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›› Société

Le chômage des jeunes diplômés. Lu Xun et Kong YiJi ; Lao She et Xiangzi le chameau

Selon les dernières enquêtes datant de février 2023, les chômages des jeunes entre 16 et 24 ans avait atteint 18,1% en hausse par rapport à janvier.

Parmi eux 45% des jeunes diplômés qui auparavant se disputaient pour travailler dans les entreprises privées « high-tech  », inquiets des risques de licenciements se sont orientés vers des emplois publics beaucoup moins bien payés mais plus sûrs.

Tel est le fond de tableau de jeunes diplômés en désarroi et à l’emploi incertain qui, en mars dernier, a fait resurgir sur les réseaux sociaux le personnage de Kong Yi Ji (孔乙己) l’anti-héros asocial et aigri d’une nouvelle de Lu Xun publiée en 1918.

Le personnage imaginaire est mis en scène au tout début du XXe siècle quand Lu Xun, âgé de vingt ans travaillait dans une taverne qu’il a fait revivre sous le nom fictif de Luzhen 鲁镇 où se déroulent plusieurs de ses nouvelles.

L’histoire tragique de Kong Yiji incarne le télescopage entre les bouleversements sociaux de la fin du système impérial et les anciennes valeurs d’éducation qui fondaient la puissance sociale symbolique des lettrés confucéens dont beaucoup tentèrent d’atteindre le statut de Mandarin en se présentant aux examens impériaux.

Mais la rigueur implacable de la sélection laissait sur le carreau nombre d’intellectuels qui échouaient aux épreuves.

Tel était Kong YiJi, à la fois instruit, en situation d’échec et marginal qui, vêtu de la longue robe des lettrés dont il se paraît pour se donner l’apparence d’un statut, récitait des textes littéraires, assez souvent sous la risée des autres clients de la taverne.

Alors que pour vivre et payer son vin qu’il buvait debout en déclamant les classiques, Kong YiJi s’était laissé aller à dérober des livres. Pris sur le fait il fut battu au point qu’on lui brisa les jambes. Sa fin fut tragique. Incapable de marcher, il se traîna jusqu’à la taverne pour commander une dernière fois du vin. Après quoi il disparut, dans l’indifférence générale.

La nouvelle de Lu Xun était une féroce critique du système des examens impériaux dont l’implacable sélection écartait de longues cohortes d’intellectuels qui, malgré leurs études, étaient condamnés à végéter.

Aujourd’hui, les jeunes intellectuels au chômage car trop diplômés pour les postes disponibles, exhument le symbole de Kong YiJi dans un flot d’autodénigrements. Mais le fait est que leur dérision et la déception croisent quelques blocages de la société moderne. Au milieu de l’indifférence des autorités, ils renvoient à une contradiction : dans la situation socio-économique actuelle, l’hyper-compétitivité du système éducatif ne les prépare pas à trouver un emploi.

Clairvoyance et dérision des réseaux sociaux.

Confrontés au ralentissement insistant de la croissance, les réseaux sociaux reflètent une vague d’inquiétudes désabusées frisant le nihilisme. « Tout le monde dit qu’un diplôme est un tremplin, mais je réalise peu à peu que c’est un piédestal dont je ne peux descendre. Tout comme Kong YiJi qui n’arrivait pas à se débarrasser de sa robe de lettré. » (…) « Si j’étais moins diplômé je pourrais trouver un travail. Hélas mon destin était d’étudier.  »

A la mi-mars, une nouvelle flambée de commentaires aigris riposta à des leçons de morale administrées par la ligue de la jeunesse du Parti et CCTV, la télévision d’État qui reprochaient aux diplômés d’être trop difficiles, incapables d’efforts et ignorants de la réalité du caractère de Kong YiJi qui, enfermé dans sa robe, manquait de pragmatisme et de souplesse.

