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Échanges acerbes au « Dialogue de Shangri-La »

Si les adeptes de la théorie du « piège de Thucydide » cherchaient une confirmation à leur analyse catastrophique inéluctable, ils pourraient l’avoir trouvée dans les débats tendus de la dernière édition du « Dialogue de Shangri-La » à Singapour du 10 au 12 juin 2022 après deux années d’interruption dues à l’épidémie.

Elle a été dominée par les tensions stratégiques sino-américaines et les références à la guerre en Ukraine. La translation mentale de la situation à l’est de l’Europe vers l’Asie a été accompagnée par une intervention en visio-conférence du Président Zelensky.

Arborant un T-shirt offert par une artiste singapourienne représentant une jeune fille rebelle brandissant une bombe d’aérosol – un symbole décalé de la protestation de la jeunesse resté obscur pour la plupart -, il a expliqué que « c’était sur le champ de bataille en Ukraine que se décidaient les règles qui, à l’avenir, régiront le monde. ».

Notons au passage que la vision d’une « Ukraine symbole universel », rejoint celle de la Présidente taïwanaise Tsai Ing-wen et de ses amis Américains considérant que si Washington ne réagissait pas à une agression de Pékin contre Taïwan, la prévalence des États-Unis et de l’esprit démocratique serait définitivement compromise.

Le « piège de Thucydide », la violence des hommes et la dissuasion nucléaire.

Exposée par le géo-politologue américain Graham Allison, dans son livre publié en français chez Odile Jacob (2019) « Vers la guerre ? l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide », la vision d’un enchaînement catastrophique se référant à la guerre du Péloponnèse (431 – 404 av. JC) spécule que le surgissement de la Chine assimilée à Athènes, rivale de la puissance établie des États-Unis, assimilée à Sparte, déboucherait – expériences historiques récentes à l’appui – fatalement sur un conflit militaire.

Outre le fait que les références historiques lointaines correspondent mal à la situation actuelle, Allison passe sous silence le surgissement en 1945 dans le paysage stratégique, du fait nucléaire dont le pouvoir dissuasif constitue depuis plus de soixante-dix ans une limite aux affrontements centraux dévastateurs. Non pas que l’explosion de violence militaire serait à jamais éradiquée. Loin de là. La récente invasion militaire de l’Ukraine et sa destruction par l’artillerie russe provoquant d’importantes pertes humaines civiles et militaires, rappelle opportunément la persistance de la guerre.

Elle est le fond immémorial des relations internationales et des rivalités de puissance où disait, Raymond Aron qui s’inspirait de Thomas Hobbe (1588 – 1679), les risques de conflit militaire entre les nations prennent immuablement racine dans la « rivalité », la « défiance » et à la « fierté », trois émotions éloignées du « droit international » clairement présentes dans l’actuelle trajectoire de « renaissance » de la Chine, et, en même temps, fond de tableau de l’agression de l’Ukraine lancée le 24 février 2022 par la Russie.

Pour autant, force est de constater qu’en dépit des doutes sur les intentions réelles de Vladimir Poutine, tous les observateurs voient bien que, malgré la violence des affrontements, la cruauté des pertes humaines et le drame des vies dévastées pour lesquelles les concepts de « guerre majeure » ou de « guerre périphérique » n’ont pas de sens, la rémanence de la dissuasion nucléaire constitue une limite.

Le Japon a tourné le dos au pacifisme.

La conscience du risque d’apocalypse présent dans les rangs de l’OTAN et à Moscou, l’était aussi à l’hôtel Shangri-La à Singapour. Elle a été exprimée le 10 juin dernier par le discours inaugural confié – ce n’était pas un hasard - au premier ministre japonais Kishida Fumio dont le pays fut le seul de l’histoire à avoir été frappé par le cataclysme de deux frappes nucléaires.

Pendant plus de 50 minutes d’une démonstration sans concession, il a, se référant à la guerre en Ukraine en même temps qu’à l’histoire de son pays écrasé à Hiroshima et Nagasaki, répété les risques d’un engrenage néfaste, dès lors qu’en Asie-Pacifique la Chine qu’il n’a jamais citée nommément, ne respectait pas le droit international dans les mers de Chine du sud et de l’Est et dans le Détroit de Taïwan.

Affichant clairement son positionnement stratégique pro-Américain, solidaire de l’Australie et de l’Inde dans « l’Alliance Quad », Kishida a, ciblant la Chine, répété plus d’une dizaine de fois l’exigence - principal argument de Washington -, de protéger le caractère « libre et ouvert » de la zone Indopacifique.

