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›› Taiwan

Risques de conflit dans le détroit de Taïwan. Le durcissement chinois face à la rupture démocratique

Cet essai est un point de situation des interactions entre Taïwan et le Continent mises en perspective historique. Il reprend les thèmes de plusieurs analyses déjà mises en ligne. S’il est exact que, conséquence de la guerre civile et de la fuite à Taïwan de Tchang Kai-chek et de ses troupes, le parti communiste chinois n’a jamais contrôlé Taïwan, le régime à Pékin ne l’entend pas de cette oreille.

Pour lui qui s’applique à replacer son rôle dans la longue histoire du pays, l’appartenance de l’Île est d’abord légalement attestée par la reconnaissance des NU en 1971, excluant Taïwan dont le statut international est alors devenu flottant et ambigu ; elle est aussi assurée sans ambiguïté par la série des « Trois communiqués  » entre Pékin et Washington établissant clairement l’existence « d’Une seule Chine dont le gouvernement légal se trouve à Pékin. » ;

Plus encore, et dans un esprit de continuité historique, l’appartenance souveraine est aussi affirmée au nom de la longue histoire d’interactions culturelles et économiques dans le Détroit datant de la première moitié du XVIIe siècle, où l’Île a même, avant d’être conquise en 1683 par les troupes de la Dynastie Qing, servi de refuge rebelle aux fonctionnaires et militaires des Ming hostiles aux Mandchou qu’ils considéraient comme une force d’occupation étrangère.

Indication de la longue imbrication des deux histoires, les réfugiés des Ming s’étaient déjà installés dans l’Île avec, comme Tchang Kai-chek trois siècles plus tard, le projet de reprendre le Continent aux Mandchou.

Pour autant, ce narratif de l’appartenance imbriquée par l’histoire passe sous silence la rupture démocratique, provoquée en 1988 par Jiang Jinguo, le fils même de Tchang Kai-Chek. L’angle mort de la conscience autocrate du Parti ignore, sans esprit de recul, qu’à Taïwan le poids de la volonté populaire consultée par les urnes éloigne l’Île du parti communiste en voie de radicalisation totalitaire.

Aujourd’hui, alors que l’exécutif de l’Île est, à la suite d’élections libres, investi par une mouvance de rupture politique avec le Continent, près de 87% des Taïwanais sont, à des titres divers, hostiles à une réunification avec un Continent dominé par l’appareil communiste.

Alors qu’à Taïwan monte un esprit de résistance civique inspiré par la combativité opiniâtre des Ukrainiens, l’obstination souveraine de Xi Jinping ayant haussé la réunification à hauteur d’une exigence nationaliste incontournable, y compris par la force, fait entrer la question de Taïwan dans des eaux mal balisées.

La rédaction.

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La question de Taïwan est un des points brûlants de la situation stratégique mondiale. Nombreux sont les stratèges occidentaux qui la considèrent comme le point inflammable possible d’un conflit de grande ampleur entre les États-Unis et la Chine.

A l’heure où le régime chinois, clairement plus radical, durcit contre l’Île sa position de souveraineté cependant inchangée dans le fond depuis 1949, les élites politiques américaines perçoivent que si Pékin parvenait à s’emparer militairement de Taïwan, la prévalence stratégique des États-Unis, non seulement dans le Pacifique occidental mais également dans le monde, serait durablement compromise.

Ailleurs, la mouvance estimant qu’en cas de conflit dans le Détroit, les pays occidentaux démocratiques ne pourraient pas rester inertes gagne en importance. Le 24 février 2021, Antoine Bondaz, docteur en sciences politiques de la Fondation pour la Recherche Stratégique, auditionné par le parlement européen estimait que, sur la question de Taïwan, il était « urgent que les États membres de l’Union passent du statut d’observateur passif à celui d’acteurs proactifs. »

Pour lui, le défi et les intérêts des Européens étaient que les chefs d’États du Conseil « adoptent une stratégie claire pour dissuader Pékin de bousculer par la force le statuquo dans le Détroit ».

Alors que d’un point de vue stratégique, il est naïf et dangereux de considérer que le « statuquo » serait une notion viable dans un monde en évolution rapide au milieu d’un bouleversement de rapports de forces défavorables à l ’Occident, c’est peu dire que Pékin rejette l’idée de « l’immuable  ».

