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Pékin et le Kazakhstan. Prudences et succès de la « realpolitik » chinoise

Après un moment d’hésitation, alors que le Kazakhstan jouxtant la province très sensible du Xinjiang était en proie à de violentes émeutes populaires, probablement compliquées par des rivalités politiques internes, la Chine, assurée de l’efficacité de la reprise en main russe, l’œil sur ses relations à long terme avec son voisin et sur la sécurité de ses investissements, a réagi avec distance et pragmatisme.

Au moment où de nouvelles violences éclataient à Almaty faisant une douzaine de morts, tandis que Moscou envoyait ses troupes parachutistes formant l’essentiel d’un fort contingent de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTCS) qui, sous couvert d’une mission de maintien de la paix reprenait le contrôle de l’aéroport, le 6 janvier, lors de la conférence de presse journalière du Waijiaobu, le porte-parole Wang Wenbin refusait de commenter les événements qui, disait-il, relevaient des affaires internes du pays. Il n’avait pas tout à fait tort.

A côté de l’arrestation du chef de la sécurité d’État, Karim Massimov, le 5 janvier, nombre d’indices indiquèrent en effet que les manifestations d’abord pacifiques, soudain enflammées en émeutes sanglantes qui s’attaquèrent aux bâtiments publics, étaient en partie attisées par des rivalités internes agitées par le clan de l’ancien président Nazarbaïev, démissionnaire en 2019, mais resté à la tête du Conseil National de sécurité, avant d’être démis de ses fonctions par son successeur.

La prudence exprimait une constante stratégique chinoise qui commande de rester aussi longtemps que possible à la « poignée d’éventail » des événements, pour tenir compte de toutes les éventualités d’une situation violente en évolution rapide. Notamment celle où le nouveau pouvoir kazakh aurait réellement été déstabilisé par l’émeute.

En arrière-plan, il y avait l’exigence de protéger la stabilité de la relation avec Astana, devenue Noursoultan en l’honneur de Nazarbaïev, quelle que soit le clan au pouvoir et surtout de préserver les investissements chinois dont l’ampleur donne à Pékin un avantage d’influence, en particulier sur Moscou.

Défense des autocrates.

Il a fallu attendre le 7 janvier, date du durcissement répressif du président Tokaïev autorisant les tirs sans sommation, pour que Xi Jinping le félicite de « l’efficacité de ses mesures » contre ce que Tokaïev et le régime chinois considèrent comme l’implication des forces étrangères ayant l’intention de fomenter « une révolution de couleur ».

L’évocation des « révolutions de couleurs » du milieu des années 2000 (« des Roses » en Géorgie en 2003, « Orange » en Ukraine en 2004, des « Tulipes » au Khirghizistan en 2005), que Pékin qui craignait des contagions en Chine, faisait étroitement surveiller par ses services, a fourni à Xi Jinping le prétexte d’un appui officiel au gouvernement Kazakh sans risquer l’accusation d’ingérence et en se tenant à distance des luttes internes.

Même si, en apparence au moins, la révolte kazakhe est d’une autre nature, surgie d’une exaspération populaire à l’égard de la corruption et de l’arbitraire du clan Nazarbaïev, le souvenir de l’implication dûment documentée du réseau des ONG américaines dans les révolutions de couleur des années 2000 a de surcroît permis de placer la solidarité de Pékin avec Noursoultan dans le cadre de la lutte contre l’hégémonie de l’Amérique et ses ingérences politiques au nom des droits et de la démocratie.

C’est à cette époque des « révolutions de couleur » qu’à Moscou comme à Pékin, le « Groupe de Shanghai » devenu l’Organisation de Coopération de Shanghai (O.C.S) en 2001, cristallisa une défiance stratégique commune contre le prosélytisme démocratique de Washington (lire à ce sujet : Le « Grand Jeu » global. Inversion des normes stratégiques. Réalités économiques et Incertitudes).

Née comme celui des « gilets jaunes » en France d’une brutale augmentation des prix des carburants et du gaz, conséquence de l’imprudente libéralisation économique promue par le nouveau président Tokaïev, la contestation s’est dilatée en une violente rébellion contre l’oligarchie corrompue au pouvoir depuis trente ans, accusée d’accaparer les fruits de la croissance.

Enfin, il est probable que la violence impitoyable de la répression a été attisée par une complication politique interne. Tout indique que le soulèvement a aussi entraîné dans son sillage les opportunistes du clan Nazarbaïev réputés favorables à plus d’ouverture à l’Ouest. Dans le feu de l’action, ils furent désignés comme des criminels armés qu’il était nécessaire d’éliminer, précisément parce qu’ils fomentaient un coup d’État piloté depuis l’étranger.

Ordonnée le 7 janvier, par le Président Tokaïev successeur choisi par Nazarbaïev resté sans interruption en poste depuis la chute de l’Union soviétique et démissionnaire en 2019, à 79 ans, la très sanglante riposte par des tirs sans sommation des forces de police a provoqué la mort 164 personnes dont plusieurs enfants (le chiffre est provisoire). Plus de 2000 personnes ont été blessées (bilan du 9 janvier qui ne faisait pas la différence entre insurgés et forces de l’ordre - Un premier bilan du 7 janvier faisait état de 16 policiers tués -).

A la date du 14 janvier, confirmant l’hypothèse d’un vaste nettoyage politique, au moins dix milles personnes avaient été arrêtées.

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Le Kazakhstan, une marche stratégique sino-russe en Asie-Centrale.

