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›› Editorial

La proximité sino-russe à l’épreuve de la guerre

Alors que se déroulent les opérations militaires russes en Ukraine les échanges sino-américains s’accélèrent sur un mode irrité. La relation baigne dans des rumeurs à propos des connivences sino-russes, ponctuées de menaçantes mises en garde publiques de Washington auxquelles Pékin répond sur un ton offusqué. La rareté et le caractère partiel des informations officielles, troublées par l’avalanche des commentaires sur les réseaux sociaux chinois et occidentaux compliquent l’analyse.

Un premier point d’orgue fut la rencontre du 14 mars à Rome entre Jake Sullivan, 46 ans, avocat démocrate et conseiller pour la sécurité nationale de Joe Biden et Yang Jiechi, 72 ans, ancien ambassadeur à Washington et depuis 2013, Président de la Commission Centrale des Affaires étrangères du Comité Central, promu au Bureau Politique en 2017. La rencontre était planifiée, mais son agenda initial fut en partie modifié et orienté sur le conflit en Ukraine.

Au cœur du débat, le soupçon amplifié par les mises en garde menaçantes de Washington selon lesquelles Pékin pourrait aider Moscou à contourner les sanctions occidentales contre Moscou. Pour faire bonne mesure certains imaginaient même que la Chine pourrait fournir des armes.

Ce n’était pas la première fois que Sullivan rencontrait Yang Jiechi. Les deux s’étaient déjà vus à Zurich, le 6 octobre 2021, 4 mois avant le déclenchement de l’offensive russe.

La rencontre suivait l’échange téléphonique entre Joe Biden et Xi Jinping du 9 septembre dont, selon les déclarations officielles des deux parties, l’objectif partagé était de « veiller à ce que la rivalité sino-américaine ayant tiré la relation au plus bas depuis des décennies, ne dégénère pas en guerre ouverte ». Alors que les ferments du conflit ukrainien s’échauffaient déjà à l’est et au nord de l’Ukraine, l’Europe n’était pas au programme.

Les échanges entre les Présidents se focalisèrent sur les tensions autour de Taïwan, de la mer de Chine du sud et du commerce bilatéral, qui en 2021, et en dépit des sanctions américaines, s’est élevé à 659 milliards de $, avec le déficit abyssal américain de 350 milliards, un des principaux objet de l’agressivité de D. Trump et de son successeur, plus tard dilatée en rivalité stratégique globale.

Une affirmation anti-américaine assumée.

En réalité, la récente succession des dialogues publics sino-américains confirme la montée en puissance en Chine de l’attitude ouverte d’opposition à Washington homothétique de celle de Moscou, dont la connivence anti-américaine fermente depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. L’acmé diplomatique de la crispation de Pékin autour du thème des « caractéristiques chinoises », épine dorsale de la stratégie internationale du rejet chinois de l’influence occidentale depuis le 19e Congrès, eut lieu les 18 et 19 mars 2021 à Anchorage.

L’acrimonie des discussions sans concession marquées par le discours fleuve de Yang Jiechi de 15 minutes, filmé par les caméras de la planète et scruté par les Chinois comme l’épisode d’un feuilleton à grand spectacle, avait, pour le public chinois, fait résonner l’imaginaire du caractère central de la puissance chinoise, à laquelle l’Amérique n’est plus qualifiée à donner de leçons.

Le long monologue dde Yang Jiechi, déjà face à Jake Sullivan, avait fustigé l’arrogance américaine et nié à Washington la légitimité de chapitrer la Chine avec condescendance. « 美国没资格居高临下同中国说话. Textuellement « parler 说话 » « du haut 居高 » vers le bas « 临下 ». En Chine, l’expression avait tapé dans le mille. Vue par 2,5 millions d’internautes dès le 19 mars, elle était aussitôt devenue le cri de ralliement du nationalisme anti-américain sur les réseaux sociaux.

Or, voilà que tout juste un an plus tard, au milieu des effervescences militaires de la crise ukrainienne, Washington non seulement fustige à nouveau publiquement la Chine, mais de surcroît la menace de sévères représailles si elle aidait Moscou à contourner les sanctions occidentales unanimement décidées par l’Amérique, l’UE et l’OTAN.

