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›› Editorial

Au sommet des Amériques à Los Angeles, l’ombre portée de la Chine

Le spectaculaire élan de la Chine de Xi Jinping sur les plates-bandes traditionnelles de Washington en Amérique Latine n’est pas nouveau. Jean-Paul Yacine l’avait déjà analysé en détail dès 2014 : Un souffle chinois sur l’Amérique Latine.

Aujourd’hui cependant la poussée des intérêts chinois que les stratèges à Washington de plus en plus inquiets considèrent comme des « empiètements » s’est accompagnée d’une sérieuse déconvenue stratégique.

Plusieurs dirigeants sud-américains dont les présidents Lopez Obrador du Mexique, Xiomara Castro des Honduras, le Bolivien Luis Arce, le Guatémaltèque Alejandron Giammatei et Ralph Gonsalves, premier ministre de Saint-Vincent et Grenadines ont boycotté le 9e sommet des Amériques à Los Angeles du 6 au 10 juin.

Alors que, depuis sa création en 1994 à Miami par Bill Clinton, l’événement était cette fois à nouveau présidé par Washington, la raison de cette dissidence dont il faut se souvenir qu’elle suit le mépris affiché par D. Trump qui avait snobé le 8e sommet en 2018 à Lima où il s’était fait représenter par Mike Pence, est l’exclusion du Nicaragua, du Venezuela et de Cuba jugés non démocratiques par la Maison Blanche.

Avec en exergue le slogan vertueux de la « construction d’un futur durable, résilient et équitable » Washington a, par l’exclusion de « brebis galeuses », d’emblée affiché sa propension moralisatrice historiquement à l’origine des tensions avec une partie des pays aux tendances autocrates courtisés par Pékin.

En fond de tableau, analysée dans cette note, au-delà de la rivalité stratégique, le contraste idéologique entre la légitimité démocratique et celle de la capacité d’action prônée par les autocrates dont la réputation d’efficacité tient le haut du pavé en temps de crise.

Le 7 juin Richard Haass, président du Conseil on Foreign Relations, écrivait publiquement un « tweet » à la fois ravageur et amer. « Il semble que le sommet des Amériques soit une débâcle conçue par la diplomatie de Washington. Les raisons pour lesquelles nous nous sommes efforcés qu’elle ait eu lieu ne sont pas claires ».

La vaste influence commerciale chinoise.

Le 8 juin, Reuters faisait le bilan de la formidable avance de l’influence chinoise construite au cours des six dernières années dont J.P. Yacine décrivait les prémisses en 2014, mais dont le décalage avec l’influence de l’Amérique, dit la dépêche, s’est élargi depuis l’arrivée au pouvoir de Joe Biden alors que lui-même avait promis de corriger l’indifférence de la présidence de D. Trump.

Aujourd’hui la Chine supplante partout l’Amérique non seulement dans le secteur économique, mais également dans la sphère technologique et plus encore politique. La seule exception est le Mexique, voisin direct ayant une frontière commune de plus de 3000 km avec les États-Unis, premier partenaire commercial dont les échanges bilatéraux en augmentation rapide de 22% depuis 2015, facilités par un accord de libre-échange datant de 1990, atteignent 607 Mds de $ [1].

Sur place, tous les responsables actuels et anciens sont formels. Partout ailleurs, les États-Unis ont laissé le champ libre à Pékin, gros acheteur de céréales et de métaux, dont l’offre d’investissements est bien plus attrayante. Les flux commerciaux avec la Chine ont atteint 247 Mds de $ en 2021, contre seulement 147 Mds de $ avec les États-Unis.

Même au Mexique, chasse gardée américaine, les Chinois poussent leurs avantages. Alors qu’il y a seulement six ans les échanges annuels n’étaient que de 75 Mds de $, ils ont aujourd’hui fait un bond de 48% atteignant 111 Mds de $.

Récemment les émissaires de la Maison Blanche ont tenté de corriger le sentiment que l’Amérique s’était désintéressée de son flanc sud. Leur discours mettait en avant la « plus grande fiabilité de Washington, plus transparent que Pékin ouvertement accusée de plonger ses partenaires dans “le piège de la dette“ ». Il évoquait aussi le risque d’acheter des technologies à des entreprises publiques chinoises pouvant être utilisées à des fins d’espionnage.

Mais le compte n‘y est pas.

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Le retard américain.

Face à la tourmente des investissements chinois, un responsable américain s’exprimant sous couvert d’anonymat, reconnaissait que, sans une force de frappe financière équivalente à celle de la Chine, l’Amérique pourrait bien mener une bataille perdue d’avance.

Cynthia Arnson, Directrice du programme d’Amérique du sud au Centre Wilson de Washington confirme le pessimisme et appelle à modifier la stratégie : « Comme nous ne pourrons jamais concurrencer la puissance des banques d’investissement chinoises, il est impératif que l’Amérique offre une alternative sur un autre terrain que la finance ».