Aussi vaste que l’Europe de l’Ouest, mais à peine plus peuplé que les Pays-Bas ou la Roumanie, avec 70% de musulmans (essentiellement Kazakhs, Ouzbeks, Ouïghours, Kurdes et Tchétchènes), ayant des frontières communes avec la Chine et la Russie, membre fondateur de l’Organisation de Coopération de Shanghai (O.C.S), doté d’immenses réserves de pétrole de gaz et d’une étonnante accumulation de gisements de minerais sensibles dont de fortes réserves d’uranium, le Kazakhstan, est le cœur de l’ancienne Asie Centrale soviétique.

Au croisement historique des anciennes et des nouvelles routes de la soie, il est devenu un glacis stratégique de première importance à la fois pour Moscou et Pékin. Par l’histoire et la géographie - les deux ayant une frontière commune de plus de 7600 km - les relations les plus étroites du pays sont avec la Russie. Elles furent cependant brouillées par le surgissement porté par Nazarbaïev d’un esprit national Kazakh.

Sujet d’agacement pour Vladimir Poutine, le nationalisme de l’ancien président a cherché à équilibrer la relation avec Moscou en accueillant les investissements de plusieurs milliards de $ des pétroliers américains Exxon Mobil et Chevron qui s’ajoutent à ceux des européens et des chinois, dont la somme érode l’influence russe.

Prévalence des investissements chinois.

Pour la Chine, la relation avec Noursoultan est tout aussi stratégique.

Grand voisin occidental, cette vaste steppe à la population en majorité musulmane, jouxtant la zone sensible du Xinjiang, est la première étape hors de Chine des « Nouvelles routes de la soie », lancées par un discours de Xi Jinping à l’université Nazarbaïev d’Astana, le 8 septembre 2013. A ce titre, le Kazakhstan est la cible d’importants investissements chinois dont la somme cumulée depuis 2005 a atteint 19,2 Mds de $ et où 56 projets à la valeur totale de 24,5 Mds de $ arriveront à échéance en 2023.

Participant régulièrement aux manœuvres militaires conjointes de l’O.C.S. le pays abrite une diaspora ouïghour de 200 000 émigrés dont certains sont des réfugiés ayant fui la répression au Xinjiang. Avec l’aide du gouvernement kazakh, Pékin les surveille d’autant plus étroitement que le pays est aujourd’hui agité par des troubles politiques.

Pour l’instant cependant, la Chine dont l’ADN stratégique est hostile aux interventions militaires extérieures, affiche sérénité et prudence. Craignant d’être accusée de s’impliquer dans des rivalités politiques internes, elle n’a fait connaître sa position qu’après avoir constaté l’engagement de Moscou derrière le gouvernement kazakh et seulement après que Tokaïev lui ait fourni le prétexte que les troubles étaient la conséquence d’une ingérence extérieure.

Enfin, Pékin laisse d’autant plus facilement la main militaire à Moscou, que l’intervention des parachutistes russes qui répondait à une sollicitation de Tokaïev, sécurisait ses investissements. Ils sont ses principaux leviers d’influence dont la Chine sait que leur importance crée une dépendance stratégique à laquelle le Kazakhstan ne peut plus échapper et avec laquelle Moscou n’a pas tout à fait les moyens de rivaliser.

Reste le risque de contagion politique au Xinjiang. Pour l’instant, travaillant étroitement avec les Russes et les Kazakhs, les services chinois, rassurés par la fermeté de la riposte policière, le considèrent tout aussi improbable que la déstabilisation du régime kazakh protégé par l’intervention russe.

En arrière-plan, ultime garantie politique et de sécurité, reste l’assurance fournie par l’O.C.S elle-même. Répétée à chaque manœuvre conjointe de l’Organisation, elle désigne la lutte contre « le terrorisme » comme une exigence centrale.

Pour le moment et comme en Chine, le concept permet la mise aux normes politiques de toute opposition, en commençant par celle d’une partie de la jeunesse séduite par les relais occidentaux abritant des militant des droits très critiques du régime chinois.

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Enfin alors que lors d’une cérémonie organisée le 13 janvier 2022, le Général parachutiste Andrei Serdyukov, ancien commandant les troupes russes ayant accompagné le retour de la Crimée dans le giron russe, déclarait sa mission accomplie et la fin de l’opération de maintien de la paix, - le retrait total ayant été planifié au 22 janvier -, resurgit à la surface la constante des tensions entre l’Occident et le couple sino-russe.

Cristallisées au Kazakhstan, elles furent, selon Hélène Nouaille qui, dans sa Lettre de Léosthène du 11 janvier citait l’ancien ambassadeur indien M. K. Bhadrakumar, exacerbées par « les tendances dangereuses d’Astana à graviter autour de l’orbite occidentale, par le truchement des manigances de l’élite parasite de la structure du pouvoir ».

L’ambassadeur ajoutait que « Washington créait des poches d’influence, en particulier parmi les jeunes et les nationalistes kazakhs alimentant les tensions latentes entre la population kazakhe et la population russe (...) tout en diffusant des opinions négatives à propos de la Chine. »

De ce point de vue qui fait resurgir le spectre d’une cinquième colonne américaine, l’intervention russe peut, dans la droite ligne de la résistance aux « révolutions de couleur », se présenter comme une riposte à Washington, que Pékin ne pouvait que cautionner.

En même temps, la réaction musclée qui replace Moscou dans la position centrale de garant de « la sécurité » des régimes autocrates de la région, apparaît opportunément comme le contrepoids stratégique à la prévalence économique chinoise. Ajoutons que, pour l’instant, sur le glacis sino-russe, théâtre du nouveau « grand jeu » d’Asie centrale, la manœuvre calibrée de Vladimir Poutine prend Washington et les Occidentaux à contrepied.

Le Kazakhstan et les nouvelles routes de la soie.

 

 

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