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Ukraine : La Chine n’aidera pas la Russie à vaincre. Mais elle est décidée à empêcher sa défaite

Le 16 avril dernier, le Général Li Shangfu (李尚福), nouveau ministre de la défense depuis mars 2023, qui était en Russie pour un voyage officiel de quatre jours, rencontrait Vladimir Poutine à Moscou.

La visite était remarquable, non parce qu’elle était un contact entre V. Poutine et la plus haute instance de l’appareil militaire chinois, le Ministre n°5 de la Commission Militaire Centrale étant en effet subordonné aux généraux Zhang Youxia et He Weidong, n°23 et 24 de la Direction politique du régime (lire : Membres du 20e Bureau politique).

Mais elle était un signal s’inscrivant directement dans le bras de fer stratégique entre Pékin, Moscou et Washington, au moment même où les Occidentaux augmentaient leurs pressions sur Xi Jinping pour qu’il incite Vladimir Poutine à mettre fin à la guerre en Ukraine.

Il reste qu’en lisant entre les lignes de la biographie du Général Li, on constate que la probabilité pour que sa visite à Moscou aurait pu être le relais d’une mission d’apaisement diligentée par Pékin était faible.

Compte-tenu des circonstances et de l’arrière-plan des sanctions américaines dont le nouveau ministre est lui-même l’objet, c’était même tout le contraire.

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Ingénieur militaire de 65 ans, issu de la mouvance de l’aérospatiale, ayant travaillé pendant plus de trente ans au centre de lancement spatial de Xichang au Sichuan qu’il a commandé durant dix années (2003-2013), Li est aussi, depuis 2013, un membre éminent du Département Général de l’Armement de l’APL dont il a d’abord été le chef d’état-major.

En 2014, il en est devenu le commandement en second, puis, en 2018, le Directeur en titre, après avoir aussi été le n°2 de la toute nouvelle « Force Stratégique Logistique », une structure spéciale dédiée à la modernisation des capacités chinoises de guerre spatiale et de cyberguerre.

C’est en 2018 que la carrière de Li Shangfu a télescopé les tensions entre Moscou, Pékin et Washington au point qu’à cette date, il était déjà possible d’anticiper que sa visite à Moscou ne serait pas une mission de bons offices.

Alors qu’il était à la tête du département général de l’Armement, en charge de la modernisation des forces, il avait été personnellement sanctionné par Washington pour avoir en 2017, présidé à l’achat à la Russie de chasseurs de combat Su-35 et en 2018 de missiles sol-air S 400.

Rencontrant le maître du Kremlin, lui-même sous le coup depuis le 17 mars 2023 d’un mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale pour le « crime de guerre de déportation illégale d’enfants » considéré par Pékin comme l’expression occidentale des « deux poids deux mesures », Li n’était assurément ni en position ni dans l’humeur de suggérer à Vladimir Poutine de mettre fin à la guerre en Ukraine.

Au contraire, alors que le discours de Pékin affiche à la fois une position de neutralité et l’ambition d’apparaître comme un médiateur d’apaisement, la réalité est tout autre.

Jouant habilement de l’enchevêtrement opaque les circuits indirects, Pékin dont les appréciations sur les origines de la guerre et la stratégie révisionniste anti-occidentale rejoignent ouvertement celles de Moscou, s’applique à faciliter autant que possible les flux logistiques sensibles vers la Russie, tout en restant hors des radars des sanctions américaines. Lire : Les circuits occultes de la fuite des microprocesseurs américains vers la Russie.

Une connivence stratégique ouvertement affichée.

En accueillant le ministre chinois, le maître du Kremlin, revenant sur la récente visite de Xi Jinping à Moscou (lire : A Moscou, Xi Jinping « parrain » anti-occidental de V. Poutine), a exprimé la nature « positive  » de la relation sino-russe « dans tous les domaines, y compris dans celui de la coopération militaire grâce à des manœuvres communes  ». (…)

Pour V. Poutine, « organisées sur tous les théâtres – en Extrême Orient, en Europe, sur mer et sur terre -, elles rehaussent la confiance réciproque au sein d’une relation stratégique ayant atteint un haut degré de maturité ».

Au passage, notons que les exercices en Extrême-Orient, y compris dans les parages directs des détroits japonais (à ce sujet lire : Une incursion navale provocante dans les « détroits stratégiques ») traduisent l’intention d’exercer un contrepoids stratégique sino-russe aux alliances américaines ralliant le Japon, l’Australie, et la Corée du Sud dans le Pacifique occidental.

Selon la presse officielle chinoise qui calibre ses informations au millimètre, après la rencontre au sommet entre Xi Jinping et V. Poutine, les 21 et 22 mars, Li n’a, au cours de son entretien avec V. Poutine, jamais mentionné la guerre en Ukraine. En revanche il a insisté sur deux points.