La brutalité à l’emporte-pièce du Parti communiste.

Le 16 octobre, le discours d’ouverture du 20e Congrès du Parti de Xi Jinping était un vaste inventaire des intentions de l’appareil truffé de contradictions.

La propagande faisait cohabiter le « centralisme démocratique » d’un parti de plus en plus dirigiste dont la hiérarchie s’est concentrée autour du pouvoir sans partage de Xi Jinping ; l’illusion que les Taïwanais pourraient accepter de rejoindre une Chine gouvernée par le schéma « Un pays deux systèmes » récemment vidé de sa substance à Hong Kong ; et, par-dessus tout, les intentions d’une réunion pacifique toujours mêlées à la menace récurrente d’une intervention armée.

La réalité est que, depuis qu’il est arrivé pouvoir, il y a dix ans, Xi Jinping a durci sa position à l’égard de l’Île. Le raidissement s’est accentué en 2016, à l’élection de Tsai Ing-wen qui tout en déclarant souhaiter « le statuquo » [1], rejette « le consensus de 1992 » , acceptation de principe par Taipei et Pékin que l’Île est historiquement chinoise.

Conclu en novembre 1992 à Singapour entre deux organismes officieux représentant l’un le Parti Communiste chinois (ARATS – Association for the Relations Across the Taïwan Straits) et l’autre Taïwan (SEF – Straits Exchange Foundation) alors sous la coupe politique du Kouo-Min-Tang favorable à la « politique d’une seule chine », le « consensus » est une ambiguïté qui tient à distance les tensions militaires dans le Détroit.

Se référant à la République de Sun Yat-sen (1912), le « consensus » stipule que les deux côtés conviennent de l’existence « d’une seule Chine », mais diffèrent sur ce que serait la nature politique d’une Chine réunifiée.

Nouvelles conditions d’engagement de la force et tensions avec Washington.

Portant depuis 2013, une pensée nationaliste anti-occidentale où se mêlent les souvenirs amers du siècle des humiliations de la Chine par l’Occident et le Japon au XIXe siècle et l’ambition de hisser son pays au premier rang des puissances mondiales à l’échéance des cent ans de pouvoir du parti communiste en 2049, Xi Jinping a progressivement fait évoluer les conditions de l’usage de la force contre l’Île.

Initialement conçue pour dissuader une intention de rupture, elle est aujourd’hui perçue comme l’instrument à part entière d’une réunification coûte que coûte. Tel est le sens que les Taïwanais donnent à la dernière phrase de son discours du 16 octobre qui évoquait l’inéluctable : «  La roue de l’histoire est celle de la renaissance de la Nation chinoise. La réunification complète de notre pays doit être réalisée et elle pourra, sans aucun doute, être réalisée.  »

Au même moment, le 12 octobre, deux jours avant l’adresse de Xi Jinping au 20e Congrès, le Président américain dévoilait le cœur de la nouvelle stratégie de défense du Pentagone. On y lisait une alerte où Pékin était désigné comme une menace systémique majeure, partie d’une alliance des autocrates contre les démocraties. « Alors que la Russie a brutalement détruit la stabilité européenne en agressant l’Ukraine, la Chine qui nourrit le projet de remodeler l’ordre international, exporte son modèle de gouvernance marqué par la répression à domicile et la coercition à l’étranger. »

Le 4 août dernier, quatre-vingt-dix jours avant l’ouverture de la mise en scène politique du 20e congrès, Pékin a brutalement rappelé sa détermination à affirmer sa souveraineté sur Taïwan.

Déclenchant une vaste démonstration de force autour de l’Île [2], donnant le sentiment de tester une stratégie de blocus, Pékin réagissait violemment à la visite dans l’Île du 2 au 4 août 2022 de Nancy Pelosi, troisième dans l’ordre protocolaire américain.

L’extrême brutalité de la réaction qui exprimait la crainte que Washington dénonce les arrangements pris au moment de sa reconnaissance de la Chine en 1979, signifiait aussi que la question taïwanaise était une affaire intérieure chinoise ne souffrant aucune ingérence extérieure.