Le fait est que si les États-Unis ont réussi à préserver leurs avantages au Mexique, au Costa Rica, en Guyane et au Surinam, ils perdent du terrain au Honduras et en Colombie.

Alors que les relations de Washington avec le Venezuela où, au passage, la Chine a également connu des problèmes, sont politiquement très difficiles (lire : Venezuela : de la « Realpolitik » aux rapports de forces. Les « caractéristiques chinoises » à l’épreuve), dans les zones hautement stratégiques du Panama et dans l’extrême sud argentin où Pékin a récemment établi un centre de contrôle de ses missions spatiales, Washington est supplanté par Pékin comme partout ailleurs. Lire : Coups de boutoir méthodiques de Pékin contre l’Île. Le Panama quitte le navire taïwanais.

La Chine a notamment augmenté son avance en investissant dans les géants du cuivre au Chili et au Pérou. Au Brésil où Pékin a réussi une irrésistible percée, la manœuvre chinoise a triomphé du scepticisme de Jair Bolsonaro.

Alors que dans un premier temps il avait fait savoir par un « tweet » que les Brésiliens ne seraient pas les « cobayes de la Chine », début 2021, au moment où les contagions et les décès de l’épidémie Covid-19 explosaient, le Président contactait Pékin pour réclamer une livraison de vaccins chinois Sinovac CoronaVac tout en signalant qu’il renonçait à exclure Huawei de la compétition pour la 5G au Brésil [2].

Toujours au Brésil, la compagnie d’électricité brésilienne State Grid Brazil Holding (SGBH), filiale du géant chinois China Sate Grid Corp (CSGC) contrôle aussi 54,64% du capital de CPFL Energia (production et distribution). Ses projets accompagnent l’aménagement du territoire entre l’Amazone et le sud du pays. Lire L’énergie globale, selon China State Grid.

Plus largement, la réalité prosaïque est que la voracité de la demande chinoise en pétrole, cuivre, fer, pétrole et soja, s’impose comme un facteur incontournable dans un continent où, en dépit des investissements, la croissance reste faible, souvent inférieure à 3%.

Opportuniste, la Chine s’aventure directement dans les provinces.

Mario Pizarro ministre de l’énergie de la province de Jujuy au nord de l’Argentine, pays où la Chine finance des projets d’infrastructure à hauteur de 24 Mds de $, s’est rendu plusieurs fois en Chine. Il le répète lui-même : « l’économie du pays est tellement calamiteuse que seuls des aventuriers comme les Chinois acceptent d’y faire des affaires ».

Au-delà des idées reçues, la relation entre Jujuy et les investisseurs chinois est emblématique de la récente évolution des stratégies de Pékin qui développent désormais leurs projets à partir de contacts locaux. Le choix est judicieux et, dans le cas de cette province argentine limitrophe du Chili et de la Bolivie, il est hautement profitable aux deux parties. Au cœur de la relation se trouvent les panneaux solaires et l’exploitation d’une mine de lithium.

« De nombreux responsables gouvernementaux m’avaient dit qu’un parc solaire de 300 mégawatts était impossible », explique Pizarro cité par Bloomberg. « Aujourd’hui, grâce aux investissements chinois, ce n’est plus un rêve mais une réalité. »

La Chine ne s’est pas contentée de faire valoir ses investissements. Ses dirigeants se sont directement impliqués dans la partie de l’Amérique qui, depuis la fin de la 2e guerre mondiale résista à l’extension anti-communiste de la « Doctrine Monroe » [3]. Au nom d’un « hémisphère occidental démocratique », elle prétendait, parfois à coups d’interventions militaires directes, préserver l’Amérique Latine de l’influence de l’URSS.

A partir des années 2000, les premiers investissements chinois se développèrent à un rythme accéléré précisément dans les zones où, en réaction aux intrusions américaines se multiplièrent les régimes socialo-communistes de la « vague rose » en Argentine, en Bolivie, au Brésil, en Équateur et au Venezuela.

Depuis qu’il a pris la tête du Parti en 2012, Xi Jinping s’est rendu douze fois en Amérique latine [4], exactement autant de fois que Barack Obama en huit années. D. Trump en revanche n’y était allé qu’une seule fois.

Dans son discours du 8 juin à Los Angeles Joe Biden qui, depuis son investiture en janvier 2021 n’a pas encore fait le voyage, a repris l’idée d’un « hémisphère occidental démocratique ». Réfutant la méthode chinoise d’investissements publics massifs, il a rappelé l’exigence première de lutter contre les trafics, la corruption endémique et l’immigration illégale.

En même temps, il a laissé son conseiller stratégique Jack Sullivan et la vice-présidente Kamala Harris évoquer la solution alternative de lever des investissements privés pour financer un « Partenariat des Amériques prospère, économiquement durable et inclusif, articulé à une transition énergétique propre. »

Un contraste idéologique.

