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›› Chine - monde

L’illusion de l’apaisement par le commerce

Au milieu des plus sévères tensions sino-américaines depuis les années 80, dilatées en une rivalité globale, c’était un commentaire insolite de la part d’un journal connu pour ses positions très nationalistes.

Le 21 octobre dernier le Global Times, évoquait en effet l’hypothèse « d’un retour à la normale des relations bilatérales » par le truchement des exportations de gaz liquéfié américain à la Chine.

L’article renvoyait en filigrane les vastes besoins de la transition écologique chinoise et sa dépendance aux importations d’énergie propre. Pour l’auteur, la demande chinoise était une occasion à saisir pour les États-Unis dont les exportations contribueraient à l’apaisement de la relation.

Dans cette ambiance, le vice-ministre chinois des Affaires étrangères Le Yucheng a même déclaré dans une interview à CGTN que la Chine et les États-Unis étaient « une communauté inséparable d’intérêts partagés. »

Soif d’énergie propre et achats de gaz américain.

Il est vrai que les accords sino-américains pour la livraison de gaz liquéfié augmentent encore l’imbrication des deux économies. L’interdépendance est illustrée par : 1) La croissance des relations commerciales (en 2020, la Chine était le 3e marché d’export des États-Unis à hauteur de 124,5 Mds de $ en hausse de 35% depuis 2010 et de plus de 500% depuis 2001) ;

2) La détention par la Chine des bons du trésor américain, dont le volume a récemment augmenté à hauteur de 1095 Milliards de $, en hausse de près de 4% depuis octobre dernier, dans une tendance générale cependant orientée à la baisse, marquée par une réduction de 17% depuis 2013 [1].

3) Une augmentation constante des investissements américains en Chine ayant atteint 125 Mds de $ en 2020, soit dix fois plus qu’en 2001. Pour la même période, les investissements directs chinois aux États-Unis ont été multipliés par près de 80, passant de 540 millions à 38 Mds de $.

Le 20 octobre, alors que le prix du gaz avait augmenté de 150% depuis décembre 2020, la Chine a, pour se prémunir contre la volatilité de l’offre, signé avec l’Américain « Venture Global » par le truchement de Sinopec, trois accords pour la fourniture annuelle pendant 20 ans de 4 millions de tonnes de gaz liquéfié.

L’accord double la quantité de gaz liquéfié importée par la Chine des États-Unis, qui grimpent de la 6e à la 2e place des fournisseurs de la Chine, derrière l’Australie. Les accords entre Venture Global et Sinopec font suite à une annonce antérieure de la société privée chinoise ENN Natural Gas Co (énergies propres) pour un accord de 13 ans, le premier depuis 2018, avec l’exportateur américain de gaz liquéfié, Cheniere Energy.

Pour autant c’est peu dire que les tensions demeurent, en mer de Chine et à Taïwan alors que Washington et Tokyo sont, en dépit des démentis de l’administration américaine, récemment sortis de « l’ambiguïté stratégique », à l’égard de Pékin.

Fin de l’ambiguïté stratégique américaine.

Kurt Campbell, diplomate américain, ancien responsable des affaires asiatiques de l’Administration Obama, aujourd’hui coordonnateur du Département d’État pour l’Indo-Pacifique, avait le 7 juillet dernier précisé les enjeux et signifié à Pékin qu’une attaque chinoise contre Taïwan « aurait des conséquences catastrophiques ».

La mise au point venait après l’augmentation depuis plusieurs mois du survol de la zone d’identification et de défense aérienne de l’Île par des chasseurs de combat chinois dont la fréquence et l’ampleur ont récemment atteint un paroxysme inédit.

Ce n’est pas tout, le commentaire de Campbell suivait celui de Taro Aso qui, déjà, franchissait une ligne très éloignée de l’ambiguïté. A l’époque, Vice-Premier ministre japonais, il avait, la veille de la déclaration de Campbell, livré la plus ferme déclaration récemment faite par un officiel japonais à propos de la menace chinoise.

« Si la Chine attaquait Taïwan le Japon défendrait l’Île aux côtés des États-Unis ». Et : « Si un problème majeur survenait à Taïwan, il ne serait pas exagéré de dire qu’il serait une menace existentielle pour le Japon. »

Signe que sous le coup des insistantes menaces chinoises, le brouillard des faux-semblants se dissipe, le 28 octobre Tsai Ing-wen, annonçait qu’un « petit nombre de militaires américains étaient présents à Taïwan ». La déclaration qui, sur CNN, révélait une coopération militaire directe entre le Pentagone et le Ministère de la Défense taïwanais, violant radicalement les accords sino-américains des « Trois Communiqués », provoqua logiquement une réaction courroucée de Pékin.