Arrivée dans l’Île à bord d’un « Air Force One » de la Maison Blanche contredisant le discours de Washington d’une initiative du Congrès indépendante de l’exécutif, la venue de la Présidente de la Chambre des représentants qui, par le passé s’était souvent signalée par ses critiques des abus du régime chinois, a été perçue à Pékin comme une provocation.

En interne, la férocité de la réaction était attisée par l’obligation de ne faire aucune concession souveraine alors que se profilait le Congrès du Parti où, pour la première depuis Mao (qui fut n°1 du parti de 1943 à sa mort en 1976), Xi Jinping (69 ans depuis juin 2022), postulait pour un troisième mandat en transgressant la jurisprudence de l’appareil fixant la limite d’âge des débuts de mandat à 68 ans.

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Une souveraineté accréditée par l’ONU et l’Amérique.

Pour s’autoriser à bousculer à ce point le statuquo par son discours réunificateur sans nuance, éventuellement au prix d’une action de force, Pékin se réfère il est vrai à quelques solides arguments légitimes datant de la guerre froide rappelés par Jean-Paul Yacine, dans Question Chine (lire : L’inflexible détermination de Pékin et la résistance des taïwanais).

Le premier, incontestable, renvoie à « la résolution 2758 de l’assemblée générale des NU. Cœur légaliste des arguments chinois, elle a été votée dans la nuit du 25 au 26 octobre 1971 par 76 voix dont celle des États-Unis qui s’étaient abstenus de mettre leur véto, contre 35 et 17 abstentions. Excluant Taïwan à l’époque toujours sous la règle autocrate brutale de Tchang Kai-Chek, elle était intitulée « Rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine à l’Organisation des Nations Unies ».

La deuxième série d’arguments évoqués par Pékin se réfère aux accords de la 2e guerre mondiale. D’abord ceux de la Conférence du Caire, le 26 novembre 1943. Roosevelt, Churchill et Tchang Kai-chek (sans la participation de Staline encore contraint par le pacte de neutralité entre Moscou et Tokyo datant de 1941) affirmèrent ensemble leur volonté de contraindre le Japon à la reddition sans condition, à libérer la Corée et à restituer ses conquêtes des îles du Pacifique ainsi que tous les territoires chinois qu’il occupait (Mandchourie, Taïwan et les Pescadores).

Vingt mois plus tard, la Conférence de Potsdam du 17 juillet au 2 août 1945 entre Truman, Churchill et Tchang Kai-Chek, toujours sans Staline, pas encore entré en guerre contre le Japon, menaçait l’archipel nippon de “destruction totale“ et répétait qu’il devrait restituer la Corée, la Mandchourie, les Îles du Pacifique et Taïwan.

La troisième série des arguments avancés par Pékin pour affirmer sa souveraineté sur l’Île se réfère aux « Trois communiqués », accords bilatéraux avec Washington ayant précédé, accompagné et suivi la reconnaissance de la RPC par les États-Unis, le 1er janvier 1979.

Conclus en 1972 - Nixon et Zhou Enlai -, en 1979 - Carter et Deng Xiaoping - et en 1982 - Reagan et Deng Xiaoping -, ils reconnaissaient qu’il n’y avait « qu’une seule Chine et que son gouvernement légal se trouvait à Pékin. » Dans le même temps, Washington abandonnait les relations officielles avec l’Île et acceptait de les réduire aux échanges commerciaux et culturels, sans cependant renoncer à lui livrer des équipements militaires.

Devenues un sujet de contentieux récurrents entre Pékin et Washington, les livraisons d’armes qui, aux termes des « communiqués », devaient progressivement être réduits, n’ont jamais été abandonnées. Plus encore, l’Amérique qui, durant la guerre civile avait un temps soutenu Tchang Kai-Chek avant de tenter de le réconcilier avec Mao, avait pris soin de ne pas laisser l’Île en rase campagne à la merci de la brutalité militaire du Parti communiste.

En pleine guerre froide avec la Russie et l’URSS, l’appui de Washington était renforcé en dépit de la brutale dictature de Tchang Kai-Chek. Il accompagna son installation à Taïwan d’où il nourrissait l’illusion de reconquérir le Continent.