Si certains reproches publics invitaient à relativiser les blocages « Des difficultés temporaires ne préjugent pas de l’échec de toute une vie », d’autres en revanche critiquaient à la fois Kong YiJi et, disent-ils, la superbe assurance coupée des réalités des diplômés : « La longue robe de lettré de Kong YiJi emprisonnait sa pensée ». (…) « La raison pour laquelle Kong Yiji a sombré dans les difficultés n’était pas son savoir, mais l’enfermement dans son arrogante érudition qui refusait de changer sa situation en travaillant.  ». (…)

Quelques messages de CCTV sur Weibo s’exercèrent cependant à la nuance, critiquant les étudiants suffisants et rigides, mais rappelant en même temps le contexte économique « Comparer le destin tragique de Kong Yiji à ses échecs personnels sans même tenir compte des facteurs sociaux, et l’utiliser pour critiquer implicitement la jeunesse éduquée d’aujourd’hui n’est pas seulement ignorant et superficiel, mais malveillant. »

Quoi qu’il en soit, c’est peu dire que les admonestations publiques n’ont pas plu aux internautes. Elles entraînèrent une riposte virulente dans un contexte de ralentissement où nombre d’entreprises, notamment privées, sont en difficultés et où le marché du travail considérablement rétréci ne peut absorber tous les nouveaux diplômés universitaires.

« Les jeunes ne sont pas stupides et tout le monde sait bien que les médias d’État ont leur propre agenda. » (…) « En réalité c’est un problème social structurel et les médias d’État, ignorant l’éléphant dans la pièce, le décrivent comme un problème personnel : “vous ne pouvez pas trouver un emploi, cela doit être de votre faute et ne blâmez pas la société“. »

Un autre, laconique exposait une situation de cul-de-sac. « L’éducation m’a rendu insatisfait du statu quo, mais me laisse impuissant à le changer ».

Sur WeChat, on était plus ironique « Nous comprenons tous la raison pour laquelle on demande à Kong Yiji de retirer sa robe d’érudit et d’aller tirer un pousse-pousse. C’est un moyen de résoudre le problème d’un grand nombre de « Kong YiJis » au chômage en leur suggérant d’accepter des emplois qui n’ont rien à voir avec leurs spécialisations ou leurs diplômes universitaires.  »

Lao She à la rescousse.

Avec le même esprit de dérision, un autre exhumait non sans pertinence la mémoire de Lao She :« Vous ne pourrez pas indéfiniment diluer le maigre brouet de « Xiangzi le chameau [1] pour résoudre le problème de chômage de Kong YiJi. Si Kong YiJi retirait sa robe, vous auriez un chômeur diplômé de moins et, sur les bras, un “Xiangzi le chameau“de plus  ».

Et cette critique acerbe du machiavélisme public « Supposez-vous que lorsque Lu Xun a écrit « Kong YiJi », il faisait la satire de Kong YiJi lui-même ? Ne voyez-vous pas qu’il critiquait la société à cette époque ? […] Vous, les médias d’État, passez vos journées à courtiser les riches et les puissants, et vous avez le culot de ricaner sur les jeunes qui ne travailleraient pas assez dur ?  »

Quelques-uns, fustigeant les contradictions de la parole publique et quelques internautes qui prirent sa défense, élevèrent le débat à hauteur du phénomène de la jeunesse lassée de l’esprit de féroce compétition que l’appareil impose à la société.

Ils soulignaient avec à propos qu’on ne pouvait pas à la fois priser l’excellence de l’enseignement public, regretter que les diplômes n’abandonnent pas leurs aspirations et se plaindre des tendances nihilistes de la jeunesse.

« L’auteur fait l’éloge de l’enseignement supérieur, tout en reprochant aux étudiants de ne pas abandonner leurs aspirations. (Ce faisant), Il attise les idées des adeptes « de la planche » (lire : Le très faible enthousiasme pour la « politique des trois enfants ») Et en même temps, on moque des étudiants ambitieux issus des milieux modestes. Depuis quand les médias sociaux deviennent-ils si arrogants ? »

*

De ces échanges à la fois amers et ironiques, souvent caustiques et corrosifs, on retiendra d’abord la lucidité des étudiants qui, par le truchement de Lu Xun et Lao She ripostent sur les réseaux sociaux aux leçons de morale et à la propagande publiques.

Parfois les commentaires touchent au cœur des contradictions de l’appareil dont la légitimité prosaïque ne s’articule qu’à la performance en dehors de toute autre transcendance.

Note(s) :

[1« Xiangzi le Chameau - 駱駝祥子 Lutuo Xiangzi– est le titre original chinois du roman de Lao She « Le pousse-pousse  » (1937). Il raconte l’histoire de Xiangzi 祥子, jeune paysan parti à la ville dans les années vingt pour être tireur de pousse-pousse. Trop honnête et trop naïf, il sera, malgré son ardeur au travail, laminé par une société où domine le cynisme de l’âpreté au gain.

 

 

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