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Une pleureuse rémunérée par la famille du défunt lors de funérailles à Taïwan. La mise en scène de la douleur est bruyante et démonstrative. Cohabitant avec les filles court vêtues dansant devant les cercueils et les tombes, les pleureuses professionnelles contribuent à l’ambiance à la fois « chaleureuse et bruyante 热闹 (renao) » qui, avec les pétards et les feux d’artifice, donne des funérailles chinoises une image décalée de celle que nous connaissons en Occident.
Alors qu’en politique le Parti se démarque de l’empreinte de l’Ouest, par ses « caractéristiques chinoises », sur cette question des funérailles, il cherche en revanche à se rapprocher de la norme en vigueur en Occident en luttant contre les dérapages de la coutume. En arrière plan, la lutte féroce contre la corruption des cadres dont les excès sont dans le collimateur du régime.
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Patrice Fava, a voulu apporter son commentaire éclairé à la polémique déjà ancienne à propos des « funérailles érotiques » dont les images circulent régulièrement sur internet donnant de la réalité du phénomène une image biaisée et tronquée. La mise en perspective était nécessaire. Elle est aussi salutaire.
Sinologue et anthropologue, Patrice Fava a passé plus de vingt années en Chine et vit encore actuellement à Pékin. Chercheur associé au Centre de Pékin de l’École française d’Extrême-Orient, Professeur invité de l’université normale de Lanzhou, il a publié depuis le début des années 1970 plusieurs livres et articles en français, en anglais et en chinois.
Il a également réalisé une dizaine de films répertoriés au catalogue du CNRS Images. « La revanche de Han Xin, un mystère taoïste », tourné dans la province du Hunan, a reçu le prix d’excellence du Festival international du film anthropologique qui s’est tenu à Kunming en 2009. Il vient de publier chez Lattes « L’usage du Tao, Récit d’un voyage intérieur entre l’Orient et l’Occident », 300 pages. février 2018, (18 euros.) La rédaction.
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Les soi-disant « funérailles érotiques » des campagnes chinoises excitent les média en Chine et hors de Chine, mais il faut commencer par dire que les danseuses sexy dont les images circulent sur le Net ne se produisent pas que lors des enterrements.
A l’occasion des grands pèlerinages dans les temples de Taiwan et de Chine, ces spectacles font partie de la fête et sont, au même titre que les représentations théâtrales traditionnelles, considérés comme un divertissement s’adressant aux dieux du ciel auxquels on vient rendre hommage et font en même temps fonction de deus ex machina.
Au Shandong, de longue date, les striptease faisaient partie des fêtes religieuses (miaohui 廟會).
Que l’on fasse remonter la tradition des strip-tease lors des funérailles à des traditions taiwanaises reste à vérifier, mais il faut savoir que Taiwan a à la fois conservé bon nombre de traditions anciennes que les différents mouvements iconoclastes en Chine se sont acharnés à faire disparaître et qu’en matière de liberté, les Taïwanais ont plusieurs longueurs d’avance sur leurs compatriotes du continent.
Pour se projeter dans l’avenir de la Chine, Taiwan et Hong Kong qui ont échappé à l’athéisme et au marxisme demeurent dans bien des domaines des boules de cristal qu’il est nécessaire de consulter de temps en temps.
Les lieux de plaisir abondaient dans la Chine ancienne et l’on sait que les fameuses maisons de thé et bateaux fleuris dont s’inspire van Gulik recrutaient chanteuses et musiciennes capables de distraire leurs clients. La vénalité et l’art faisaient alors bon ménage.
Ce qu’il faut quand même souligner c’est que les fameux stritpease des campagnes chinoises n’ont rien à voir ni avec les mises en scène de Rita Renoir, ni avec celles du Crazy Horse Saloon.
Ce sont des chanteuses improvisées et des filles de la campagne un peu délurées et dénudées qui se trémoussent en chantant et parfois même tirent le cercueil pour le bon plaisir du photographe officiel. Le striptease ne va jamais très loin. La Chine exubérante et dionysiaque reste beaucoup plus pudique qu’on ne l’imagine.
Depuis longtemps à Taiwan, les théâtres de procession qu’on appelle Qianmengge 牽夢歌 (kabenggua en taiwanais) font partie des cortèges funèbres.
Ils sont conduits par un maître à tête rouge (hongtou紅頭) qui souffle dans sa corne de buffle pour appeler les milices célestes, chante des poèmes, tandis que des jeunes filles en mini jupes, lourdement fardées, exécutent des danses lascives.
Ces théâtres de procession ont pour fonction « d’attirer » (qian 牽) le mort en lui donnant un avant-goût des festivités qui l’attendent dans l’au-delà. Dans cette société où la frontière entre les vivants et les morts demeure très floue, comme dans beaucoup d’autres civilisations, il faut néanmoins éloigner les ancêtres, les aider à quitter leur famille [1].
La tradition taoïste dédramatise la mort.

Rituel funéraire taoïste à Hong Kong. Alors que la mort est considérée comme une autre phase de la vie, les rituels contribuent à empêcher que l’âme du défunt reste enfermée avec le corps dans le cercueil.
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Un anthropologue mettait ces réjouissances sur le compte du renao 熱鬧 (Note de la rédaction : littéralement « chaleureux et bruyant » désignant une ambiance festive.) Il faut, en effet, en toutes occasions mettre de l’ambiance. Les pleureuses font aussi partie du renao.
Il n’y a que dans les enterrements bouddhistes qu’on ne rigole pas.
Les taoïstes, qui se réclament de la tradition des Huit immortels doués de pouvoirs surnaturels, mais sont néanmoins de joyeux lurons, buveurs et farceurs, ont intégré dans plusieurs de leurs rites funéraires des parties comiques.
Ils se travestissent en femmes, font des pitreries pour délivrer l’âme du défunt des geôles infernales et exécutent même d’excellents numéros d’acrobatie au cours desquels ils incarnent les arhats (luohan 羅漢) qui vont accueillir le défunt dans sa nouvelle demeure céleste.
Tout cela sert aussi à dédramatiser le deuil, mais un enterrement n’en demeure pas moins une cérémonie émouvante, douloureuse et d’une infinie complexité.
Les images du photographe Nick Otto qui accompagnait David Mozina à Anhua, dans la province du Hunan, lors des funérailles de son maitre taoïste, le vieux Jiang, avec qui il avait étudié le rituel, suffisent à montrer l’intensité dramatique d’un grand enterrement comme celui-là qui a duré six jours.
Les mauvaises photos des « striptease » qui se multiplient depuis quelques années, font partie de ces raccourcis déformants qui amusent les citadins et relaient les interdictions du pouvoir qui voudraient que les enterrements ne soient pas aussi dispendieux et surtout qu’ils se déroulent, comme dans le monde chrétien, en silence et avec tout le respect dû au défunt.
A l’heure de la mondialisation, ces extravagances nous rappellent que la norme est, encore et toujours, du côté de l’Occident.
A l’époque dite des Royaumes combattants, Zhuangzi s’était déjà attiré les foudres de ses contemporains en jouant du tambour et en chantant sur la tombe de son épouse, alors que la terre n’était pas encore sèche.
La mort est une chose très naturelle. Il faut prendre les choses du bon côté.
Note(s) :
[1] On voit l’une de ces troupes dans mon film Le livre des morts, tourné à Taiwan, 50 minutes, diffusion CNRS Images.