Avec en arrière-plan la solidarité anti-communiste, le deuxième communiqué entre Carter et Deng Xiaoping publié en 1979, année même de la reconnaissance diplomatique de la Chine par Washington, était assorti du « Taïwan Relations Act  ». La loi, toujours en vigueur, n’est pas un traité d’alliance militaire avec Taïwan, mais une obligation de droit interne votée par le congrès.

Une de ses dispositions stipule que les États-Unis « considéreront tout effort visant à déterminer l’avenir de Taïwan par des moyens autres que pacifiques, y compris par des boycotts ou des embargos, comme une menace pour la paix et la sécurité de la région du Pacifique occidental et une grave préoccupation « a grave concern » pour les États-Unis ».

Quoi qu’il en soit, au regard du droit international et des accords bilatéraux conclus avec Washington, Pékin est fondé de revendiquer la souveraineté sur l’Île. Même quand on examine l’histoire, s’il est vrai que Taïwan n’a formellement appartenu à l’Empire des Qing qu’après sa conquête en 1683, il est impossible d’ignorer la longue et très ancienne influence culturelle et économique des Chinois du sud-est du Continent venant de l’autre côté d’un détroit, en moyenne à peine large de 100 nautiques.

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Une longue histoire d’interactions culturelles et politiques.

Au cours de la première moitié du XVIIe siècle, alors que les navigateurs européens – d’abord portugais qui donnèrent à l’Île son premier nom européen de « Formosa - La Belle Île » - , puis espagnols au nord, et hollandais au sud-, se disputaient des comptoirs taïwanais, l’influence chinoise fut accélérée par les Hollandais déjà présents dans l’actuelle Indonésie.

Ayant chassé les Espagnols qui avaient fondé Jilong (Keelong) en 1626, les Bataves voyaient dans les migrations chinoises le moyen d’appuyer leur entreprise de colonisation d’une terre encore sauvage et peu peuplée.

Plus encore, après la chute des Ming en 1644, les circonstances lui conférèrent déjà le statut de refuge face au Continent. C’est en effet à cette époque que les fonctionnaires et des militaires fuyant la nouvelle dynastie mandchoue qu’ils considéraient comme une force d’occupation étrangère, y trouvèrent asile.

En 1662, bien avant la conquête de l’Île par les Mandchous, le marin et pirate taïwanais Zheng Chen-Gong, resté fidèle aux Ming et connu en Occident sous le nom de Koxinga, né au Japon d’une mère japonaise et d’un père marin et marchand originaire du Fujian, réussit à chasser les Hollandais.

Après avoir fondé le royaume de Tungning dont ils imaginaient qu’il serait le noyau politique d’une reconquête de la Chine par les Ming, les Zheng descendants de Koxinga subirent l’assaut des troupes mandchoues qui en 1683 sous le règne de l’Empereur Kangxi, s’approprièrent une première fois l’Île.

Dans une récente publication des « Amis d’Hérodote » consacré à Taïwan, Vincent Péquignot rappelle que les Han du sud de la Chine continuèrent de plus belle à émigrer, au point qu’au début du XIXe siècle sous le règne de Jiaqing, arrière-petit-fils de Kangxi, les continentaux installés dans l’Île étaient déjà près de deux millions.

L’établissement de l’Île en province à part entière eut lieu le 12 octobre 1885,sous le règne de l’Empereur Guangxu, contrôlé par sa tante la régente Cixi, au cours du « siècle des humiliation ».

L’élévation au statut de province eut lieu en des temps troublés, alors que l’Île était à nouveau harcelée par les Occidentaux, après l’occupation par les Britanniques du port de Keelung en 1840, une expédition japonaise avortée en 1874 et le bombardement de la ville côtière de Tam Sui par l’escadre française de l’Amiral Courbet en 1884, dont l’intention était de « prendre un gage » à la Chine qui, dans la région de Langson au Tonkin, harcelait le corps expéditionnaire français en Indochine.

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A peine douze années plus tard, le destin de l’Île bascula. En 1895, première étape des actuelles controverses à propos de l’appartenance de l’Île, à la suite de la défaite de la Chine contre l’Empire Nippon, le traité de Shimonseki attribua Taïwan au Japon qui l’occupa et l’administra jusqu’en 1945.