Non seulement « la confiance entre les deux appareils militaires avait progressivement augmenté  », mais, de surcroît, leur coopération avait produit « des résultats appréciables  ». La Chine était prête à travailler avec la Russie pour « augmenter les échanges stratégiques et la coordination entre les deux forces armées » afin, a t-il dit de « prendre de nouvelles initiatives pour garantir la sécurité régionale et mondiale », sans toutefois préciser lesquelles.

Les échanges confirmèrent en tous cas que la « neutralité  » de Pékin n’est en réalité qu’un affichage. S’abstenant de condamner l’agression russe, Xi Jinping appelle à la paix sans réclamer le retrait des troupes, ni prendre contact avec Président ukrainien V. Zelensky.

En même temps, reprenant le discours de Moscou et de nombre d’analystes Occidentaux, y compris aux États-Unis, critiques des stratégies intrusives de Washington, Li a insisté sur le souci légitime du Kremlin d’assurer sa sécurité proche en Europe orientale et accuse Washington et l’OTAN de souffler sur les braises du conflit en livrant des armes à l’Ukraine.

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Neutralité de façade et augmentation des relations commerciales.

Tous les services occidentaux l’attestent. La Chine n’a, à ce stade, pas livré d’armes létales à la Russie.

Mais ses achats de gaz et de pétrole bon marché ont augmenté au point que la Russie a dépassé l’Arabie saoudite comme premier fournisseur de pétrole, faisant de la Chine l’une des principales sources russes de devises, dans un contexte où les relations commerciales sino-russes ont augmenté de près de 35,9% en 2022, pour, selon les douanes chinoises, atteindre 190 Mds de $.

Du coup, optimistes, Pékin et Moscou estiment qu’en 2024, leur commerce bilatéral pourrait atteindre 250 Mds de $, très au-dessus des prévisions initiales de 200 Mds de $.

Le commerce sino-russe se décline d’abord autour des exportations de pétrole (dont 40% est livré par l’oléoduc « East Siberia  » long de 4070 km financé par 50 Mds de $ de prêts chinois) et de gaz (dont la Russie est le 3e fournisseur) livré par le gazoduc « Power of Siberia  » à 400 Mds de $, opérationnel depuis 2019, dont le débit devrait monter à 38 Mds de m3 en 2025 (lire : Chine – Russie. Contrats de gaz).

Moscou qui est aussi le 2e exportateur à la Chine de charbon, envisage de construire « Power of Siberia 2 ». Avec une capacité annuelle augmentée à 50 m3, il traversera la Mongolie.

Lors de leur rencontre « de l’amitié éternelle  » à Pékin le 4 février 2022 (lire : Mise en scène stratégique sino-russe dans le cadre gandiose des JO), Xi Jinping et V. Poutine avaient présidé à la signature de nouveaux accords de gaz et pétrole d’une valeur de 117 Mds de $.

Parmi eux, prolongement d’un accord précédent, un contrat de 80 Mds de $ entre CNPC et Rosneft dirigé par Igor Sechin, viel ami de Vladimir Poutine, pour la livraison de 100 millions de tonnes de pétrole en dix ans via le Kazakhstan.

Le reste, concerne les importations d’étain (4 Mds de $ en 2022), de soja qui devraient atteindre 3,7 millions de tonnes en 2024 (six fois plus qu’en 2022), de viande de bœuf, de blé et de farine, de poissons et d’huile de tournesol.

Enfin, la Chine qui vend annuellement à la Russie pour un total de 67,6 Mds de $ (en hausse de 34% en 2022), des équipements industriels et de transport, des téléphones portables et des produits de consommation courante, est aussi le premier pourvoyeur de prêts par ses banques d’État à hauteur de 125 Mds de $ pour une centaine de projets depuis 2000.

Devenu depuis près de dix ans une source majeure de pétrole, de gaz, de charbon et de produits agricoles pour la Chine, la Russie enregistre donc avec elle un important excédent commercial de 38 Mds de $, quand la plupart des Occidentaux accusent au contraire un déficit.

L’observation vaut même pour l’Allemagne.

Habituellement en meilleure posture en Chine, Berlin accuse, avec 84,3 Mds de $ en 2022, son plus grand déficit depuis 1950. Pour mémoire, le déficit commercial français avec la Chine a, en 2022, atteint les abysses avec 39,6 Mds de $, soit près de six fois celui de 2000.

Paradoxalement par ces temps de sanctions, la Russie a en 2022 enregistré un excédent commercial record de 333,4 Mds de $. Quant à la Chine, elle est toujours le champion mondial du commerce avec 877,6 Mds de $ d’excédents, record absolu.

