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›› Editorial

Du « Devisement du Monde » au « piège de Thucydide »

Les deux allusions du titre, références d’ouvrages publiés à sept siècles de distance, véhiculent des « charges symboliques » diamétralement opposées. La première, référence au célèbre livre de Marco Polo paru en 1298, renvoie à l’image d’un monde apaisé articulé au « doux commerce » et aux échanges bienveillants de curiosités réciproques.

La deuxième est parue en 2017, sous la plume du géo politologue américain Graham Allison. Avec le titre « Destined for war, can America and China escape Thucydide’s trap ? », qui se réfère à la guerre du Péloponnèse décrite par Thucydide, général athénien du quatrième siècle avant Jésus-Christ, est à la fois moins poétique et moins rassurante.

Glosant sur les risques de conflit générés par la rivalité entre la puissance installée que sont les États-Unis, assimilés à Sparte et sa rivale potentielle, la Chine figurant Athènes, toute entière tendue vers l’objectif de rattrapage de puissance, la réflexion était une alerte mettant en garde contre un risque de conflagration majeure né du choc des ambitions et des désirs de grandeur.

La mise en garde renvoyait à Raymond Aron qui, dans « Paix et guerre entre les Nations (1962), analysait que les relations internationales seraient toujours gouvernées, non par le Droit, mais par la compétition de puissance et les émotions nationales.

Pour lui qui s’inspirait de Thomas Hobbe (1588 – 1679), les risques de conflit militaire entre les nations, seront immuablement articulés à la « rivalité », à la « défiance » et à la « fierté », trois émotions clairement présentes dans l’actuelle trajectoire de « renaissance » de la Chine.

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Depuis les tribulations Marco Polo à la racine des routes de la soie dont Xi Jinping a, en 2013 repris la légende édifiante pour en faire l’image de marque d’une expansion mondiale enrobée d’une mythologie vertueuse de rencontres et d’échanges entre l’Est et l’Ouest [1], les relations de la Chine avec le Monde connurent des fortunes diverses.

Vues de l’estrade occidentale, l’Empire du milieu suscita d’abord curiosité et admiration.
Montaigne qui vivait à la fin des Ming (1368 – 1644) dont le règne foisonnant fut en partie contemporain de la Renaissance européenne, parlait de la Chine comme « d’un Royaume dont le gouvernement surpassait dans plusieurs domaines celui des Européens », disant de lui qu’il offrait « des perspectives jusqu’alors inconnues ou mal comprises en Occident ».

Plus tard, en Chine l’Empereur Wanli (1563 -1620) accueillit au cœur du pouvoir chinois le Jésuite Mateo Ricci, décédé en 1610. A sa mort, il le gratifia d’une concession funéraire à Xicheng, à l’ouest de la Cité Interdite. Un demi-siècle plus tard, l’Empereur Kangxi qui régna de 1661 à 1722, disait encore de la religion catholique prêchée par les Jésuites « qu’elle ne contenait rien de mauvais ». Joignant le geste à la parole, il autorisa un temps ses sujets à entrer dans les églises où, disait-il, « on y rendait un culte au “Seigneur du Ciel“ ».

L’épisode des Jésuites contenait en réalité un premier hiatus. La Compagnie de Jésus avait conçu l’improbable projet de propagation de la religion par la tête de l’Empire dont les élites étaient cependant déjà culturellement imprégnées de l’arrière-plan moral et métaphysique du Confucianisme et du Taoïsme et avaient déjà assimilé le Bouddhisme, une autre religion étrangère arrivée en Chine au Ier siècle, entourée d’une longue suite de légendes, de traditions mystiques et de folklores.

Le malentendu se doubla de la « querelles des rites ». Commencée à la mort de Matteo Ricci, elle se poursuivit tout le XVIIe siècle. Les Franciscains jaloux du succès apparent des Jésuites auprès du pouvoir chinois, leur reprochaient de favoriser par l’acceptation du « culte des ancêtres », l’intrusion de pratiques idolâtres dans la pureté du dogme catholique.