Cette année qui marqua la défaite de l’Empire Nippon, fut aussi celle de l’arrivée dans l’Île de l’avant-garde des troupes de Tchang Kai-chek en mauvaise posture sur le Continent auxquelles Mac Arthur avait confié la mission de recueillir la reddition inconditionnelle du Japon. Comme les réfugiés Ming trois siècles plus tôt, Tchang s’installa à Taïwan avec l’idée de reconquérir le Continent tombé aux mains des Maoïstes.

Pour autant, quand la Chine communiste se réclame aujourd’hui de la longue histoire et de l’imbrication culturelle, de la décision des Nations-Unies en 1971 et des « Trois communiqués » pour revendiquer sans esprit de recul la souveraineté sur l’Île tout en la menaçant d’une action de force, elle manque une importante partie de l’image.

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La bascule démocratique, « trou noir » de la conscience autocrate de Pékin.

Si l’attribution « à perpétuité » de l’Île au Japon à la toute fin du XIXe siècle, fut le premier acte ouvrant la polémique de l’appartenance brouillée de Taïwan, nom qui fut attribué à l’Île par les Japonais, le deuxième acte fut sans conteste la démocratisation de l’Île initiée en 1988 peu avant son décès par Jiang Jing-Guo, le fils de Tchang Kai-Chek.

L’ouverture politique eut lieu tout juste une année avant que, le 4 juin 1989, sur la place Tian An-men, Deng Xiaoping, effrayé par le mouvement de la jeunesse, ordonna à l’Armée Populaire de Libération d’écraser « le printemps de Pékin. »

Malgré la floraison des échanges dans le Détroit accélérés par le Président Ma Ying-Jeou à partir de 2008, c’est peu dire que, pour les Taïwanais, la trace laissée par la répression alors qu’eux-mêmes étaient engagés sur la voie inverse de la démocratie reste un souvenir répulsif.

La défiance à l’égard de la réunification a récemment encore été alourdie par la répression de la mouvance démocrate à Hong Kong à partir de 2019, au milieu du plus vaste chaos de l’histoire de l’ancienne colonie britannique dont la racine plonge précisément dans l’initiative funeste d’une loi d’extradition vers la Chine.

Finalement retirée sous la pression de la rue, elle fut perçue par les Hongkongais qui à l’été 2019 manifestèrent en masse toutes opinions politiques confondues, comme le reniement brutal de l’arrangement « un pays deux systèmes » qui, jusqu’en 2047, devait laisser à la R.A.S les droits fondamentaux d’une justice indépendante, des libertés de parole et de manifestation.

Aujourd’hui, Hong Kong sévèrement repris en main depuis Pékin, à l’aune d’une loi sur la « sécurité nationale » qui restreint drastiquement toute respiration démocratique, peut encore moins servir d’exemple pour le retour de Taïwan dans le giron national chinois, comme l’affirme toujours le Parti Communiste à Pékin.

Plus encore, c’est même le signal catastrophique donné par Pékin à Hong Kong qui, en janvier 2020, favorisa, alors même qu’elle était mal placée dans les sondages de l’Île, la réélection à la présidence de Tsai Ing-wen, porteuse d’une stratégie de rupture rejetant le « Consensus de 1992 ».

Il faut se rendre à l’évidence, alors que le logiciel stratégique de Pékin est resté bloqué à la guerre civile chinoise, l’Île s’est politiquement émancipée au point que l’environnement juridique et diplomatique du droit international, cautionné par l’ONU et des « Trois communiqués » est désormais concurrencé à Taïwan par la conscience aigüe d’un contraste politique insupportable.

La persistance des menaces, facteur de rupture.

Pire encore, l’obstination unificatrice répétée sans nuances toujours assortie de menaces militaires, aggrave les fractures. En juin 2021, un sondage publié par l’Université Nationale confirmait le rejet. Il contredisait radicalement le discours de Xi Jinping glosant sur « la tendance irrésistible des fils et filles, - la propagande y inclut les Taïwanais -, de la Nation chinoise pour soutenir la réunification ».