De cette analyse montrant un sommet des Amériques dominée par les critiques acerbes fustigeant l’exclusion de certains ayant entraîné un boycott de quelques contempteurs de l’Amérique courtisés par la Chine, plusieurs points clés émergent.

En dépit de ses efforts pour rencontrer le Président Bolsonaro [5], véhiculant pour les démocrates l’image répulsive de l’autocrate souverainiste de son ami Donald Trump, son rival iconoclaste et « populiste » de 2020, Joe Biden est, dans son discours, resté fidèle à la vision idéologique d’une « sphère occidentale » portant le projet de diffuser la démocratie dans le monde [6].

Ses appels à la cohésion et à la coopération ont certes porté leurs fruits puisque Jo Biden a réussi à parachever in-extremis un accord sur le contrôle des migrations.

Mais il n’est pas certain qu’ils auront réussi à contrebalancer la puissance pragmatique des stratégies chinoises s’appliquant précisément à cultiver des liens personnels jusqu’aux niveaux administratifs des chefs-lieux de province autour de projets en vogue et porteurs de modernité comme le parc solaire et l’exploitation du lithium au nord de l’Argentine.

On notera que la stratégie de terrain marquée par le réalisme de l’efficacité, exporte le long des routes de la soie la conception de la légitimité de l’exécutif chinois, articulée non pas à la démocratie élective, mais à sa capacité d’action concrète.

Rien de nouveau. Déjà du temps des Han qui régnèrent quatre siècles sur la Chine à l’époque de l’Empire Romain, la légitimité politique de la dynastie s’appuyait en partie sur la puissance normative des Mandarins, corps de fonctionnaires chargés de mettre en œuvre les politiques publiques dont Napoléon s’inspira, peut-être vingt siècles plus tard pour créer le corps préfectoral. (Jacques Gernet, Le Monde Chinois. Armand Colin).

Il reste qu’en contrepoint à son efficacité à la fois normative et invasive, Pékin n’échappera pas à terme à deux constantes. La première articulée à la géographie et à l’histoire fait que la grande majorité des pays d’Amérique Latine resteront dans la sphère d’influence de Washington d’autant que les critiques adressées à Biden à Los Angeles incitent la Maison Blanche à une vaste remise en question de sa méthode.

Le deuxième est l’ancestrale leçon de la philosophie Taoïste selon laquelle, comme le dit Cyrille Javary, « la réalité se construit du battement des contraires ». La puissance exubérante et protéiforme de l’influence chinoise créera elle-même les forces adverses questionnant sa prépotence sans partage.

Note(s) :

[1En 2020 les investissements chinois en Amérique latine étaient de 16,66 Mds de $. Un an plus tard, ils ont atteint près de 20 Mds de $, très au-dessus des 10,6 Mds d’€ investis en Europe où le flux chinois a été restreint par les mesures de contrôle et de criblage établis par l’UE (pour mémoire en 2016, les investissements chinois dans les pays de l’UE avaient culminé à 47,4 Mds d’€).

[2En réalité Huawei n’a pas participé aux appels d’offre 5G, mais les opérateurs brésiliens utilisent tout de même ses équipements sur 40% des réseaux existants.

[3Énoncée par le Président Monroe en décembre 1823, la doctrine qui réagissait à la période coloniale, condamnait toute intervention de l’Europe dans les Amériques, ainsi que celle des États-Unis en Europe. Depuis la fin de 1945, une dérive de la doctrine a, au nom de la conception d’un « hémisphère occidental démocratique », justifié des interventions armées anti-communistes au Brésil, en République Dominicaine, au Salvador, au Nicaragua et à Grenade.

[4Depuis 2013, Xi Jinping s’est rendu une fois au Mexique, à Costa Rica, à Cuba, au Panama, à Trinidad et Tobago, en Équateur, au Pérou, au Chili ; et deux fois en Argentine et au Brésil.

[5Joe Biden lui-même, s’extrayant des postures de principe, a, lors d’un dîner officiel, reconnu qu’une rencontre « les yeux dans les yeux » faisait une différence dans la compréhension de l’autre. « Que vous soyez d’accord ou non vous comprenez mieux ce qui est dans le cœur de vos interlocuteurs ».

[6Bien que sur le spectre politique américain, Joe Biden se classe à l’opposé du politologue néo-conservateur Robert Kagan, il n’en reste pas moins que sa pensée s’inspire de la même nécessité de veiller à la prévalence de la démocratie dans le monde.

Dans son livre « The jungle grows back : America and our Imperiled world » (2018), Kagan décrivait arguments à l’appui la nécessité de perpétuer le rôle messianique de la démocratie américaine, dont il écrivait que sa diffusion globale était directement liée à la sécurité des Etats-Unis.

 

 

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