long métrage devait être terminé pour la date, impossible à parier, mais qui me paraissait proche, du retour au pouvoir de Deng XiaoPing avec la neutralisation concomitante de Madame Mao et de ses complices. J’avais annoncé sur A2, dès décembre 1975, à l’occasion de la visite de Gerald Ford à Pékin, cette plus que probable séquence lors d’une émission où le ministre Lionel Stoléru est sorti du plateau, de manière théâtrale en direct, applaudi par les maoïstes dans la salle, car il souhaitait protester contre le fait que j’appelais Jiang Qing de son nom marital : Madame Mao. J’avais également expliqué qu’elle irait au couvent le jour de la mort de son époux. Et que, une fois Mao disparu, la Révo. cul. serait terminée.

Le catho-mao de service Jean-Luc Domenach, qui était sur le plateau, rajouta sa goutte d’eau bénite en protestant qu’il avait « appris, de source sûre, que la camarade Jiang Qing et le camarade Deng XiaoPing, réconciliés, œuvraient ensemble à l’édification du socialisme ».

Sa péroraison se tenait sous une affiche du livre Révo. cul. dans la Chine pop., la fameuse caricature de la procession des clowns, que j’avais punaisée comme décor sur le mur du plateau de la tv. Du catho-mao pur jus : un morceau d’anthologie.

NB : Voilà une séquence TV intéressante à diffuser aujourd’hui, en souvenir de délires passés et dépassés.

RV : Sauf qu’elle a été effacée dans les archives de l’Inathèque ! [sic] C’est, de mémoire d’inathécaire, dans le sous-sol de la BNF, le seul segment du très légal - et très protégé - « fil-antenne » qui ait été jamais détruit, comme en témoigne la main-courante parallèle (pour toutes les émissions de la TV française de cette époque).

Comme le jeune (alors) J-Luc Domenach n’avait pas ce pouvoir assez extraordinaire, il faut imaginer que cette extraction forcée pour faire disparaitre les faits et la vérité est due au pouvoir, à l’époque, celui du ministre giscardien. Lors du pot qui avait suivi l’émission, j’avais en effet signalé à Lionel Stoléru qu’il s’était mis dans une seringue avec sa réaction maolâtre spontanée irréfléchie et qu’il en sortirait, tôt ou tard, fatalement fripé et contrit, par le petit-bout.

NB : Mais vos deux films, à la date du décès du Président Mao ?

RV : Pour le long-métrage je n’étais pas maitre du temps ni de l’horloge : je devais attendre le retour au pouvoir de Deng XiaoPing que j’annonçais, ou - pour le moins - la chute que je jugeais inéluctable de la Bande des Quatre (ce vocable viendra plus tard, avec leur arrestation : je les appelais à l’époque les idéologues fous ; voir peking-duck-soup-ch-poster.)

Mais à l’égard de ma productrice, Hélène Vager qui était adorable et de l’INA qui était son coproducteur, je me devais de préparer quelque-chose d’immédiatement comestible, pas trop offensif, qui pourrait être vendu à la télévision le jour même de la mort de Mao, ce que les professionnels des médias appellent une « nécro ». Donc un 26 minutes, irréprochable, mais avec la langue dans la joue, comme vous pouvez l’imaginer.

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Le mythe universel du maoïsme.
L’humour au 2e degré de René Viénet.

NB : Vous avez dû avoir des concurrents.

RV : Pas le moins du monde : Mao ZeDong était, alors, en France, un Dieu, donc pour les journalistes (et pour un ancien ministre de l’information, comme Alain Peyrefitte, devenu patron de la rédaction du Figaro), un Dieu ne peut mourir. Mao était donc littéralement immortel. Rien n’avait été préparé en prévision de son décès. En tous cas pas à l’ORTF. Je pense même que - mondialement - la révérence dont Mao faisait l’objet a privé les chaines de télévision de produire en temps utile leurs propres nécros.

Pour le long-métrage, qui, sur le plan du montage cinématographique, était un exercice assez violent, en tous cas innovant, j’étais pressé d’être retenu au Festival de Cannes de mai 1977. Il y sera finalement le film français de la sélection Quinzaine des réalisateurs.