En 1742, après plusieurs hésitations du Vatican, l’interdiction définitive de l’hybridation des cultes par une Bulle du pape Benoît XIV déclencha en Chine une répression violente contre les Chrétiens, d’abord dans les villes, puis dans les campagnes où les émissaires de l’Empereur Qianlong recherchèrent les convertis chinois pour les obliger à renoncer à leur foi.

Puissance et affaiblissement de l’Empire.

A la fin de la dynastie Ming, les empereurs Jiajing (1521 - 1567) et Wanli (1572 – 1620) s’abimèrent dans les intrigues sulfureuses du palais. Le relâchement impérial, dominé par l’influence du gynécée et des eunuques était combattu par l’institution privée de l’Académie Donglin, une forme de « Centre de recherches académiques » avant l’heure. Composé de lettrés confucéens frustrés par l’effondrement moral de la dynastie, l’institution qui critiquait le pouvoir absolu et dépravé, fut sévèrement réprimée.

Après la puissance de la première moitié de la dynastie, restée dans l’histoire comme un période faste (richesse artistique, développement d’une puissante classe moyenne, de l’entreprise privée, des arts, de l’aménagement des campagnes, de la diffusion de la monnaie d’argent, et d’une politique étrangère de relations avec les Portugais, les Espagnols et les Hollandais), cette période où l’autorité du « Fils du Ciel » avait commencé à vaciller, fut une première fêlure dans l’assurance impériale.

Le craquement dans l’architecture politique et mystique du pouvoir souverain, aggravé par des catastrophes naturelles et des épidémies, conduisit en réaction à une fermeture de l’Empire. La manifestation la plus connue, prémisse spectaculaire de la tendance au repliement de la Chine sur elle-même fut, au milieu de sévères querelles internes, le démantèlement des reliquats de la flotte de l’Amiral Zheng He ordonnée par un décret impérial en 1525, quatre-vingt ans après sa mort en 1433, lors de son septième voyage [2].

Le repliement de la Chine est le thème de l’ouvrage d’Alain Peyrefitte « l’Empire immobile ». Publié en 1989, le récit passionnant qui laisse cependant la trace, pas tout à fait exacte d’une Chine fermée sur elle-même et assoupie, raconte l’épisode de l’ambassade britannique conduite par Lord Mc Cartney, en septembre 1793 auprès de l’Empereur Qianlong, alors âgé de 83 ans, qui allait abdiquer deux années plus tard.

Déjà vieux et usé, mais toujours imprégné de l’exigence du rituel impérial dû au « Fils du ciel », l’Empereur réfugié dans sa résidence d’été de Jehol (aujourd’hui Chengde) qui gouvernait à l’époque plus de 300 millions de Chinois, ne prêta pas attention à l’émissaire britannique qui, se contentant d’une simple génuflexion, refusa d’effectuer le « Kotow », prosternation rituelle humiliante consistant « à se jeter à terre » en signe de respect.

Le choc des cultures qui se solda par l’échec d’une tentative de contact avec la Chine par l’empire britannique alors au sommet de sa puissance, provoqua un changement radical dans la tonalité des échanges avec la Chine.

Naissance du « Péril jaune ».

En Europe, l’idée qui désormais courait de la Chine, portée par le sentiment de la puissance impériale britannique offusquée, était celle d’une autocratie arriérée qu’il fallait réformer au besoin par la force. Le contraste avec l’époque du « Devisement du monde » était total. Peu à peu se propagea en Occident l’idée du « Péril jaune » qui atteint son acmé lors du siège des légations (55 jours de Pékin) du 20 juin au 14 août 1900.

Apogée de la révolte conservatrice des « Poings de justice et de concorde » appelés “Boxeurs“ qui protestaient contre les intrusions et la mainmise étrangères, la révolte fut matée par un contingent de 20 000 hommes fournis par les « Huit puissances » (six européennes, dont l’Autriche Hongrie et jusqu’en 1917 l’Empire russe, le Japon et les États-Unis).