Enfin, Preuve qu’en dépit des interdépendances commerciales les tensions demeurent et même s’aggravent, au moment même où Joe Biden exprimait une intention belliqueuse maladroitement démentie par le Département d’État, qui promettait de s’engager aux côtés de Taïwan en cas d’agression chinoise, une flotte sino-russe de dix navires de combat s’exerçait à une démonstration de force dans les parages du Japon.

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Une incursion navale provocante dans les « détroits stratégiques ».

Mimant le style des missions pour la liberté de navigation de l’US Navy en mer de Chine du sud « pour maintenir la paix et la stabilité » dit ironiquement le MAE russe Lavrov, une flotte sino-russe, tirant profit de leur statut particulier a ostensiblement transité dans les détroits de l’archipel nippon.

Pour la première fois, une escadre étrangère franchit par une route Est–Ouest naviguant de la mer du Japon vers le Pacifique occidental, le détroit de Tsugaru, large de 12 nautiques séparant les îles japonaises de Honshū et Hokkaidō [2] ;

Après quoi la flotte s’est approchée de Yokosuka siège opérationnel de la 7e flotte d’où appareillent les missions pour la liberté de navigation en mer de Chine du sud. Elle s’est enfin dirigée vers la Chine en passant par le détroit d’Osumi (large de 21 nautiques), au sud de Kyushu.

C’est peu dire que la marine japonaise n’a pas goûté la mise en scène sino-russe qui tire profit du régime spécial des détroits stratégiques japonais seulement larges de 12 à 21 nautiques, pour parodier les passages de l’US Navy dans le Détroit de Taïwan, quatre fois plus large dans sa partie la plus étroite.

Conséquence de la démonstration de force sous leur nez, les Japonais sont plus que jamais convaincus de la réalité de la menace chinoise, d’autant qu’à Tokyo les stratèges rappellent que 90% des importations japonaises de gaz et de pétrole transitent par la mer de Chine du sud et les parages de Taïwan.

En réalité, la manœuvre sino-russe vue par Pékin et Moscou comme une riposte aux missions pour la liberté de navigation dans le Détroit de Taïwan et en mer de Chine du sud, pourrait bien être une bévue stratégique.

Opérée sous le nez de Tokyo elle a réveillé le nationalisme japonais et la méfiance de New-Delhi. Plus que jamais, les deux sont confortés dans leur participation à l’alliance « Quad » avec l’Australie sous l’égide de Washington, destinée à freiner les faits accomplis de Pékin, ses menaces et ses manœuvres d’influence.

Profondes dissonances stratégiques et culturelles entre la Chine et l’Inde.

Certes, l’Inde dont la tradition géopolitique est ancrée dans un idéal de neutralité, cherche depuis des lustres un point d’accord avec la Chine. Elle a aussi conscience que dans ses démêlés avec Pékin, Washington ne sera d’aucun secours.

Mais à New-Delhi pour les nationalistes, avec le grand voisin du Nord, allié du Pakistan, l’ennemi intime musulman de l’Inde dont la capacité nucléaire stratégique avait été épaulée par des transferts chinois, les différends ne se limitent pas qu’à des querelles territoriales.

La fracture est d’abord politique, fortement étrangère au centralisme autocrate chinois, trempé dans un souverainisme sans nuance, à l’origine des inflexibles revendications territoriales de Pékin à l’image du Premier Empire dont Xi Jinping ravive la trace implacable.

La dissonance est surtout profondément culturelle. Imprégnée de mysticisme ésotérique, quand le régime à Pékin se dit agnostique, la mémoire nationaliste indienne reste sur ses gardes.

Elle a été rallumée par les très meurtriers incidents sur les hauteurs glacées du Ladakh en juin 2020, derniers d’une longue suite d’accrochages depuis l’attaque de l’APL contre l’Aksai Chin en 1962, il y a tout juste 59 ans (lire : Chine - Inde, l’improbable réconciliation).

Elle se souvient aussi de la brutalité maoïste contre les Tibétains révoltés en 1959, à l’origine de l’exil du Dalaï-Lama, que le Parti Communiste qui, à l’époque, menaçait de bombarder le Potala, continue à considérer comme un dangereux séparatiste.

Autrement dit, si l’actuel n°1 chinois qui lui non plus, n’a pas intérêt à compter l’Inde parmi ses ennemis, voulait détacher New-Delhi de l’alliance « Quad » en train de se coaguler autour de Washington, il aurait tout intérêt à nuancer l’extrême brutalité stratégique qu’il exprime non seulement dans le vaste ensemble indopacifique, mais également dans les chasses-gardées culturelles de l’Inde. Lire à ce sujet : La très brouillonne et très contradictoire diplomatie chinoise en Asie du Sud.