Plus généralement, après avoir longuement décrit que la modification de la posture défensive de Tokyo, inaugurée en 1992 avec l’envoi au Cambodge par son lointain prédécesseur Kiichi Miyazawa d’une force de maintien de la paix, avait été une riposte à la politique de force et aux violations du droit dans la région, il s’est, visant toujours Pékin, interrogé sur la possibilité que le monde puisse continuer à vivre selon le Droit international.

« L’ordre international fondé sur des règles, construit grâce à un travail acharné soutenu par le dialogue et le consensus peut-il être maintenu et la marche vers la paix et de la prospérité se poursuivre ? Ou retournerons-nous à un monde sans loi où les règles sont ignorées et enfreintes, où les modifications unilatérales du statu quo par la force sont incontestées et acceptées, et où les forts contraignent les faibles militairement ou économiquement ? »

Enfin, ayant exprimé la crainte que l’exemple ukrainien fasse tache d’huile en Asie, Kishida a dessiné la stratégie de riposte de l’archipel.

Condamnant l’agression russe et affirmant clairement ses choix stratégiques aux côtés « des pays aux valeurs politiques identiques » - notamment au sein du « Quad » qui, lors de la dernière réunion de Tokyo s’est doté d’une capacité d’aide et d’investissement de 50 Mds de $ destinés à l’ASEAN et aux pays du Pacifique -, il a, tournant définitivement le dos à l’arrière-plan pacifiste du pays, annoncé l’augmentation substantielle dans un délai de cinq années du budget de la défense et le renforcement significatif des moyens de contre-attaque militaire.

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Violence des échanges sino-américains.

Le lendemain 11 juin, c’était au tour du ministre de la défense américain Lloyd J. Austin de développer avec insistance les mêmes thèmes de la nécessaire cohésion des alliances [1] et de la défense de la liberté de navigation dans une zone dont il a répété qu’elle était toujours le cœur des soucis stratégiques de Washington, en même temps que l’un des principaux moteurs de l’économie globale.

Lui aussi s’inquiétait de la contagion violente de la guerre en Ukraine et du non-respect du droit dont les effets se dilateraient en Asie.

Après avoir rappelé la puissance des alliances et des stationnements militaires américains dans la zone et souligné les investissements du budget de la défense pour les armes et les technologies de défense modernes [2], il a sans surprise condamné Moscou : « l’invasion de l’Ukraine par la Russie est ce qui se passe lorsque les oppresseurs bafouent les règles qui nous protègent tous ».

Après quoi, sans oublier la menace portée par les missiles balistiques nord-coréens, il a directement élargi l’analyse aux actions de la Chine en Asie-Pacifique qu’il a, désignant nommément l’APL, considérées comme les manifestations « des appétits impériaux » de Pékin.

Au cœur de ses énumérations, l’augmentation des interceptions aériennes conduites par la chasse chinoise, la violation de la convention du droit de la mer en mer de Chine du sud dénoncée par le Tribunal arbitral de La Haye en 2016 dont le jugement est rejeté par Pékin [3] et les défis posés par les inflexibles intentions de Pékin dans le Détroit de Taïwan.

A ce sujet, Austin a accusé Pékin de vouloir modifier le statuquo que Washington rappelant son attachement formel à la « Politique d’une seule Chine », dit vouloir préserver coûte que coûte. La réalité est cependant plus complexe.

Depuis 2016, année de l’arrivée au pouvoir de la mouvance de Tsai Ing-wen portant une intention de rupture avec le Continent, la Direction politique chinoise a alourdi ses pressions sur l’Île quand bien même Taipei continuait à réaffirmer son attachement au statuquo.

En même temps, le Parti a accentué sa rhétorique de réunification inéluctable au point d’en faire un élément à part entière de la sécurité nationale et une condition indispensable de la réalisation du « rêve chinois » de retour de puissance dont il a fixé l’échéance en 2049, au centième anniversaire de l’avènement du Parti à la tête de la Chine.

Alors que, pour échapper au face-à-face avec le Continent, l’Île se pose en symbole global de la défense de la démocratie menacée par la Chine autocrate, Washington a, depuis Donald Trump, entamé avec Pékin un bras de fer, dont les effets d’engagement direct éloignent les États-Unis des promesses des « trois communiqués » (lire : Les nouvelles eaux mal balisées de la question de Taïwan).