Depuis un siècle, les anglais étaient en première ligne des critiques anti-chinoises. En janvier 1805, citée par Alain Peyrefitte, l’Edinburgh Review, très influent dans les milieux intellectuels progressistes en Europe, écrivait que les Chinois vivaient « sous la plus abjecte des tyrannies. Dans la terreur des coups de bambou, ils enferment et mutilent leurs femmes. » (…)

(…) « Pratiquant l’infanticide et autres vices contre nature, lâches, sales et cruels, ils sont inaptes à aborder les sciences exactes. Ignorant les arts et les techniques les plus indispensables, leurs rapports sociaux sont fondés sur un formalisme stupide. »

Cette présentation biaisée, imprégnée d’un profond mépris, manquait une importante partie de l’image. Les élites de l’Empire qui se considéraient toujours à la tête politique d’une puissance centrale portant un projet civilisateur, avaient aussi et à juste titre, conscience que leur pays avait, bien avant l’Occident expérimenté des structures de gouvernement étonnement modernes et maîtrisé une longue liste de techniques essentielles.

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Malentendus, humiliations et nationalisme.

Vingt siècles avant Napoléon, les premiers Han, créèrent « le système préfectoral » des Mandarins. Recrutés par examen, dotés de moyens et investis d’une mission par l’empereur, ils étaient révocables en cas de manquement.

C’est aussi à cette époque que les Chinois de la dynastie Han observèrent la comète de Haley, inventèrent l’arbalète et le gouvernail d’étambot, découvrirent le procédé métallurgique de la fonte du fer, la porcelaine, l’anesthésie générale, la poudre à canon, le papier et, entre autres, le travail de la soie. Vers le XIe siècle, à l’époque des Song, plus de trois siècles avant Gutenberg, ils inventèrent les caractères mobiles en bois et l’imprimerie.

Ces profonds malentendus furent les prémisses du « Siècle des humiliations » infligées à la Chine à partir du milieu du XIXe siècle par les « Huit puissances ». Pour bien comprendre les tensions qui montent, il faut garder en mémoire à quel point les traces douloureuses des guerres de l’opium, des traités inégaux et du piétinement de la souveraineté chinoise par une vingtaine de concessions extraterritoriales sont restées vivaces dans l’esprit de tous les Chinois.

Ces brûlures sont à la racine de la montée d’un farouche sentiment nationaliste, dont la force fut encore exacerbée quand, en 1919, sous l’influence de Clemenceau, le traité des Versailles attribua au Japon la colonie allemande du Shandong. Comme si la France qui n’aurait pas réussi à tenir à distance les contrefeux européens de la révolution en 1792, avait été amputée de la Bretagne ou de l’Aquitaine cédée aux Anglais.

La blessure d’amour propre était d’autant plus vive que plus d’une centaine de milliers de Chinois avaient participé à la « Grande guerre », notamment en France où 20 000 perdirent la vie, toujours à des tâches pénibles comme le creusement des tranchées ou l’exhumation des cadavres pour l’identification des familles. L’offense fut un traumatisme. Elle fut la véritable racine de la naissance, deux ans plus tard, du Parti Communiste chinois, le 23 juillet 1921, dans la concession française de Shanghai.

Sept décennies plus tard, au milieu des années 90, au moment même où, à la suite de la période d’ouverture socio-économique initiée par Deng Xiaoping, prévalait en Occident l’illusion que la Chine portée par son développement économique pourrait s’accommoder d’un système politique calqué sur celui des démocraties, prenait naissance un féroce courant nationaliste.

Alors que les puissances occidentales rivalisaient pour fustiger les entorses aux droits de l’homme en Chine, de jeunes intellectuels d’abord ouverts à l’Occident mais dépités par leur propre expérience aux États-Unis, puis humiliés par les sanctions occidentales ayant frappé leur pays après la répression militaire du 4 juin 1989 sur la place Tian An Men, publièrent en 1996 un manifeste politique à succès, intitulé « La Chine peut dire non – 中国 可以 说 不 –. ».

Dénonçant la prévalence de la culture occidentale ainsi que l’appui de Washington à Taïwan, clamant au passage son admiration de la révolution cubaine, le livre critiquait aussi l’allégeance du Japon à Washington. Ne reconnaissant pas à Tokyo le droit à un siège au Conseil de sécurité, le pamphlet ajoutait sa voix à ceux qui lui réclamaient des dommages de guerre.