Analysant l’évolution des réponses des Taïwanais sur leur perception des relations avec la Chine depuis 1994, il révélait la constante faiblesse des tenants de la réunification dont le pourcentage baisse inexorablement. Il était de 2,5% en 1995. En 2021 il n’était plus que de 1,5%. En même temps, progressant régulièrement depuis 2007, la proportion favorable au « statuquo indéfini » était de 27,5%.

En revanche, le pourcentage de ceux favorables au statuquo temporaire réservant le choix du statut de l’Île à une date ultérieure, était en baisse régulière depuis 2005. Alors qu’en 2005, il était encore de 38,2%, il n’était plus que de 28% en 2021. Depuis quatre ans, le nombre de réponses favorables à une indépendance à terme augmente drastiquement. Il n’était que de 12,8% en 2018. En 2021, il avait doublé à 25,8%.

Quant à ceux favorables à une indépendance immédiate, dont les réponses sont contraintes par les menaces militaires de Pékin qui considère obstinément la question de son seul point de vue souverain, sans tenir compte de l’avis de Taïwanais, leur nombre a malgré tout augmenté de 3,4% en 1994 à 5,6% en 2021.

Au total, l’analyse très complète présente la radiographie saisissante d’un refus mis en perspective sur près de trente années. Si on additionne ceux qui espèrent à terme l’indépendance et ceux qui la souhaiteraient le plus vite possible, à ceux (près de 60%) favorables au statuquo plus ou moins indéfini, on obtient un total de 86,9%.

Alors que la rupture des opinions dans l’Île décrit un paysage où, sous la menace chinoise, la réunification pacifique paraît improbable, dans l’Île, aiguillonnée par la réaction des Ukrainiens dressés contre l’invasion brutale de l’armée russe, est en train de naître un esprit de résistance civique.

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La résistance des Taïwanais s’organise. Risques de l’obsession unificatrice.

Organisé autour de l’idée d’une défense opérationnelle du territoire flexible à partir des plages puis retranchée dans les montagnes de l’Île, le nouveau concept de défense en gestation intègre même l’hypothèse que, malgré le Taïwan Relation Act, le soutien de l’Amérique dont les contours sont laissés dans l’ambiguïté par le Pentagone, ne parviendrait pas à s’opposer à l’occupation de l’Île par l’APL.

Pour l’état-major américain, le calcul tactique face à une décision d’invasion chinoise que certains stratèges inquiets du durcissement de Xi Jinping estiment imminente à moins de cinq années, n’est pas tout à fait rassurant. Il reste en effet contraint par l’hypothèse que l’aéronavale américaine pourrait être tenue à distance de l’Île par le perfectionnement des missiles DF-21 chinois « tueurs de porte-avions ».

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En Chine même où la contestation et la nuance politiques sont plus que jamais mises sous le boisseau, la prise de distance avec l’obsession unificatrice, un des ingrédients du nationalisme attisé par Xi Jinping, est devenue une prise de position politique dangereuse. Pourtant, récemment des voix autorisées se sont élevées pour mettre en garde le régime.

En mai 2020, François Danjou citait le Général Qiao Liang. Lire : La Chine agressive et conquérante. Puissance, fragilités et contrefeux. Réflexion sur les risques de guerre.

Auteur en 1999 avec son collègue de l’armée de l’air Wang Xiangshui de « La guerre hors limites  » paru en France aux Éditions Rivages en 2006, qui faisait la promotion des stratégies obliques préférables à l’affrontement direct, Qiao Liang mettait en garde contre les risques du tout ou rien portés par une tentative d’invasion de Taïwan.

Alors que déjà l’Institut Chinois des Relations Internationales contemporaines (Sigle Anglais CICR) affilié à la sécurité d’État, sous la coupe du Comité Central, évoquait clairement les risques d’un conflit dans le Détroit, Qiao Liang, répondait au magazine chinois Bauhinia édité à Hong Kong qui l’interrogeait sur l’éventualité d’un conflit dans le Détroit.

Après avoir longuement analysé les contradictions de l’Amérique championne des hautes technologies mais gravement désindustrialisée, il mettait en garde contre le risque de se laisser entraîner à la surenchère conflictuelle avec l’Amérique.

Le message était ambigu, mais résonnait tout de même comme une invitation adressée au Parti à ne pas se détourner de son objectif de renaissance nationale par l’obsession de souveraineté dont la question taïwanaise est le symbole emblématique. « La renaissance de la Chine, disait-il, ne devait pas être stoppée par un conflit militaire ».