C’était le sujet ostensiblement rendu public par Washington et rajouté en urgence à l’agenda de la réunion de Rome du 14 mars dans la capitale italienne qui, signe de l’importance que les deux lui accordèrent, dura sept heures. Chose inouïe, Washington a accompagné son agressivité publique très éloignée de la tradition diplomatique du secret chère à la Chine, en lui demandant d’intercéder auprès de son allié russe pour qu’il cesse son agression.

Officiellement, interrogée au sortir de la réunion, la partie américaine a exprimé un pessimisme. « La clé était d’abord d’amener la Chine à recalculer et à réévaluer sa position. Nous ne voyons aucun signe de cette réévaluation » (…) « Les Chinois ont déjà décidé qu’ils allaient apporter un soutien économique et financier. La question est vraiment de savoir s’ils iront plus loin ». Au-delà des apparences, rien n’est moins sûr.

Objectivement alors que les deux sont liés par d’importants contrats de gaz déjà anciens et un autre conclu le 4 février dernier, si l’aide de la Chine à Moscou était confirmée elle serait en effet un sérieux pied-de-nez aux Occidentaux.

Sans parler des drones chinois évoqués par le Pentagone (lire : Les drones tueurs. La Chine entre en lice, entre commerce, rivalité stratégique, efficacité tactique et controverses morales), ou des « différents types de munitions », et même des « rations alimentaires », qui ressemble à une « intoxication » visant à souligner les réels problèmes logistiques de l’armée russe, il est certain que l’apport des finances chinoises pourraient tenir à distance le spectre d’un défaut alors que deux échéances de paiements des intérêts de la dette russe se profilent à la fin mars.

La part des réserves russes détenues en Yuan chinois (13% de ses 640 milliards de réserves, soit 83 milliards de $), serait aussi une échappatoire aux sanctions, de même que les règlements des échanges bilatéraux en Yuan chinois contourneraient en partie l’exclusion de plusieurs banques russes du système SWIFT, mais dont les banquiers savent par ailleurs qu’elle est une arme à double tranchant [1].

La réalité est plus ambiguë. Elle est en tous cas plus complexe pour Pékin et on peut faire l’hypothèse que la menace des sanctions américaines aura un impact sur la position de la Chine.

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Les fragilités de l’exposition chinoise à l’Ouest.

Certes Moscou et Pékin sont animés par une commune détestation de l’Amérique et le désir de lui tenir tête par les divers canaux institutionnels que sont l’O.C.S et les B.R.I.CS portant une intention de riposte à l’influence de Washington.

Par sa vaste stratégie des Nouvelles Routes de la Soie, l’ampleur de ses positions commerciales en Asie du Sud-Est (lire : En l’absence de l’Inde, la Chine unique poids lourd du Partenariat Économique Régional), appuyée des efforts pour réduire – en réalité encore à la marge - la prévalence du dollar dans les transactions mondiales, il est un fait que la Chine grignote peu à peu le magistère global de l’Amérique.

Mais force est de reconnaître que l’élargissement de l’empreinte commerciale de la Chine dilatée en puissance stratégique porte en elle ses propres vulnérabilités.

Dans sa stratégie d’influence, Pékin cherche désormais des alliés, pour éviter le face-à-face avec Washington et réduire le risque de représailles. Il y a tout juste un mois, la Direction chinoise a, contre ses habitudes de faire cavalier seul, accepté de partager avec Paris sept de ses projets d’infrastructure d’une valeur totale de 1,7 milliards de $ en Afrique, en Asie du Sud-est et en Europe Centrale et Orientale. L’ouverture a fait de la France le premier pays à créer avec la Chine un mécanisme de coopération international.

L’empreinte chinoise n’est pas non plus absente du continent européen où Pékin a noué des relations avec de nombreux pays à l’Ouest, mais également en Europe Centrale et Orientale dont la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Bulgarie, la Serbie et la Pologne, à vue directe du conflit en Ukraine.