*

Enfin, les stratèges indiens les plus lucides le savent. C’est leur intime contradiction.

L’article du Global Times, premier objet de celle analyse indienne, rappelle que le fond de la pensée stratégique ancestrale de la Chine, que Xi Jinping exprime souvent, en dépit de son féroce nationalisme spéculant sur le déclin de l’Occident, s’efforcera toujours et à toutes fins utiles, d’apaiser sa relation avec l’Hégémon américain des mers.

Ce réflexe de stratégie oblique visant à éviter l’affrontement direct, vient du fond des âges. Arrivé jusqu’à nous par la mémoire de Sun Zi, (Cinquième Siècle avant JC) on le retrouve dans les annales chinoises des Han, trois siècles plus tard. Évoquant l’Empire romain, seul interlocuteur qu’ils jugeaient à leur mesure de « centralité impériale », elles parlaient avec respect du « Grand Han de l’Ouest ».

Au fond, la sourde et longue méfiance à l’égard du très opportuniste et très puissant voisin du sud dont le poids stratégique pèse sur la Sibérie, est également présente à Moscou.

Les ambiguïtés des relations entre Pékin, Washington et Moscou.

En 2017, la sinologue française Valérie Niquet, maître de recherche et Directrice du Centre Asie de l’Ifri, avait analysé cette défiance dans la troisième partie d’un article intitulé « La relation sino-russe à l’ombre de la nouvelle administration américaine ».

On y lisait notamment, un rappel des émotions nationalistes russes, pas seulement présentes en Chine : « Pour Moscou, passer du rang de “grand frère“ à celui de “ petite sœur“ ne peut être que difficile à accepter, d’autant que la Chine et la Russie sont aujourd’hui toutes deux engagées dans une stratégie de retour de puissance. ».

Elle évoquait également l’angle stratégique : « Si pour le vice-ministre chinois des Affaires étrangères Li Badong “La Chine et la Russie partagent les mêmes positions sur les questions les plus importantes au niveau régional et au niveau global, l’accord n’est pas réellement total sur un ensemble de sujets d’importance pour Moscou et Pékin. » (…)

(…) « À l’ONU, la Chine s’est abstenue sur la question de la Crimée, comme elle l’avait fait, quelques années plus tôt, sur la question de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. ».

Puis, après avoir évoqué les divergences de Moscou qui s’abstient de prendre partie à propos des revendications territoriales chinoises face au Japon, cette conclusion, à méditer :

« Les intérêts communs existent, fondés sur la complémentarité économique et une même volonté d’affirmer leur opposition à la stratégie de puissance des États-Unis, mais ils ne peuvent totalement masquer un manque de confiance mutuel hérité de l’histoire et nourri d’éléments plus contemporains. » (…)

(…) « Certes au mois de janvier 2017, le porte-parole du Kremlin rejetait dans une conférence de presse l’idée que la Chine puisse constituer une menace pour Moscou.  Toutefois, cette assurance repose d’abord sur la force de dissuasion nucléaire que la Russie a préservée. Et moins sur la confiance accordée à un partenaire chinois qui a toujours préféré les relations asymétriques, où il occupe la position dominante face à un partenaire affaibli et isolé. »

Note(s) :

[1Il est vrai que la Banque Centrale chinoise s’efforce depuis plusieurs années de réduire la part de ses réserves de change converties en Bons du Trésor américains. En dix ans, leur valeur totale est passée de 1300 à 1095 Mds de $ en janvier 2021, soit une contraction de 15,7%.

Pour autant l’hypothèse évoquée par certains analystes que Pékin pourrait, en cas de tensions graves avec Washington, se débarrasser d’un coup de tous ses bons américains, reste peu probable. La première raison est qu’en mettant sur le marché ses obligations américaines, elle en affaiblirait la valeur, impactant ses propres réserves.

La deuxième est que la manœuvre n’aurait que peu d’effets. Les 1000 Mds d’obligations actuellement détenues par la Chine dont le rendement a baissé de 3 à 1,5% depuis 2018 (après un plancher à moins de 1% entre décembre 2019 et août 2020), ne représentent que 4,7% du total de la dette américaine (21 000 Mds de $ à la fin 2020).

[2Lire la situation particulière des détroits de Tsugaru et d’Osumi : « Détroits stratégiques à régime spécial ». (p.116 et 117)

 

 

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