›› Editorial

Liu He à droite avec à gauche Robert Lighthizer représentant pour le commerce et au centre Steven Mnuchin, secrétaire d’État au Tréso. Pour Shi Yinhong, conseiller du gouvernement et professeur à l’Université du Peuple, les pressions américaines pour bousculer les fondements structurels de l’économie chinoise comme les subventions au entreprises publiques liées à la politique sociale de préservation de l’emploi ne sont pas acceptables pour le régime. (Photo A.P)
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Après avoir fait état des espoirs d’apaisement de la guerre des taxes, articulées à des déclarations optimistes de D. Trump auxquelles avait répondu un message bienveillant de Xi Jinping véhiculé à la Maison Blanche par Liu He, notre éditorial du 7 avril exprimait cependant des doutes sur une embellie durable énumérant les difficultés d’un accord sino-américain.
L’argument était la montée d’une méfiance de fond et la persistance des différends stratégiques dont l’âpreté était en train de s’aggraver au point que, dans un article publié sur le site de USA Today, Cui Tiankai, l’ambassadeur à Washington craignait la fin de la période où depuis les années 80, les deux, ni alliés, ni vraiment ennemis avaient, malgré leurs graves divergences, trouvé le moyen d’éviter le piège de la confrontation stratégique globale.
A l’heure de la rédaction de cette note et en dépit des commentaires pessimistes de nombreux médias, Liu He le représentant chinois proche du président Xi Jinping était à Washington depuis le 9 mai entamant pour la 11e fois une négociation avec ses homologues américains.
Le fond de tableau immédiat était qu’au moment même où s’achevait le dîner offert par Lightizer, Washington tirait une nouvelle salve de taxes infligées aux exportations chinoises, tandis que depuis Hong – Kong on observait en une seule journée la vente des actions chinoises par les investisseurs étrangers évaluée par Bloomberg à 646 millions de $. Un record depuis la mise en connexion des bourses de la R.A.S et de Shenzhen, le 17 novembre 2014.
Lire : La Chine rehausse son rôle dans les finances mondiales.
Pour faire bonne mesure, le 9 mai, le jour même de l’arrivée de Liu He à Washington, les régulateurs américains des télécommunications mettaient leur veto à l’entrée de China Mobile, propriété du gouvernement chinois, dans l’offre téléphonique américaine.
Nervosité et communication brouillonne.
Sans préjuger des résultats de cette nouvelle cession qui pourrait ouvrir une éclaircie ou, au contraire, encore sérieusement creuser les divergences, il faut revenir aux épisodes et surtout aux inquiétudes et rivalités internes au sérail du Comité Central et du bureau politique, ayant conduit au brutal raidissement de la partie chinoise.
Précisons que ces tensions entre partisans du système tel qu’il est et les adeptes de la réforme accompagnent l’évolution du régime politique chinois depuis Deng Xiaoping.
Quelles que soient les péripéties de la rivalité globale sino-américaine, ces divergences constitueront le fond de tableau de l’évolution de la Chine dans les années qui viennent, avec cependant l’observation essentielle que l’agressivité de la riposte commerciale et stratégique de Washington conforte les conservateurs.
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Le 3 mai dernier après la sidération provoquée par la menace « tweetée » par Trump d’une nouvelle offensive des droits de douanes américains sur les produits chinois, le site « Notes de Taoran 陶然笔记- Taoran Biji » né en 2015 dont tout indique qu’il est domicilié aux États-Unis qui, depuis 2018, s’est spécialisé dans le suivi de la guerre commerciale, alertait sur le durcissement de la position chinoise.
Trois jours plus tard, il mettait en ligne un texte de 1500 caractères mettant en garde l’administration américaine de ne pas nourrir trop d’illusions sur la capacité de Pékin à faire des concessions heurtant directement ses intérêts. Peu après le texte était publié in-extenso par le compte WeChat du Quotidien du Peuple, signifiant que le Parti ou à tout le moins un de ses courants de pensée cautionnait ses idées.
En réalité celles-ci avaient déjà été communiquées à Washington par un message diplomatique parvenu au département d’État le 3 mai, le jour même du premier message de Taoran alertant sur le durcissement chinois.
Le 8 mai, l’agence Reuters en révélait le contenu qui contestait les 7 chapitres des accords de principe conclus au cours des négociations précédentes, notamment sur la protection de la propriété intellectuelle, les transferts de technologies forcées, les règles de la concurrence et l’accès aux services.