En mars 2009, le livre « La Chine peut dire “non“ eut une réplique intitulée « La Chine n’est pas contente – 中国不高兴 ». On pouvait déjà y lire le thème des discours du Parti quand, aujourd’hui, il fait la promotion des « Nouvelles routes de la soie ». « Alors que la puissance nationale chinoise connaît une expansion sans précédent, la Chine doit cesser de se dénigrer et reconnaître qu’elle a la capacité de guider le monde, et qu’elle peut se soustraire à l’influence occidentale ».

Entre ces deux accès de fièvre nationaliste et anti-occidentale attisées par l’amertume et les malentendus, en 2004 paraissait un livre étonnant adapté à l’écran par le cinéaste français Jean-Jacques Annaud : « Le Totem du loup. 狼图腾 – Lang Tu Teng ».

Roman d’aventure d’un jeune citadin exilé durant 11 années en Mongolie à l’époque de la révolution culturelle, le livre est écrit par Lü Jiamin, plus connu sous le pseudonyme de Jiang Rong. Inspirée de faits réels, l’œuvre n’était pas un brûlot nationaliste anti-occidental, mais une introspection critique de la culture confucéenne et des Han présentés comme des moutons bêlants et grégaires.

Le « troupeau », dit l’auteur, fait contraste avec les Mongols farouchement indépendants dont le symbole est le loup. A la fois craint et vénéré par les grands nomades qui l’ont adopté comme emblème, le loup est décrit comme un animal fier, libre et individualiste, mais à qui la nature a conféré l’instinct de la meute que chaque individu solidaire des autres, défend contre les agressions extérieures.

A sa publication en Chine, le Totem du Loup eut immédiatement un succès phénoménal. Considéré comme un appel à une plus grande fierté nationale et à moins de soumission confucéenne, il a été vu comme un appel à une réaction contre l’arrogance occidentale qui ne cesse de fustiger le régime politique chinois.

La tendance s’est accélérée en 2007 avec l’entrée au Comité permanent de Xi Jinping, l’actuel n°1, suivie par l’organisation flamboyante des JO en 2008 dont il avait la charge. La même année, les violentes révoltes contre les Han au Tibet et, l’année suivante, celles des Ouïghour au Xinjiang, instillèrent le sentiment de l’urgence du renforcement de l’appareil, pour une reprise en main interne.

Après sa désignation à la tête du Parti, à l’automne 2012, Xi Jinping déclencha à l’intérieur, une sévère campagne anti-corruption et de mise au pas des critiques. Dès 2013, il lança le projet des « nouvelles routes de la soie », portant à la fois une ambition de puissance économique globale et une prétention à l’universalité du système de gouvernance chinois.

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Forces et ambiguïtés de la connivence sino-russe.

Alors que montait en Chine un nationalisme anti-occidental clairement affirmé, Pékin et Moscou se retrouvèrent dans l’ancienne Asie Centrale soviétique pour fonder le « Groupe de Shanghai ». Devenu en 2001 l’Organisation de Coopération de Shanghai, le groupe qui compte aujourd’hui neuf membres dont le Pakistan, l’Inde et l’Iran, constitue une nébuleuse stratégique exprimant une défiance à l’égard de l’Occident.

Malgré les désaccords internes (lire : A Samarkand, les hiatus de la réunion de l’OCS) et le déséquilibre créé par le poids exorbitant de la Chine dix fois plus peuplée que la Russie et dix fois plus riche, dont le PIB est aussi six fois celui de l’Inde et trois fois supérieur à celui des huit autres membres réunis, l’affichage du contrepoids potentiel à l’Occident est impressionnant.

Plus grande organisation régionale du monde, dont le territoire total dépasse 34 millions de km2 (dont 50% sont russes) - soit plus de 60% de l’Eurasie -, sa population de plus de 3 milliards représente près de la moitié de la population mondiale.

Au total, avec ses observateurs et invités, mise en scène les 14 et 15 septembre derniers à Samarkand « la famille élargie » de l’OCS comptait vingt-et-un pays, couvrant trois continents - l’Asie, l’Europe et l’Afrique, avec un PIB global des neuf membres permanents réunis de 19 800 Mds de $, mais dont 75% sont chinois.

