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›› Chine - monde

L’Europe peut-elle jouer un rôle dans la solution de la crise tibétaine ?

C’est une affaire entendue, la Chine gère mal la question tibétaine et l’Occident tout entier la montre du doigt, s’interrogeant sur la meilleure façon de faire pression sur elle, évoquant comme une obsession les stratégies extrêmes du boycott des JO, que presque tout le monde dit refuser, mais dont chacun parle sans cesse, ce qui, en Chine, ajoute aux paranoïas sécuritaires préolympiques. En revanche si on tente d’évoquer les réalités du Tibet traditionnel proches de l’obscurantisme, décrites dans de nombreux ouvrages académiques documentés, que Pékin dit vouloir corriger, les échanges tournent vite à l’invective.

Jean-François Revel l’écrivait dans « la connaissance inutile » : les hommes semblent avoir peur de la vérité, surtout quand elle dérange quelques mythes rassurants qui les aident à vivre. Celui du Tibet est déjà vieux. Dans un monde dur et sans pitié, sujet à de vastes bouleversements, dont nous n’avons pas encore mesuré les conséquences, l’existence d’un endroit sur terre qui correspondrait peu ou prou à l’image du paradis idéal, ou à celle du « bon sauvage », de surcroît immobile dans les secousses qui s’annoncent, est un « point fixe » rassurant. La force des invectives qui surgissent partout dans le monde lorsqu’on égratigne les mythes est directement proportionnelle à leur puissance d’apaisement.

Essayons d’apprécier la situation, non pas de manière univoque et manichéenne, mais au travers de plusieurs viseurs. D’abord celui des mystiques tibétains, dont le mode de vie détaché et recueilli offre l’image d’une sagesse rassurante, riche et profonde, qui génère une force spirituelle, aujourd’hui inconnue en Occident. Ce qui n’empêche pas d’examiner l’histoire parfois très violente du « pays des neiges » avec réalisme et de constater quelques survivances obscures encore de nos jours.

Quant au « viseur chinois », nous le connaissons mieux, car il est sans cesse disséqué et analysé par une cohorte toujours plus nombreuse et toujours plus assidue de « China Watchers ». Dotée d’une culture presque uniquement politique, plutôt matérialiste et pragmatique, chevauchant une machine économique à la limite de l’emballement générant d’inquiétants effets pervers, obsédée par le dangereux fantasme du rattrapage de sa puissance multiséculaire, et d’une revanche à prendre sur les humiliations infligées au XIXe siècle par les grands pays occidentaux, la Chine, est devenue à l’occasion un banquier planétaire de plus en plus intégré au monde, mais de loin en loin encore tiraillée par le démon de la fermeture. Elle est à la fois puissante et fragile. Quant à la pensée de ses élites politiques, qui se nourrit encore d’une philosophie progressiste, inspirée du marxisme revisité par un capitalisme aux accents très nationalistes, elle est à des années lumière de la culture immobile et apaisée des moines du Tibet d’aujourd’hui.

De la politique au cynisme il n’y a qu’un pas, que la Chine a franchi allègrement, sûre d’être dans son bon droit. En effet, les Chinois qui tiennent comme à la prunelle de leurs yeux à ce territoire trois fois stratégique - promontoire face à l’Inde et à l’Asie centrale, réservoir de ressources minières et château d’eau de l’Asie, symbole de la capacité chinoise à intégrer des minorités culturelles - n’apportent-ils pas le progrès, le développement mécanique et technique, éventuellement des jobs, l’éducation et la santé, et un meilleur niveau de vie ?

C’est le discours officiel. Lui aussi est proche du mythe. Car en réalité les Tibétains, laissés pour compte, parfois humiliés, se sentent submergés par le flot migratoire des Han que Pékin ne contrôle même plus très bien. Peut-être ce mépris aux relents très colonialistes, est-il à la racine des troubles actuels, dont nous savons cependant de bonne source qu’ils ont été manipulés de l’extérieur, comme le clame la Chine qui, avec raison, ne croit pas aux fables d’une révolte spontanée. Même s’il est vrai que, sans les frustrations décrites plus haut, les manipulations auraient fait long feu.

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Quant aux ONG qui font pression, elles ont tort de le faire de manière désordonnée, chacune d’entre elles cherchant à se pousser du col sur le dos de la Chine. Le plus grave est que ce sont les opinions publiques mal informées, et elles aussi manipulées par nombre d’activistes en mal de reconnaissance qui semblent fonder la parole des Etats. La pression est nécessaire, mais il serait préférable et plus efficace qu’elle s’exprime clairement par le biais des grands Etats européens et de manière mesurée, sans mélanger les genres.

Au fond il s’agit, par des messages coordonnés, clairs et débarrassés des brouillages du prêt à penser médiatique, d’inciter la Chine à être fidèle à sa propre promesse de respecter la culture tibétaine, ce qu’à l’évidence elle ne fait pas. Nous Européens savons ce que coûtent le nationalisme exacerbé que Pékin attise à ses risques et périls et les radicalismes péremptoires qui, refusant de céder un pouce de terrain idéologique, gênent l’action des plus mesurés des Tibétains. Forts de notre histoire tourmentée et pavée de drames immenses, plaçons nous donc entre ces deux montagnes d’incompréhension. Ainsi pourrions nous, en soutenant le Dalai Lama et en nous mettant à l’écoute des messages discrets et plus mesurés qui, à Pékin, percent au-delà des invectives, tenter de restaurer le dialogue interrompu en 2006. Ce serait la manière la plus efficace de dévier les tensions qui ne manqueront pas d’enfler à l’approche des JO.

Il reste à savoir si les pays européens accepteront de faire cause commune en abandonnant leurs illusions affairistes nationales qui sont à la racine de nos divisions, chacun de nos grands pays ayant le sentiment de pouvoir faire cavalier seul en Chine. Ce dont Pékin, dont le machiavélisme politique n’est plus à prouver (mais elle n’est pas la seule), se réjouit puisque les donneurs de leçons avancent en ordre dispersé, porteurs de messages pas toujours très clairs.

Ajoutons que, quand on discute avec Pékin, il est bon de connaître les réalités sombres du Tibet traditionnel, car ses dernières sont précisément celles qui fondent sa politique de développement, qui prétend sortir la province de l’obscurantisme. Enfin rappelons que le Parti au pouvoir est tout sauf serein, dans une période, où il est fortement malmené à l’intérieur comme à l’extérieur. Des pressions inconsidérées et humiliantes sur ce mastodonte historique, démographique et économique auraient à l’évidence de graves conséquences.

Seuls les grands Etats, conscients des enjeux en cours, qui dépassent largement le succès ou l’échec des JO, sont capables de concilier d’une part la générosité et la mesure - conditions d’une solution dépassionnée de la crise - et d’autre part la ferme détermination d’aider les protagonistes à sortir de l’ornière.

 

 

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