Les longues racines culturelles des différends.

En 2018, en célébrant les 40 ans de l’ouverture de Deng Xiaoping – dont le buste est derrière lui -, Xi Jinping n’a pas oublié les promesses du « Petit Timonier » faites aux conservateurs du Parti qu’en dernier ressort l’ouverture protègerait toujours le régime des influences extérieures en gardant les rênes du contrôle politique. C’est bien cette stratégie de méfiance, héritière de la prudence de Deng face aux empiètements politiques étrangers qui a récemment conduit au raidissement et à la dénonciation des promesses publiquement décriée par Trump.
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Au-delà des questions techniques précises, la raison même du raidissement chinois est que l’exigence américaine d’un encadrement légal par la partie chinoise pour garantir la mise en œuvre effective des accords, heurte de plein fouet la vaste nébuleuse des intérêts particuliers des familles et des clans.
Leurs affaires toujours directement connectées au pouvoir politique seraient en effet gravement menacées par une clarification légale de séparation copiée du modèle américain. Cette tension touche au contraste entre d’une part le paradigme occidental privilégiant le droit et d’autre part la prévalence chinoise accordée à la culture où il existe un mélange atavique entre la politique et les affaires.
Au demeurant l’actuelle administration connaît bien ce défi puisque l’année même où elle arrivait au pouvoir, était publié un rapport intitulé « China 2030 : Building a Modern, Harmonious, and Creative High-Income Society » préparé en commun par la Banque Mondiale et le centre de recherche du Conseil des affaires d’État dont Liu He lui-même fut le Directeur adjoint de 2011 à 2013.
Page 65 de ce rapport on pouvait lire ceci : « le groupe qui résistera le plus aux réformes sera, sans conteste, celui des intérêts corporatistes, tels que les entreprises en situation de monopole sur leur marché, les groupes, institutions ou personnes qui bénéficient de privilèges particuliers ou de traitements préférentiels rendus possibles par l’actuel fonctionnement du pouvoir et des institutions (…) »
« Ces groupes, qui profitent de rentes de situations découlant de leurs relations privilégiées avec les décideurs politiques, protègeront résolument leurs intérêts grâce à leur pouvoir, leurs ressources et leurs connexions. Pour surmonter ces obstacles, le gouvernement devra, à son plus haut niveau, faire preuve de courage, de détermination, de clarté dans l’exposé de ses objectifs et d’un grand charisme politique ».
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Depuis ces mots qui semblaient décrire un consensus à travers un travail réalisé en commun, de l’eau a coulé sous les ponts. En octobre 2017, le Parti exprimait par l’affirmation des « caractéristiques chinoises » un corpus de pensée néo-conservateur intransigeant et nationaliste dont un des volets rejette la vision occidentale articulée à l’indépendance du droit et de la justice matrice de la séparation stricte des affaires et de la politique.
Tels sont les faits avérés. Mais la manière dont les différentes familles de pensée se sont positionnées par rapport à eux reste un mystère même s’il est possible de faire des conjectures.
Au sein du sérail chinois coexistent en effet la philosophie du Président Xi Jinping, diplômé d’études marxistes à Qinghua, adepte de la centralisation des pouvoirs, nommé 1er secrétaire au moment de la publication du rapport et d’autre part celle de Li Keqiang qui de 2007 à 2012, fut le Vice-Président du « groupe dirigeant » sur l’économie et les finances. Selon Peter Zoellik, à l’époque président de la Banque Mondiale, ce dernier avait appuyé la participation du Conseil des Affaires d’État à l’élaboration du rapport.
Au demeurant chacun sait bien que les idées pro-occidentales professées par Li Keqiang depuis qu’il étudiait le droit à Beida furent la principale raison de l’opposition à son accession au poste de n°1 par le Parti qui, dès 2007, lui préféra Xi Jinping, mis sur la trajectoire présidentielle, tandis que les perspectives politiques de Li Keqiang étaient rétrogradées au niveau subalterne de Premier Ministre.
Enfin l’histoire dira à quel point la méthode brutale de Trump adepte des « tweets » publics choquant le goût du secret des Chinois, préoccupés de protéger leur prestige face au peuple chinois, n’a pas été elle-même à l’origine du durcissement.