Mme Mao et ses trois associés seront effectivement très vite mis au trou par Ye JianYing et ses alliés, dont Wang DongXing. Hua GuoFeng résistera au retour de Deng Xiaoping, jusqu’après le Festival de Cannes. Mais je ne peux penser, ce serait de ma part vaniteux, que ce fut son seul critère.

Dédié à Jacques Pimpaneau, le court-métrage « Mao par lui-même » fut, en temps utile au moment du décès, monté, sonorisé, en quatre langues, dont l’anglais (avec la voix de Jack Belden, sur une traduction par Donald Nicholson-Smith), le cantonais (avec la voix d’une adorable très jeune Cantonaise Li KamFung), et le Yiddish. Ce fut bien avant le tremblement de terre de TangShan, concomitant ou presque du décès du Grand-timonier.

NB : Quelles furent les images les plus rares de votre montage ?

RV : Assurément de courts extraits de YanAn NeiMao 延安內貌, le premier documentaire tourné à YanAn en 1938, et le premier film où l’on voit Mao ZeDong bouger à l’écran.

En cliquant sur ce lien, vous apercevez quelques-unes de ces images de Mao, à 45 ans, après la Longue marche, séduisant et très cinématographique.

Ce film, un nitrate original 35 mm de 14 minutes, est l’une des plus précieuses reliques pour l’Histoire du PCC, comme vous pouvez le lire dans sa table des matières - sous ce même lien - en regardant quelques unes des photos qui en sont extraites.

J’avais retrouvé ce nitrate original à HongKong en 1974, grâce à Sydney Liu et Loren Fessler, et l’avait fait acheter par la production. C’est un document qui, à ce jour, manque dans les temples du tourisme politique en Chine, même à YanAn.

NB : Qui rédigea le commentaire de votre court-métrage Mao par lui-même ?

RV : Mao Zedong soi-même : je ne pouvais pas prendre le risque de donner une opinion personnelle. Ni - en 26 minutes - d’entrer dans des détails et des polémiques. Je me suis donc courtoisement retiré derrière Mao, en lui laissant la parole, et en citant scrupuleusement les propos où il se déboutonnait un peu, de manière quelques-fois un peu provocante. Musique d’époque. Images rares. Montage limpide par Noun Serra.

C’était irréprochable, et ce fut vendu à la chaîne Antenne 2 dans l’instant de la mort de Mao, le 9 septembre 1976, et même repris (alors que le film n’était plus inédit) comme la sélection française dans la compétition des courts-métrages du Festival de Cannes 1977. Il n’a pas reçu la palme, mais figurer dans la sélection officielle était - pour un premier film - assez plaisant (les deux films que j’avais lancés un peu plus tôt, dont La Dialectique peut-elle casser des briques ? étaient de très rapides et faciles détournements).

J’avais, quinze années auparavant, ciné-clubiste fervent de mon lycée, renoncé à candidater à l’IDHEC [l’école de cinéma, devenue la FEMIS, ndlr], et j’avais choisi à la place d’étudier le chinois aux Langues’O avec Jacques Pimpaneau. Mais j’avais néanmoins le plaisir d’un doublé à Cannes, tout en gravant dans le marbre une analyse de l’histoire chinoise qui allait faire date.

Les deux films ont fait ensuite le tour du monde dans différents festivals, soulevant à chaque fois les mêmes polémiques : le contenu du long-métrage - désormais admis car confirmé par l’Histoire - choquait, mais plus encore sa méthodologie innovante, qui reste aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, encore indigeste pour beaucoup.

Donc je n’ai pas trop regretté de ne pas être resté au Havre où, grâce aux privilèges héréditaires imposés par la CGT, j’aurais pu devenir docker professionnel après mon père et mon grand-père, puis pourquoi pas, secrétaire du syndicat des dockers, enfin contribuer à faire aboutir plus tôt le projet de statue à la mémoire de Jules Durand (récente, elle date de 2018).