L’élargissement de la trace chinoise dans le monde, en Europe, en Asie, en Amérique latine et en Afrique où la part des investissements dépasse désormais ceux des États-Unis, est un acquis obtenu par une longue et patiente stratégie d’influence, parfois marquée par de sérieux revers.

Un risque de rupture que Pékin hésite à prendre.

Dans ce contexte, prendre ouvertement partie pour Moscou en défiant l’Amérique et l’Europe ferait surgir un aléa que Pékin ne créera pas de manière ostensible. Certes, le discours officiel du Parti restera celui publié le 20 juillet 2021 dans le Quotidien du Peuple lors du 20e anniversaire du « Traité de bon voisinage et de coopération amicale » avec Moscou.

Signé du Ministre Wang Yi, il affirmait que « la Chine et la Russie se considéraient comme des partenaires de coopération prioritaires qui approfondiront leur coordination et leur coopération dans les domaines politique, sécuritaire, militaire, économique et commercial, humanitaire et international sur le mode “gagnant-gagnant“ ».

Mais en même temps, l’appareil sait bien que si la Chine contribuait matériellement à soutenir la machine de guerre russe en Ukraine par la fourniture d’équipements ou un soutien logistique important, elle accélérerait le clivage du monde en blocs antagonistes dont la perspective serait clairement défavorable à ses intérêts.

Plus encore, en lui fermant le flux des hautes technologies provenant essentiellement des États-Unis, déjà sérieusement handicapé par les embargos américains, les représailles promises par Biden, qui portent le risque d’entraîner dans son sillage l’UE freineraient le stade ultérieur de sa modernisation. Elles handicaperaient le projet du « rêve chinois » visant la première place mondiale en 2049, au centenaire de l’avènement du Parti en Chine. Sans compter que la solidarité européenne, réveillée par l’agression russe priverait la Chine du contrepoids stratégique européen à l’Amérique.

Dès lors, il est peu probable qu’en amont du 20e Congrès où Xi Jinping devrait, contre la jurisprudence du Parti, obtenir l’aval pour un troisième mandat, l’appareil prenne le risque de se trouver piégé dans un écheveau de représailles occidentales pour avoir aidé Vladimir Poutine à contourner les sanctions.

Le fond de la pensée de l’appareil aura probablement été traduit par l’article publié le 15 mars dernier dans le Washington Post par Qin Gang, ambassadeur en Chine aux États-Unis.

A Washington l’Ambassadeur Qin Gang rappelle la prudence chinoise.

Après avoir fermement réfuté les rumeurs qui couraient sur les contacts de Xi Jinping avec V. Poutine avant les JO de Pékin lui demandant de retarder l’invasion après les jeux et celles laissant flotter l’hypothèse d’une demande d’appui militaire à la Chine, au milieu des mises garde de Washington destinées à dissuader Pékin d’aider Moscou à contourner les sanctions, Qin Gang s’est replié sur les positions traditionnelles bien connues de l’appareil.

Reflétant clairement la volonté de Pékin de ne pas prendre parti, l’article rappelait l’attachement de la Chine au principe de l’intangibilité des frontières, son désir de paix et son aversion à tout amalgame avec la question taïwanaise qui assimilait l’Île à un pays indépendant. Pour faire bonne mesure, s’éloignant encore du schéma de confrontation directe avec l’OTAN et l’UE, il proposait un plan en six points d’aide humanitaire aux réfugiés chassés d’Ukraine par les combats.

Mal à l’aise au milieu d’un conflit militaire le tirant vers une situation dont il ne veut à aucun prix, alors même qu’il fut un des premiers pays à reconnaître l’Ukraine indépendante en 1992, le Parti refuse toujours de prendre clairement position pour Moscou, tandis que les écarts de puissance démographique et économique de un à dix sont depuis longtemps la source d’un inconfort russe à l’égard de la Chine.

Plus encore, Moscou sait bien que, pour Pékin, les relations avec l’Amérique et l’Europe sont plus importantes que celles avec la Russie. La préférence qui est une exigence stratégique incontournable s’est imposée malgré les importants contrats de gaz et de pétrole et les achats de céréales à prix cassés qui étanchent en partie la boulimie chinoise (le nouveau gazoduc Russie – Chine par la Mongolie conclu début mars a une capacité annuelle de 50 milliards de m3 égale à North-Stream 2).

