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›› Taiwan

Tsai Ing-wen à la peine. Sous la vigilance de Pékin, le paysage démocratique de l’Île évolue

Il est remarquable que les grands médias en vogue aux États-Unis et en Europe n’aient d’abord rendu compte de l’extraordinaire exercice démocratique organisé dans l’Île le 24 novembre, en insistant sur le rejet par les électeurs, non seulement du « mariage pour tous » refusé à 55,80% et de l’égalité des droits des couples vivant en concubinage déniée à 55,73%, mais également de l’enseignement à l’école de l’égalité des sexes à 55,73%.

S’il est vrai que cet arrêt sur image électoral présente un paysage conservateur et paternaliste de la société dont il est légitime de penser qu’elle se modifiera avec le temps, le plus étonnant est cependant l’évolution de la démocratie de l’île. Les scrutins du 24 novembre dont le cœur fut d’abord la traditionnelle élection locale de mi-mandat présidentiel furent aussi un étonnant exercice de démocratie directe.

Ce dernier était articulé à 10 questions formulées en même temps que celle du vote local, portant non seulement sur les questions sociétales de l’égalité homme-femmes et du mariage homosexuel, mais également sur l’énergie nucléaire, les centrales à charbon et la question très sensible dans le Détroit, du nom adopté par l’Île lors des JO et des compétitions sportives internationales.

La démocratie directe en marche.

Première expérience référendaire directe « multi questions » depuis la modification de la loi électorale de décembre 2017 ayant réduit à 1,5% des électeurs inscrits (environ 280 000) le nombre minimum pour proposer l’organisation d’un référendum, le scrutin qui modifie radicalement la relation du pouvoir à la société, oriente l’action de la direction politique du pays tout en lui offrant un éclairage précis de l’état de l’opinion.

Dès lors que les mesures proposées - adoption d’une nouvelle loi ou annulation d’une ancienne - sont approuvées à la majorité des suffrages exprimés par au moins 25% des électeurs inscrits, elles sont mises en œuvre par l’exécutif, avec cependant l’importante restriction que les initiatives populaires ne sont pas autorisées à traiter des questions budgétaires.

Quel que soit l’angle de vue et en dépit des lacunes dénoncées par certains – comme l’embargo sur les questions budgétaires - et d’autres défauts qui ne manqueront pas d’apparaître dans la durée, c’est bien cette évolution du système politique taïwanais qui mérite attention, alors même que, sur le Continent, le parti-État s’est engagé depuis 2012 dans une course exactement inverse visant à normaliser la société par la répression, la censure et le contrôle.

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Le glissement vers une démocratie directe très encadrée, héritée du mouvement des jeunes étudiants dit des « Tournesols » qui, entre mars et avril 2014, protestèrent par une occupation du Yuan Législatif contre l’accord-cadre avec Pékin jugé néfaste pour l’Île, justifie les éloges adressés par le journaliste Bruno Kaufman expert en sciences politiques, président de la Commission électorale suédoise.

Ayant également observé le fonctionnement des référendum d’initiative populaire en suisse, il juge que la démocratie taïwanaise est une expérience authentique de « retour du pouvoir politique au peuple. ». Lire : How Taiwan got one of world’s best direct democracy laws.

Au moment de fortes tensions sociales et politiques en France ayant incité Bruno Lemaire interviewé par C. News à juger qu’il était temps de donner la parole au peuple, - qui dit-il « ne l’a jamais eue » - cette évolution de la pensée politique taïwanaise mérite attention.

A la pointe politique de ce mouvement, Huang Kuo-chang 44 ans. Partisan de la taïwanisation, frustré par la politique chinoise du DPP et animateur du mouvement des Tournesols soutenu par la jeunesse, il fut le fondateur en 2015 du Parti du Nouveau Pouvoir.

Ayant fait sensation en obtenant 5 sièges aux législatives de 2016, son audience politique reste très marginale, en dépit de ses positions très populaires contre les abus du patronat et le stockage des déchets nucléaires. Mais, dans l’Île, son positionnement politique identitaire anti-chinois sent le souffre.

Les autres sujets évoqués par les référendums ont confirmé la tendance ambivalente à la fois écologique et conservatrice de l’électorat. 76,41% ont approuvé l’arrêt des programmes de construction des centrales au charbon et 77,74% sont en faveur de l’arrêt des importations de nourriture venant de Fukushima. Mais 59,49% ont voté contre la fin programmée des centrales nucléaires.

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L’ombre insistante de Pékin.

Quant aux résultats des élections locales qui désavouèrent sévèrement Tsai Ing-wen et son parti le DPP, l’hypothèque chinoise pesant sur le paysage politique de l’Île de manière menaçante, explique en partie que les scrutins continuent à balancer au moins en apparence à l’intérieur des limites d’une alternance rigide entre les deux premières forces politiques de l’Île.