Pour lui, le moment d’un affrontement militaire n’était pas venu. Et les risques liés à un engagement armé direct trop importants. Il ajoutait, contredisant le discours de l’appareil qui aujourd’hui porte l’obsession de réunification jusqu’à l’incandescence, « La grande cause de la renaissance nationale ne se résume pas à la question de Taïwan. Elle n’en est même pas le point essentiel. Son point est le bonheur des 1,4 milliards de Chinois. Tout le reste doit céder le pas à cet objectif, y compris la solution de la question de Taïwan. »

Perspectives de conflit.

Dès lors, l’exercice de prévision stratégique anticipant ou non un conflit dans le Détroit, déclenché par une Chine au souverainisme exacerbé, inquiète des dérives séparatistes de l’Île en partie attisées par ses propres durcissements, ne peut pas s’exonérer de l’analyse des rapports de forces politiques internes à l’appareil chinois. Hormis les mises en garde de Qiao Liang à l’exécutif chinois, deux éléments sont à prendre à compte.

Ils ne sont pas rassurants, même si les difficultés des Russes en Ukraine commencent à créer des craquements dans la détermination belliqueuse de l’appareil.

Le premier est objectif et concerne la mission donnée par le Parti à l’A.P.L de se mettre en mesure de « mener une guerre de haute intensité sous menace nucléaire dans le Détroit » ; Le deuxième est à la fois d’ordre sentimental et patriotique. Compte-tenu du bref aperçu historique qui précède, il serait sage de ne pas le sous-estimer.

Pour les Chinois du Continent, conscients de la longue histoire d’appartenance politique commune datant de la puissance de l’Empire et des migrations dans le Détroit, au point que le « Minanhua 閩南話/ » langue vernaculaire taïwanaise est la même que celle du Fujian, la menace de partition est d’autant plus insupportable que l’Île recèle une histoire de dissidence datant de la chute des Ming il y a près de quatre siècles.

Enfin, les tensions toujours liées à la mémoire rivale de la guerre civile sont aussi politiques. Elles sont aggravées par la rupture idéologique des héritiers de Tchang Kai-Chek vers un système emprunté à l’Occident dont le Parti répète qu’il est étranger à la culture chinoise.

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Notons pour conclure que cette affirmation de la propagande dans la foulée de la pensée des « caractéristiques chinoises  » spéculant sur les différences culturelles essentielles entre la Chine et l’Occident, n’est pas exacte.

S’il est vrai que le concept démocratique né à Athènes est étranger à la culture chinoise, il existe dans la pensée chinoise depuis Confucius, jusqu’à Hu Yaobang, en passant par le juge Bao Zheng des Song (aux alentours de l’an mille) nombre d’exemples attestant que les élites intellectuelles ont, avant la brutale règle communiste et même pendant, longuement spéculé sur l’exigence de vérité, de liberté de parole et d’indépendance de la justice.

Ils l’ont souvent fait à leurs risques et périls. Confucius, mort en 470 av. JC, quatre-vingt ans avant Socrate, ne s’est pas suicidé comme le Grec, poussé à boire la cigüe par la démocratie athénienne.

Mais il n’en reste pas moins, raconte Anne Cheng qui enseigne la pensée chinoise au Collège de France, que ses disciples qui portaient la bonne parole de la gouvernance vertueuse chez les autocrates vindicatifs des Royaumes combattants, se présentaient chez eux, avec sous le bras, un modèle réduit de leur cercueil, pour bien signifier qu’ils avaient conscience des risques qu’ils prenaient en disant la vérité.

Durant son mandat de Secrétaire général du Parti de 1980 à 1987, Hu Yaobang qui avait prêté une oreille attentive aux doléances du « printemps de Pékin », prônait la vérité des chiffres contre la propagande et incitait le Parti à n’envoyer dans les provinces allogènes et excentrées du Tibet et du Xinjiang qu’un nombre réduit de fonctionnaires ayant appris la langue et les coutumes locales. En 1987, il a été destitué par Deng Xiaoping, deux années avant la brutale répression de Tian An Men.