Les chiffres l’attestent. Entre 2015 et 2020, les investissements chinois en Russie hors hydrocarbures sont passés de près de 3 Milliards de $ à seulement 500 millions. (source Statista), alors que dans le même temps, et en dépit d’une sérieuse baisse due aux lois destinées à les freiner, en Europe ils approchent encore les 10 Mds d’€, soit 20 fois plus.

Avec les États-Unis où les entreprises chinoises ont investi 38 Mds de $ en 2020, l’écart est encore plus grand. Si on s’intéresse au commerce, point fort indiscutable de la Chine, les différences dessinent au-delà des apparences, une irrésistible attraction chinoise pour le marché américain.

En 2021, les échanges entre les États-Unis et la Chine s’élevaient à près de 700 Mds de $ quand ceux avec la Russie, sont, malgré une hausse rapide depuis 2020, limités annuellement à 140 Mds de $, dont la majeure partie consiste en des importations chinoises de gaz et de pétrole.

Au total, l’affaire ukrainienne ayant dérapé vers un conflit armé en Europe, coagulant les oppositions pour l’instant inflexibles contre Russie de l’UE et des États-Unis, partenaires certes inconfortables et inamicaux, mais indispensables de sa modernisation [2], est en train de tracer les limites de l’alliance entre Moscou et Pékin.

Culturellement hostile aux affrontements militaires directs, constatant que la croisade anti-occidentale de V. Poutine s’est avancée sur le terrain du fracas des armes, très éloigné de ses stratégies d’influence oblique, Pékin prend ses distances, sans pour autant altérer son discours d’amitié avec Moscou.

Note(s) :

[1SWIFT est un réseau indépendant et coopératif de 11 000 institutions financières permettant aux banques de communiquer entre elles par des messages harmonisés et sécurisés. Son indépendance est cependant limitée par des impératifs stratégiques occidentaux. En 2012, SWIFT avait exclu les banques iraniennes. Le 27 février dernier, trois jours après l’attaque russe contre l’Ukraine, plusieurs banques russes ont été exclues.

Toutefois, les impératifs de l’approvisionnement énergétique de l’Europe, notamment de l’Allemagne qui importe 25% de son gaz de Russie, ont conduit à ne pas exclure Gazprombank du système SWIFT. Depuis 2014, année de l’annexion de la Crimée par Moscou, il existe un système parallèle russe dénommé SFPS (400 banques russes + quelques dizaines de banques chinoises), qui ne permet cependant pas les échanges avec l’Ouest.

Il reste que la sanction qui handicape les exportations russes, frappe aussi de plein fouet les 27 membres de l’UE qui au total exportent 89 milliards d’€ de biens vers la Russie

[2Depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001, sa montée en puissance est fortement corrélée aux marchés américains et européens.

En 2020, plus de 35% de ses exportations étaient dirigées vers les États-Unis (17%) et l’UE et le Royaume Uni (18,5%). Élargie au Japon et à la Corée du sud, proches des États-Unis, aux autres pays de l’ALENA (accord de libre-échange nord-américain) et à ceux de l’Europe élargie, la part de la dépendance chinoise aux marchés de la mouvance occidentale et de ses alliés atteint 51%.

Enfin, le risque existe d’une fracture des échanges avec l’Occident (États-Unis et Europe) qui s’est précisé au cours de la pandémie, avec en exergue la prise de conscience occidentale de sa dépendance aux matériaux stratégiques indispensables aux très hautes technologies.

Un raidissement de Pékin derrière la Russie sur fond de guerre en Ukraine accélèrerait un réveil occidental très loin des intérêts stratégiques de la Chine, elle-même dépendante à 80% (chiffre 2020) des importations de semi-conducteurs, cœur très sensible de sa modernisation. Lire Est-ce le réveil des microprocesseurs chinois ? et Performances, vulnérabilités, impasses et risques de sécurité. Tensions sur le marché des microprocesseurs

 

 

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