J’aurais sans doute proposé à René Coty, son avocat, de ressortir sa plaidoirie de 1910, et de tirer un film de la pièce d’Armand Salacrou. Le Président Coty m’avait serré la main pour mon classement à l’examen d’entrée en sixième ! (en candidat libre, car j’étais dans la filière du certificat d’études primaires !). Nous aurions pu alors solliciter un autre havrais, Raymond Queneau, de se joindre à nous. Voilà pour ma rengaine « Docker, fils de docker qui emmerde les gosses de riches comme Badiou qui aiment Lénine, Robespierre et PolPot ».

La preuve du ridicule par l’image.

NB : Le débat qui suivit la télédiffusion sur Antenne 2, le 9 septembre 1976, fut assez animé : trois célèbres maoïstes du temps, Joris Ivens, Marceline Loridan, et Maria-Antonietta Machiocci, tentèrent de vous égratigner, en direct, désemparés de vous voir mener cette soirée funéraire télévisuelle, mais sans pouvoir dire du mal ni des images - authentiques - ni des paroles - également authentiques - du Président.

RV : Ces cruches fêlées madame-maoistes ne tenaient pas l’eau. Loridan, sur la base de son abominable expérience dans les camps nazis (où sont père avait été gazé, et où elle même avait failli mourir), tenta d’expliquer que s’il y avait eu des camps en Chine sous Mao, elle les aurait vus…

Il faut souligner que, sur ses vieux jours, Loridan reviendra quelque-peu sur le maoïsme qui avait été le gagne-pain de Joris Ivens son mari. Bref, comme vous le visionnerez dans l’extrait ci-après, je fus mis au défi de citer un - au moins un ! - prisonnier politique.

Francis Deron, mon ami et assistant sur mes deux films, qui se tenait à la régie, glissa alors sous la caméra la page de couverture de Chinois vous saviez… le long et éloquent DaZiBao rédigé par trois gardes rouges de Canton contre Lin Biao et Jiang Qing, et qui leur avait valu d’être emprisonnés, en attendant leur probable mise à mort. Du coup, à la stupéfaction amusée de Cavada, qui dirigeait le débat, on passa de la disparition de Mao à l’émergence des contestataires emprisonnés, engagés contre Jiang Qing, et contre Lin Biao.

Le général Guillermaz, le meilleur spécialiste alors de la Chine contemporaine dans l’université française, était tout content de ce petit geyser surgissant sous les pieds d’Alain Peyrefitte, qui ne savait quoi dire mais comprenait qu’il valait mieux, pour lui, se taire plutôt que de se risquer à des bisous-nounours de la ridicule stalinienne italienne.

Et surtout, ces zozos ne pouvaient rien dire sur le film : les images étaient authentiques, certaines très rares et inédites, et - surtout - c’était Mao qui causait, presqu’en direct. L’extrait ci-après fut, en quelque-sorte, une brève déculottée de la stalinienne italienne — avant la dégelée que Simon Leys infligera à la même Maria-Antonietta en 1983 — dans la fameuse émission de Bernard Pivot.

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La revanche de Deng Xiaoping. Fin des utopies. Retour au pragmatisme.
Queues de trajectoire maoïstes françaises

NB : Qu’est-il advenu de ces dissidents ?

RV : Ils furent libérés en 1979 et — hommage discret mais bienvenu à l’édition (en chinois, français et anglais, en trois langues dans la Bibliothèque asiatique) de leur DaZiBao, et au débat sur A2 — Francis Deron fut invité à prendre l’avion à Pékin pour Canton et les y rencontrer à leur sortie de prison, une libération qu’ils devaient à un autre dissident anti-LinBiao, mais éminent et bien plus célèbre. Lui aussi avait été enfermé et maltraité pendant une quinzaine d’années, depuis 1961.

Il venait d’être libéré par Deng Xiaoping pour réformer le GuangDong et établir dans la banlieue alors rurale de Canton et HongKong la future mégapole de ShenZhen : il avait été le patron de YanAn avant l’arrivée de la Longue marche, Xi ZhongXun.

NB : Le père de Xi JinPing ?

RV : Oui. Vous pouvez le lire en toutes lettres dans la dépêche du 9 février 1979, ci-jointe, de l’Agence Chine nouvelle.

NB : Et vous-même qu’avez-vous fait ensuite ?