Un incident plus récent montre que dans la vieille culture chinoise existait aussi l’exigence populaire d’une justice indépendante. Quand en 2017, le juge suprême Zhou Qiang, inféodé au discours des « caractéristiques chinoises  » de Xi Jinping, s’adressa au magistrats réunis pour leur enjoindre de se tenir à distance du concept de « justice indépendante  », selon lui étranger à la culture chinoise, He Weifang (62 ans), avocat, juriste et professeur de droit à l’Université de Pékin, riposta en rappelant la célèbre figure du juge Bao Zheng.

Vivant à l’époque de la dynastie Song, il y a plus dix siècles, Bao Zheng figure de la littérature, de l’opéra chinois et de plusieurs séries télévisées populaires des années quatre-vingt-dix, incarne encore aujourd’hui, dans l’imaginaire chinois, le modèle du juge mandarin, enquêteur infaillible, intègre et insensible à la corruption des puissants

(*) Nouvelle Commission Militaire Centrale.

Zhang Youxia 张又, 72 ans, 1er Vice-président, un des seuls généraux en activité ayant eu l’expérience du combat au Vietnam en 1978, dont le père fut proche de celui de Xi Jinping quand l’un et l’autre étaient commissaires politiques durant la guerre sino-japonaise.

He Weidong 何卫东, 65 ans, 2e Vice-président, ancien commandant du Théâtre d’opérations de l’Est 東部戰區 qui s’étend du sud du Shandong au Fujian, face à Taïwan ; Zhang et He ont un passé commun avec Xi Jinping quand il était à la Région Militaire de Nankin puis au Fujian.

Li Shangfu 李尚福, 64 ans, ingénieur de l’aérospatiale, ancien Directeur pendant dix ans du site de lancement spatial de Xichang ;

Liu Zhenli 刘振立, 58 ans, a eu comme jeune lieutenant l’expérience des accrochages militaires avec le Vietnam au milieu des années 80 (il avait 22 ans). Avec également l’expérience d’un passage dans la Police Armée Populaire affecté à la défense de Pékin, il est le nouveau n°1 de l’état-major général et probablement le futur ministre de la défense en mars prochain ;

Miao Hua 苗华, 67 ans, Amiral venu de l’armée de terre et ancien Commissaire politique de la marine. Nommé en 2014, dans le mouvement de restructuration du Corps des Commissaires politiques après la chute et le décès de Xu Caihou, il a longtemps été basé à Xiamen, où le futur Président était vice-maire de la ville au milieu des années 80.

Zhang Shengmin 张升民, 64 ans, vient de la 2e artillerie missiles, mais depuis 2008, sa carrière a obliqué vers le corps des Commissaires politiques. Depuis 2017, il dirige la Commission de discipline et d’inspection de la CMC auquel Xi Jinping accorde une importance toute particulière dans le cadre de sa chasse à la corruption qui, depuis 2012, a destitué près de 60 officiers généraux, dont six étaient des anciens membre de la CMC.

Note(s) :

[1La formule spécule sur le maintien indéfini et improbable d’un équilibre instable des contraires. D’un côté Pékin, politiquement cadenassé, aujourd’hui subjugué par un nationalisme radical, portant plus que jamais la réunification à hauteur d’une mission nationale sacrée, garantit au nom du statuquo, de ne jamais attaquer l’Île.

De l’autre Taïwan, quoique de culture chinoise marquée par le Confucianisme, aujourd’hui battu en brèche par un foisonnement de tendances post-modernes, devenue une démocratie vibrante, portée vers la rupture avec le Continent autocrate, promet, au nom du même statuquo, de ne jamais déclarer l’indépendance, en dépit de puissantes forces internes militant pour l’établissement d’un État séparé de la Chine.

[2A ) Brutale augmentation du survol du Détroit par des chasseurs de combat évoluant en formations serrées aux limites de la Zone de Défense et d’Identification de l’Île à 250 Nautiques au sud-ouest de Kaohsiung et à 75 Nautiques au nord-ouest de Taipei. B ) Tirs de missiles balistiques autour de l’Île dont les impacts empiétaient sur le ZEE de l’Île et sur celle de l’archipel japonais de Hateruma situé à 200 Nautiques à l’Est de Taïwan.

 

 

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