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Compte-tenu de la hauteur symbolique à laquelle le Parti place la question de la réunification avec Taïwan, c’est essentiellement autour de ce sujet que Wei Fenghe, le ministre de la défense chinois présent à Singapour a choisi de construire son intervention presque entièrement adressée à Washington.

Wei, 魏凤和, 68 ans, ancien commandant la composante des missiles stratégiques, membre du Comité Central et de la Commission Militaire Centrale depuis 2017, qui, contrairement à ses collègues Xu Qiliang (Armée de l’air) et Zhang Youxia (Armée de terre) respectivement n°11 et 18 du BP, n’est pas membre des plus hautes sphères du Parti ni le plus haut responsable militaire de l’APL, a répondu avec une verve dont la virulence a étonné la plupart des observateurs.

Passant sous silence l’ampleur considérable des réclamations territoriales de Pékin en mer de Chine du sud et après avoir rejeté la responsabilité des tensions en Asie-Pacifique sur l’Amérique intrusive et provocante dont la présence militaire dans la région n’a plus lieu d’être, il accusé Washington de créer les conditions d’un conflit par ses alliances anti-chinoises. « Aucun pays ne devrait imposer sa volonté aux autres, ou intimider les autres sous couvert de multilatéralisme ».

Enfin, adoptant un ton solennel à propos de Taïwan, il a déclaré que « Personne ne devrait jamais sous-estimer la détermination et la capacité des forces armées chinoises à sauvegarder l’intégrité territoriale ». Il ajouta que « la Chine qui n’avait pas d’autre choix, se battrait jusqu’au bout » (…) Comme si le message n’était pas assez clair, il a tenu à préciser que l’indépendance de Taïwan serait « un chemin vers la mort ».

Le thème d’une Amérique étrangère à la zone comme une des sources des rivalités entre Pékin et Washington attisées par la question taïwanaise est désormais installé comme une constante de la sécurité en Asie. Déjà au premier plan du dialogue de Shangri-La de 2019, il semble confirmer la thèse du « piège de Thucydide ».

La spirale d’affrontement sans concession eut une apogée publique étalée à la face du monde, lors de la rencontre d’Anchorage des 18 et 19 mars 2021. La rencontre faisait suite au jusqu’au-boutisme sans nuances de l’époque de Donald Trump dont on se souvient qu’après avoir cherché les voies d’un accommodement raisonnable avec Pékin, il avait brutalement fait volte-face, déclenchant une offensive tous azimuts, commencée par une violente querelle de taxes aujourd’hui dilatée en une rivalité stratégique globale.

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Au-delà des postures, quelques marges d’apaisement.

Sous la surface cependant, nombre d’indices déjà évoqués par de précédentes notes de QC, suggèrent que Washington et Pékin tentent un apaisement de la relation qui pourrait préparer une rencontre au sommet entre Xi Jinping et Joe Biden.

Même Wei Fenghe, a, au milieu de sa rhétorique enflammée, envoyé un signal d’apaisement possible. « Ce serait une erreur historique et stratégique d’insister pour considérer la Chine comme une menace et un ennemi ». (…) « Si Washington pouvait traiter Pékin avec respect, il y aurait une marge pour que les deux nations prospèrent. »

Mais la route est longue tant il est vrai que les déclarations de Joe Biden promettant d’engager les États-Unis dans la défense directe de Taïwan en cas d’agression ont heurté la Direction chinoise plus habituée aux ambiguïtés de Washington sur le sujet. Mais les bonnes volontés existent, même si pour l’instant elles sont plus clairement du côté chinois.

On se souvient que, le 24 mai dernier, Xi Jinping, faisant un retour en arrière sur ses expériences de jeunesse dans l’Iowa où il était retourné en 2012 après sa désignation à la tête du Parti, avait fait publier par Xinhua une lettre à Sarah Lande, vieille amie de la Chine qu’il avait connue lors de son séjour 1985. Exprimant une convivialité amicale à l’égard de l’Amérique, le texte était le premier changement de ton public de l’appareil depuis 2016.

On y lisait que « les peuples chinois et américain étaient tous deux de grands peuples ; Que « leur amitié n’était pas seulement un atout précieux, mais aussi une base importante pour le développement des relations bilatérales. » La lettre ajoutait que les Chinois étaient prêts à se joindre aux Américains pour renforcer les échanges amicaux, faire avancer la coopération mutuellement bénéfique et promouvoir conjointement le bien-être des deux peuples. »

L’épisode de la lettre de Xinhua faisait suite aux initiatives conjointes ayant célébré le 50e anniversaire de la visite en Chine de Richard Nixon, dont la plus remarquable eut lieu le 25 février dernier à la bibliothèque-musée Richard Nixon à Washington en présence de l’Ambassadeur de Chine, Qin Gang.