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A l’automne 2017, l’année même de la publication du « Piège de Thucydide » par Graham Allions, le 19e congrès du Parti précisa ses intentions en adoptant dans sa constitution la théorie du « socialisme aux caractéristiques chinoises ».

Démarquée des principes démocratiques occidentaux, elle était présentée comme l’épine dorsale « d’une nouvelle ère » de puissance dont l’échéance a été fixée en 2049, au centième anniversaire de la prise du pouvoir du parti, date à laquelle Pékin qui y voit la fin de la guerre civile restée en suspens depuis 1949, devra avoir, coûte que coûte, récupéré l’Île rebelle de Taïwan, conquise en 1683 par l’Empereur Kangxi des Qing, avant que son petit-fils Qianlong s’empare du Xinjiang (1757) et du Tibet (1792).

Enfin, le 1er juillet 2021, lors du centenaire de la naissance du Parti, depuis le balcon de la porte sud de la Cité interdite, Xi Jinping reprenant quelques thèmes de Mao Zedong prononcés du même endroit le 1er octobre 1949, rappela les humiliations passées et mit clairement en scène la défiance historique contre l’Occident.

Le ton était vindicatif et empreint de volonté de revanche, dans la droite ligne de la violence révolutionnaire maoïste qui, à partir de 1921, succéda aux avanies. Après avoir rappelé que le temps des outrages était terminé, « alors que la Chine n’avait jamais oppressé personne », il conclut que « quiconque voudrait intimider la Chine s’écrasera dans un bain de sang contre la Grande Muraille d’acier érigée par plus de 1,4 milliard de Chinois ! ».

La vindicte était prononcée un an et trois mois avant le discours violemment anti-occidental du 30 septembre 2022 au Kremlin de Vladimir Poutine qui présentait l’Occident systématiquement nuisible et prédateur. Le terrible matraquage sans nuance, long de quarante minutes recoupait les principaux thèmes de la repentance des élites occidentales et rappelait toutes les exactions commises par les États-Unis ou/et leurs alliés, y compris l’esclavage, les guerres de l’opium, les attaques nucléaires contre le Japon, les bombardements massifs contre Dresde et le néo-colonialisme.

Perplexité chinoise.

La longue diatribe de V. Poutine était lancée en pleine guerre à l’intention des Russes, des Chinois, des anciens « non-alignés » et des pays occidentaux, huit mois après le déclenchement de l’agression de l’Ukraine, le 24 février, dont les risques sont aujourd’hui dilatés par les menaces à peine voilées d’une frappe nucléaire tactique.

Alors que depuis cinq ans, tous les géo-politologues de la planète pesaient la pertinence des mises en garde de Graham Allison qui prévenait des risques d’un possible conflit catastrophique entre Washington et Pékin, en Asie, à propos de Taïwan ou en mer de Chine du sud, le « piège de Thucydide » s’est refermé en Europe à trois heures de vol de Paris.

S’il est vrai que, parmi les causes du conflit, on retrouve la « fierté nationale », la « rivalité » et la « défiance » attisée en haine contre les États-Unis et Occident, le schéma de déclenchement qui est celui d’une angoisse existentielle, culturelle et stratégique russe, ne correspond pas à la naissance d’un rival ayant l’ambition de supplanter la puissance dominante.

Déclenché imprudemment, contre un ennemi mieux préparé que prévu, le conflit exprime une volonté de restaurer un sentiment de sécurité et, si possible, de puissance au sein d’un monde où la Russie pèse aujourd’hui moins que l’URSS des années soixante. Pékin cautionne le projet de Moscou d’une nouvelle architecture de sécurité et, sans surprise, condamne les sanctions occidentales.

Mais la guerre et les annexions ont créé un malaise au sein de l’appareil au point que chaque fois qu’il en a l’occasion, Xi Jinping rappelle que Pékin reste attaché au dogme de l’inviolabilité des frontières. Le 22 septembre, Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères qui insistait sur l’exigence de respecter la charte des Nations Unies, l’a répété à son homologue ukrainien en marge de l’Assemblée générale des NU : « Tous les pays méritent le respect de leur souveraineté et de leur intégrité territoriale ».