Enfin, depuis 2010 Moscou et Pékin ont décidé d’utiliser leur propre monnaie, en paiement de leurs échanges. Quatre ans plus tard le projet entrait concrètement en application par un accord « swap », reconduit en 2020 entre les deux banques centrales pour régler leurs transactions en Roubles ou en Yuans.

Signe que la bascule prend racine, en 2021, la devise chinoise comptait pour 13,1% des réserves étrangères de la banque centrale russe contre seulement 0,1% en juin 2017. Dans le même temps ses réserves en $ tombaient de 46,3% en 2017, à 16,4% en juin 2021.

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Le tableau ainsi brossé décrit un affichage stratégique sans ambiguïté aux côtés de Moscou dans une vaste entreprise d’ébranlement de l’ordre mondial dominé par l’Occident. Militairement, rappelé par V. Poutine à Li Shangfu, les coups de boutoir anti-occidentaux se concrétisent par la répétition d’exercices conjoints aéroterrestres et maritimes y compris en Extrême Orient où Moscou appuie sans réserve « la politique d’une seule Chine  » dans le Détroit de Taïwan.

Mais le soutien à Vladimir Poutine qui comporte aussi la cristallisation d’une ampleur inédite de vastes échanges commerciaux dont les deux tirent profit pour accumuler d’importantes réserves de change, n’est pas sans limites.

Il s’arrête là où les intérêts chinois pourraient être menacés par des sanctions occidentales touchant ses capacités d’exportations sur les marchés européen ou américain avec qui l’ampleur cumulée des échanges annuels voisine les 1500 Mds de $ (690 Mds de $ avec les USA et 945 Mds de $ avec l’UE) et un excédent commercial avec les deux de plus de 800 Mds $, source essentielle des réserves de change chinois.

Filet de sécurité du régime en cas de coup de tabac politique, à la fin février 2023, elles avaient atteint 3133 Mds de $ [1].

Intérêts et limites du soutien chinois à la Russie.

Quand la Chine et la Russie se retrouvent dans leur bataille stratégique commune contre la prévalence américaine et Occidentale, Pékin apprécie le soutien affiché de Moscou dans ses revendications en mer de Chine du sud et dans le Détroit de Taïwan.

En Russie, les groupes chinois ont occupé la place laissée libre par les Occidentaux, coréens ou japonais menacés de sanctions. Derniers exemples en date, les portables Chinois Xiaomi et Realme tiennent maintenant le haut du pavé devant Apple et Samsung.

Pékin reste cependant prudent.

Bruxelles et Washington traquent les filières parallèles ayant réussi à infiltrer en Russie des technologies sensibles, telles que des systèmes de navigation pour drones, ou de conduite de tir pour chars de combat fabriqués par NORINCO.

Le 12 avril, les États-Unis et le Royaume-Uni ont imposé de nouvelles sanctions à 120 entités soutenant la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine, y compris aux filières de de contournement de l’embargo. Parmi elles, à l’évidence au moins un défaut de discrétion, peut-être une fausse manœuvre, une société chinoise ayant fourni au groupe Wagner des images satellites sur les positions ukrainiennes.

L’efficacité des sanctions américaines en question.

Mais, selon les stratèges américains eux-mêmes, il est peu probable que la menace de sanctions parvienne à modifier fondamentalement la relation entre Pékin et Moscou, désormais articulée à une solide connivence stratégique appuyée par une somme considérable d’échanges, des plus anodins aux plus sensibles.

Voilà longtemps en effet que les relations internationales de Pékin évoluent sous menace de sanctions américaines avec des pays ciblés par Washington, comme – pour n’en citer que quelques-uns - l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, le Myanmar, Cuba, le Venezuela, le Soudan et un nombre variable de pays africains -.

Les responsables américains reconnaissent que la Chine a non seulement une longue expérience de la navigation internationale « en eaux troubles  » marquée par un talent particulier pour éviter « les violations les plus flagrantes des embargos », mais dispose également d’une influence internationale et d’un poids stratégique tels qu’elle est capable d’exercer de très efficaces contre-pressions, notamment en ralliant à sa cause – c’est en cours – la vaste nébuleuse du « sud-global » et la longue cohorte des pays maltraités par les sanctions.

Note(s) :

[1Depuis 2013, Pékin s’efforce de diversifier ses actifs en réduisant de plus de 30% la part des obligations du trésor américain tombée de 1300 à 867 Mds de $, compensés par l’augmentation des obligations d’entreprises américaines et une hausse de 60% de ses achats d’or qui en 2022 ont atteint 76,6 Mds de $.

 

 

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