La dynamique ne faiblit pas. Le 13 juin, Yang Jiechi et Jack Sullivan se sont rencontrés durant plus de quatre heures à Luxembourg pour une réunion qui n’avait pas été annoncée. Les deux parties conscientes de leurs sévères divergences ont cependant conjointement exprimé la nécessité de maintenir ouverts les canaux de contact, en vue d’une prochaine rencontre directe entre les deux Présidents.

La réunion faisait suite au discours de politique générale sur les relations avec la Chine, du Secrétaire d’État Antony Blinken, prononcé le 26 mai dernier à l’Université Georges Washington.

A cette occasion, il avait longuement clarifié la position de Washington.
D’abord en identifiant que la Chine était la seule puissance ayant l’intention de remodeler l’ordre international existant qui s’était, en même temps, donné la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour le faire.

A cet égard, il a énuméré un nombre important de points de friction depuis les ambitions impériales de Pékin en Asie articulées aux violations du droit international et les harcèlements de Taïwan, jusqu’à la proximité chinoise avec Moscou, en passant par la mise au pas de Hong Kong, le harcèlement des minorités au Tibet comme au Xinjiang, la censure et la fermeture de certains secteurs du marché chinois.

Pourtant, il a insisté que Washington qui construisait ses alliances avec des pays amis (en Indopacifique, dans l’ASEAN et avec l’AUKUS), ne cherchait ni le conflit, ni une nouvelle guerre froide, encore moins à freiner l’ascension de la Chine vers un statut de puissance majeure. L’objectif visait au contraire, par le maintien de canaux diplomatiques actifs, à trouver des points d’accord dans les secteurs où une coopération serait possible.

Enfin, après avoir rappelé que les divergences étaient d’abord au niveau des gouvernements, il a exprimé un point de vue identique à celui du Président Xi Jinping.

« Le peuple américain a un grand respect pour le peuple chinois. Nous admirons ses réalisations, son histoire, sa culture. Tout en appréciant profondément les liens de famille et d’amitié qui nous unissent, nous souhaitons sincèrement que nos gouvernements travaillent ensemble sur des questions qui comptent pour la vie des Chinois et celle des Américains. ».

Note(s) :

[1Austin a non seulement évoqué le « QUAD » comme Kishida, mais également l’AUKUS (Australia, United Kingdom, United States) alliance militaire tripartite anglo-saxonne n’incluant ni le Japon, ni l’Inde, ni la Nouvelle-Zélande, ni le Canada. Rendue publique le 15 septembre 2021, visant directement à contrer l’expansionnisme chinois en Indo-Pacifique, elle affichait ostensiblement l’aide de Washington et de Londres à l’Australie à se doter de sous-marins nucléaires d’attaque. Au passage Canberra dénonçait sans préavis un contrat de 58 Mds de $ portant sur des sous-marins d’attaque classiques en cours de réalisation avec la France.

L’arrière-plan strictement anglo-saxon d’une alliance pilotée par Washington décidée dans le secret infligeant au passage un camouflet à la France augurait mal de la confiance nécessaire au sein du groupe d’alliés confrontés à la menace chinoise. Quant à la Chine, elle y voyait un retour de la guerre froide par une « clique » de pays hostiles à la Chine, en même temps qu’une entrave aux efforts de non-prolifération.

Le Global Times surgeon populiste du Quotidien du Peuple choisissait de mettre en garde Canberra contre toute provocation en mer de Chine du Sud qui, dit le journal, entraînerait une riposte militaire chinoise et « le sacrifice inutile de soldats australiens. »

[2Il a annoncé 130 Mds de $ de R&D pour les avions furtifs, les drones, les missiles longue distance, les armes lasers anti-missiles à haute énergie et les cyber-technologies.

[3Pour madame Fu Ying, vice-ministre des Affaire étrangères qui s’exprimait en 2016 « La position de Pékin est claire : refus de l’arbitrage, refus de participer au jugement, refus de l’appliquer » (lire : Arbitrage de la Cour de La Haye. Tensions et perspectives d’apaisement)

 

 

Au-delà de la reprise des contacts militaires, la lourde rivalité sino-américaine en Asie-Pacifique

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