RV : J’ai été, comme il se doit dans le Paris madame-maoïste de l’époque, dénoncé comme un « ami de Deng Xiaoping » — à l’ambassade de Chine en France — par courrier officiel sous la signature du Pr Léon Vandermeersch, et (à l’unanimité de la commission) renvoyé du CNRS : c’était la seconde fois. La première cela avait été quelques années plus tôt pour avoir édité et préfacé les Habits neufs du Président Mao.

NB : Vous devez donc votre trajet ultérieur, de banquier et d’industriel, en quelque sorte, à Léon Vandermeersch ?

RV : Tout à fait. Léon (c’est le cas de le dire, de le mettre en ligne, et un jour de l’imprimer) n’avait pas compris le film en général de l’Histoire chinoise récente, ni mes films en particulier. Mais a-t-il jamais compris grand-chose ?

Le diplomate qui se trouvait avec lui, en visite dans une commune populaire, se souvient encore en rigolant, à chaque fois qu’il le mentionne, de sa question de sinologue franchouillard à une dame donnant le sein à un nourrisson ⎡太太,妳的牛奶多不多?⎦: ⎡Madame, ton lait-de-vache, y-en-a beaucoup ? ⎦.

Vous comprenez pourquoi il me fait penser, tout comme Jean-Luc Domenach, aux héros du célèbre film de Jean Yanne. Léon, et son pieux disciple, c’étaient des braises dans cet encensoir catho-maoiste. A coté, Jean Chesneaux et François Julien c’étaient de la fumette pour raffarinades, de pieuses volutes pour normaliens althussériens.

François Fejtő, qui en dirigeait le service étranger, m’avait proposé au lendemain du débat de rejoindre l’AFP à Pékin. Je lui ai recommandé de recruter plutôt Francis Deron — qui se trouve ainsi cosigner de son vrai nom Mao par lui-même mais, in extremis, dut prendre un pseudonyme pour « Chinois, encore un effort … » et poinçonner le négatif du long métrage pour en extraire son visage dans le bref morceau de bravoure que constitue le générique (qui sert également de bande-annonce au film).

Francis fut ainsi propulsé en Chine et sera, aux côtés de son collègue et ami Georges Biannic, l’un des grands témoins du Mur de la démocratie.

NB : D’autres souvenirs de cette époque ?

RV : Plein. Je viens de retrouver dans celles de mes archives qui ne m’ont pas été dérobées — par une ancienne secrétaire, M-C.Q, et plus tard par le frère de Francis Deron (un pleutre dont j’aurais dû me méfier) — un des nombreux telex d’insultes à K-S. Karol et un autre à Jean Daniel, qu’avec Francis, en rentrant de dîner au Vieux Gauclaire, vers minuit, après nos journées dans la salle de montage, encore réjouis par une bonne bouteille de Chinon ou de Cahors, nous adressions à ces indécrottables partisans de Madame Mao.

Le mystère Lin Biao

NB : Et de Lin Biao.

RV : Oui, le Monde, en particulier sous la houlette d’André Fontaine, a mis une pleine année avant d’admettre que Lin Biao avait été éliminé, au moment même où paraissait en France les Habits neufs du Président Mao, en septembre 1971.

NB : Vous répondez, lors du débat, lorsque Marceline Loridan vous interpelle, que Lin Biao a été abattu à BeiDaHe. Est-ce nier qu’il était dans le Trident qui s’est écrasé en Mongolie ?

RV : Je n’ai pas consacré de longues recherches à ce sujet, qui n’a pas encore décanté, et nos sources à l’époque étaient modestes, fugaces, sujettes à caution. Mais de ce qui a été depuis publié, il semble confirmé que dans l’enceinte officielle où il résidait, en route pour l’aéroport, la limousine de Lin Biao a bien été mitraillée.

Si, dans l’avion, le successeur-désigné était mort, ou mourant, cela a dû poser de sérieux problèmes à son fils Lin LiGuo et au pilote : vivant, Lin Biao pouvait se poser à Canton, ou Taiwan, et tenter de survivre - loin de Pékin - à la colère du Président et à la haine de Zhou EnLai. Mort, il ne pouvait plus protéger sa parentèle.