Le 26 septembre, le porte-parole, après avoir dans un point de presse renouvelé ses appels à la désescalade, rappelé la force de l’amitié sino-russe, cautionné l’exigence de Moscou pour une nouvelle architecture de sécurité en Europe et l’opposition de la Chine aux sanctions, a fait un pas de côté. Prenant ses distances avec l’attaque contre l’Ukraine, il a rappelé la proximité « stratégique avec Kiev depuis 30 ans » et l’augmentation de 30% du commerce bilatéral depuis 2021.

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Au plan stratégique, Pékin a toutes les raisons de s’inquiéter. L’agression de l’Ukraine par un allié devenu encombrant dont les armées ne sont plus très efficaces face à une troupe motivée, bien entraînée par les États-Unis et plusieurs pays de l’OTAN, dotée d’armes modernes, a affaibli la position internationale de Chine et troublé la préparation du n°1 chinois à l’échéance du 20e Congrès dans une semaine.

Alors que les protestations de principe de Pékin sont jusqu’à présent restées lettre morte, la brutale annexion en pleine guerre des territoires ukrainiens à l’Est du Dniepr brouille le dogme d’une seule Chine. En même temps, Xi Jinping doit aussi, en pleine préparation du Congrès, peser les risques – même improbables - d’une frappe nucléaire tactique et les conséquences d’une impensable montée aux extrêmes.

Enfin, même si les territoires à l’Est de l’Europe que l’historien américain Scott Snyder, appelle « Les Terres de sang », furent le théâtre de grands massacres dont la mémoire aurait dû inciter à la retenue, il est impossible de ne pas évoquer l’idée que « le piège de Thucydide » a pour l’heure épargné l’Asie parce que les consciences y restent encore imprégnées par la terrible montée aux extrêmes des frappes nucléaires contre le Japon, alors que rien de tel ne s’est jamais produit en Europe.

Comme si, dans ces terres déchirées entre Hitler et Staline, les meurtres politiques de masse de la Shoah par balles, du massacre de Katyn, des famines orchestrées par Staline contre les civils et par les Nazis contre les prisonniers de guerre soviétiques, ne véhiculaient pas une capacité dissuasive aussi puissante que celle d’un cataclysme nucléaire militaire.

En attendant, il faut craindre qu’à force de faire comme si une frappe tactique ne serait qu’un moyen de combat comme un autre, la situation conduise à une banalisation dangereuse du risque d’apocalypse.

Note(s) :

[1La vision édifiante et vertueuse des « routes de la soie » passe cependant sous silence qu’elles furent aussi la voie de brutales invasions. D’abord celle des Hun, à partir 370 venant d’Asie Centrale que les Chinois assimilent aux « Xiongnu » sans qu’il y ait de consensus historique sur la communauté des origines.

Ensuite celle des Mongols, neuf siècles plus tard (1236 – 1240) sous la conduite brutale de Subotaï et de deux petits fils de Gengis Khan, alors qu’un troisième, Kubilaï qui hébergea Marco Polo, s’emparait de la totalité de la Chine des Song en 1276, date de la prise de Hangzhou, dont « les merveilles » sont l’objet d’une partie du livre foisonnant de Marco Polo.

[2Eunuque originaire d’une lignée musulmane du sud Yunnan, colosse doué d’une grande autorité naturelle, Zheng He dirigea au total sept expéditions à la tête d’immenses jonques de plus de cent mètres de long, équipées de cinq mats.

Sept décennies avant le tour du monde de Magellan (1519 – 1522) qui naviguait à bord de bien moins imposantes caravelles, la flotte chinoise qui embarquait une petite armée de 25 000 hommes, dont des cavaliers et leurs montures, des fantassins et des arbalétriers, des artilleurs et leurs bombardes, effectua des missions de prestige et de « projection de puissance », en Indonésie, dans l’Océan Indien, à Ceylan, autour de la côte sud de l’Inde, dans le golfe d’Aden, vers le détroit d’Ormuz et sur les rives orientales de l’Afrique, au nord de Madagascar.

 

 

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