Lin LiGuo a certainement paniqué, dans un sens, et le pilote sans doute dans l’autre. Mais l’essentiel n’est pas là : c’est que dès 1970, comme on le voit sur une bande d’actualités, Lin Biao fait la gueule au Président et quitte sans saluer la table où ils reçoivent ensemble Sihanouk sur la terrasse de TianAnMen. C’est sans doute ce jour-là que son sort fut scellé.

De toutes façons, en Chine aujourd’hui, c’est le passé qui est difficile à prédire, bien plus que l’avenir. Mais sommes-nous mieux lotis en France ? Prenez le cas de l’Université francophone de MaWei, en aval de FuZhou, dans la rivière Min, et de son chantier naval : Devant le champ de bataille de Ma Wei

La bévue navale de Jules Ferry.

Ce fut, aux frais de la Chine impériale, à l‘initiative de Zuo ZongTang et du Français Prosper Giquel le cœur de la modernisation de la Chine dès 1866, en langue française avec du matériel acheté en France.

Prosper Giquel, à juste titre, est désormais le Français le plus et le mieux célébré en Chine. Moins de vingt années plus tard, sur ordre de Jules Ferry, l’amiral Courbet a détruit, au Mouillage de la Pagode, la flotte construite par son compatriote, ainsi que - pour faire bonne mesure - le chantier naval et l’université.

Combien d’étudiants français (aucun), combien de diplomates français (trois, à mon invitation) ont visité le considérable parc historique sur ce lieu de mémoire ? Et son musée juste à coté du cénotaphe des 2 800 marins chinois (et de leurs officiers formés en France) morts sous les obus et torpilles de Jules Ferry ? Aucune thèse en France sur le sujet : juste un excellent mémoire de maitrise par un étudiant lyonnais que je n’ai pas réussi à retrouver.

J’ai fourni à ce musée quelques centaines de documents, une iconographie exceptionnelle — inconnue en Chine — que j’avais en partie achetée chez Charles Blackburn vers 1980 et, pour l’essentiel, mis au jour chez les descendants de Prosper Giquel, qui ont retrouvé une malle, pleine de manuscrits et de photos, dans leur grenier.

Moi-même, j’avais un angle mort dans mon rétroviseur : j’ai trop tardivement découvert ce trou noir récent (pourtant en 1884, l’histoire de cette guerre franco-chinoise faisait les gros titres de la presse parisienne) en étant invité au FuJian vers 1995 pour un projet que j’avais initié (mais qui n’a pas survécu à la monstrueuse faillite organisée par Anne Lauvergeon) : celui d’une centrale nucléaire de conception française, avec deux réacteurs dont l’un aurait alimenté Taiwan par un câble sous-marin en courant continu, en compensation du cadeau par Taiwan du combustible MOX issu du recyclage en France des combustibles nucléaires usés des réacteurs taïwanais.

L’acte manqué d’une coopération nucléaire franco-chinoise avec Taïwan.

Le Détroit de Formose demeure le même, mais l’eau qui y coule est différente, aurait dit Héraclite à Confucius — s’il l’avait rencontré. Dès 1981, Taiwan fut incité par Washington à se fournir en uranium enrichi en France pour ses six réacteurs d’origine américaine et ainsi pouvoir, le moment venu, bénéficier du recyclage de ses combustibles usés, une spécialité française. Alors qu’au début des années 90 en pleine ouverture de la Chine à l’étranger et au début de son programme nucléaire, Pékin était à la fois intéressé par le savoir-faire français et par le MOX issu du retraitement taïwanais, Viénet proposa un schéma vertueux de coopération à trois entre Paris, Pékin et Taipei autour du retraitement des déchets taïwanais et de l’alimentation en combustible des centrales chinoises.

Pour compenser ce cadeau, Taiwan aurait bénéficié (via un câble sous-marin de courant continu) de l’électricité produite dans un réacteur à construire dans la presqu’ile granitique de HuiAn juste en face de Taiwan.

Alors que les Taïwanais étaient enthousiastes et que Pékin voyait dans le projet un resserrement des liens industriels favorable à son projet de réunification, un complot franco-français, qui mériterait un livre, fit dérailler cette perspective, compliquant singulièrement la situation de l’électronucléaire taïwanais, au moment où le DPP - dogmatiquement anti-électricité-nucléaire - accédait au pouvoir en 2000. Même si le principal partenaire commercial de Taïwan reste de loin la Chine, l’équation n’est plus la même aujourd’hui, dans un contexte politique devenu plus sensible.

Pour autant, dans un contexte stratégique radicalement tendu, où les plus lucides recherchent une occasion d’apaisement, il faut se demander sérieusement pourquoi la France ne renouvelle pas une offre (d’autant plus profitable que La Hague est depuis longtemps amortie) qui permettrait aux pro- comme aux anti-nucléaires de Taiwan de se débarrasser de leurs combustibles nucléaires usés.>

C’était une autre époque, ancienne, où le FuJian n’avait pas encore de réacteurs nucléaires [désormais il y en a six], pas le budget et où les deux cotés du Détroit cherchaient des occasions de coopération pacifique. Hélas, les peaux de banane ineptes mais redoutables de Rouvillois, Rougeau, Durret, Lauvergeon ont fait dérailler ce projet — qui avait pourtant été encouragé un peu plus tôt par Jean-Claude Leny, Dominique Dégot et Jean Syrota.

NB : Quelle conclusion moins industrielle, plus cinématographique, pourriez vous apporter à cette entretien ?

RV : « Le vent souffle où il veut [et vous en entendez le bruit, mais vous ne savez pas d’où il vient ni où il va] » était l’une des citations préférées de Robert Bresson. Mais je suis un peu en porte à faux avec l’Évangile — comme vous l’avez remarqué avec Ne laissons pas les morts enterrer les morts, le titre que j’ai choisi pour le film de Miriam Novitch. Bref On peut savoir d’où ça vient, on peut deviner où ça va, et on devrait essayer de l’expliquer — grâce à des articles, des livres — et au cinéma.

Je m’y suis donc essayé il y a un demi-siècle. Le succès d’estime et l’impact politique et cinématographique ont été au rendez-vous, y compris à Cannes. Ce qui fut un réel plaisir et reste un très agréable souvenir.

Mais les producteurs se dérobaient devant l’insuccès commercial, et même ceux qui savaient gérer des déficits fiscaux n’avaient aucune envie de m’aider. J’aurais sans doute pu m’incruster, m’imposer et entamer des films avec des comédiens au chômage sur les sujets qui me branchaient. Claude Faraldo avait bien réussi à faire produire son très sympathique Bof, puis Themroc.

Dans le même temps, dans l’université le sérieux dans les études chinoises n’était pas à l’ordre du jour : les cathos-maos tenaient le haut du pavé et avaient contraint Simon Leys à l’exil en Australie (et Léon Vandermeersch s’empara de la maitrise de conférences que j’avais fait créer à l’intention de Pierre Ryckmans / Simon Leys). Bref il était temps de prendre le large. Pour un Havrais, c’est une tradition. J’ai donc choisi Formose, pour y rétablir une présence française, et rendre compte de son histoire complexe et passionnante.

J’étais également persuadé que Taïwan serait le meilleur tremplin possible pour le jour où la Chine s’ouvrirait aux réformes. Cela vous explique comment j’ai été amené à y faire découvrir les premières photos par John Thomson de Formose en 1871 (retrouvées à la Société de géographie de Paris, puis leurs négatifs à Londres), avant de déposer - aux Archives du Film de Taipei - mille cinq cents extraordinairement précieuses bobines des plus célèbres classiques du cinéma chinois, que j’avais sauvées de la destruction, avec Chan HingHo et Françoise Zylberberg, à HongKong, en 1970.

Note(s) :

[1Agrégée de lettres modernes, ayant enseigné aux universités d’Aix-Marseille, de Paris III, de l’État d’Iowa aux États-Unis et de Paris 1 Panthéon Sorbonne, Nicole Brenez est une experte reconnue en France et à l’étranger de la cinématographie d’avant-garde. Depuis 2017, elle enseigne à l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (FEMIS).

 

 

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