D’une part, le KMT qui rejette le Parti Communiste, mais tout de même réputé « pro-Pékin » parce qu’il ne s’oppose pas à une réunification à terme, mais seulement à l’aune de son modèle politique. D’autre part, la mouvance identitaire du DPP uniquement acceptée par les électeurs parce que, tout en déclarant être favorable à la prévalence culturelle taïwanaise et opposée au rattachement au Continent, elle prend cependant soin de répéter qu’elle privilégie les statu-quo, tenant à distance toute réflexion indépendantiste dont le régime de Pékin ne cesse de répéter qu’elle serait un casus-belli.

Au-delà des fragilités du système Tsai Ing-wen, technocratique et déconnectée des réalités, dépassée par les problèmes économiques de l’Île, lâchée par la jeunesse et mal inspirée pour riposter aux harcèlements internationaux de Pékin – mais bien malin celui qui trouverait une riposte plus efficace -, c’est bien cette quadrature du cercle obligeant à naviguer entre la base électorale indépendantiste dont l’affirmation dans le Détroit est explosive et les brutales pressions de Pékin, refusant obstinément tout dialogue avec elle, qui est à l’origine du spectaculaire recul des positions du DPP aux élections locales du 24 novembre.

Deux événements récents illustrent cette situation confinée et inextricable entre deux extrêmes inconciliables, créant un cul-de-sac identitaire et stratégique impossible à briser sans provoquer une crise majeure.

Ferveur indépendantiste.

Le 20 octobre dernier, des milliers de militants indépendantistes s’étaient donné rendez-vous à Taipei devant le siège du DPP de Tsai Ing-wen appelant à un référendum pour l’indépendance.

Les slogans répondaient aux incessantes humiliations de Pékin qui, depuis 2016, met en charpie ce qui restait du réseau diplomatique de l’Île, y compris en faisant pression sur les compagnies aériennes internationales pour que Taïwan apparaisse dans leurs sites web comme une province chinoise. Surtout l’exécutif chinois refuse de dialoguer Taipei au motif que Tsai ne reconnaît pas le consensus de 1992 « d’une seule Chine ».

Les slogans étaient éloquents : « Défendons nous contre les agressions chinoises ; protégeons notre droit à l’autodétermination ; organisons un référendum sur l’indépendance ; refusons l’annexion etc. ».

Derrière la manifestation, également soutenue par Huang Kuo-chang, président du Nouveau Parti du Peuple, se trouve « l’Alliance de Formose », dirigée par Kuo Pei-horng, 63 ans, l’un des plus anciens militants indépendantistes de l’Île, jadis sévèrement ostracisé par le KMT et aujourd’hui prêt à prendre le pari de défier Pékin.

Au-dessus, plane la figure tutélaire du toujours très charismatique Lee Teng Hui, 95 ans, Taïwanais de naissance, premier président de l’Île élu au suffrage universel direct en 1996 avec 54% des suffrages dont la ligne politique progressivement durcie est clairement d’affronter Pékin.

C’est peu dire qu’avec sur ses flancs un tel mouvement prêt à en découdre avec le Continent, labourant les plates-bandes indépendantistes qu’elle-même a mis en veilleuse pour tenter d’apaiser Pékin, Tsai Ing-wen est politiquement à la peine.

Prudence de l’opinion et menaces chinoises.

Reste l’opinion, deuxième facteur de l’impasse politique touchant à la très explosive question de l’identité, férocement écrasée par Pékin, dont ni Tsai Ing-wen ni aucun autre homme politique du KMT n’a les clés, sauf à provoquer une crise avec le Continent. Sans surprise, prudente et pusillanime, la vox-populi privilégie le statu-quo.

A la question référendaire, irritant de première grandeur pour Pékin, « Approuvez-vous l’utilisation du nom de Taïwan (au lieu du « Chinese – Taipei » imposé par le parti communiste chinois) lors des compétitions sportives internationales et les JO, les électeurs ont répondu Non à 52,29%. Pour autant, le taux de participation à la question, de seulement 24,11%, installe une inconnue qui ne manquera pas d’inquiéter Pékin.

Autre mèche allumée d’une crise en gestation au fil des élections dans une société politiquement de plus en plus éveillée, l’actuelle direction politique du régime chinois, embarqué dans une course nationaliste d’affirmation de puissance, a récemment fait savoir que « le statu-quo », ne serait plus une « option » pour régler les relations dans le Détroit. En 2049, centenaire de l’avènement du Parti sur le Continent, échéance de la réalisation du « rêve chinois » de Xi Jinping, la réunification devrait être accomplie.

Hérité de Ma Ying-jeou – « pas de réunification forcée, pas de pressions militaires, pas de déclaration d’indépendance » - le « statu-quo » devenu l’épine dorsale de la politique de Tsai Ing-wen pour apaiser Pékin, manque cependant du seul élément capable de rassurer l’inflexible nationalisme chinois qui ne cesse d’agiter la menace militaire dans le Détroit, la reconnaissance du « consensus de 1992 ».

Conclu à l’époque avec le KMT, le compromis plombé par l’ambiguïté du régime politique qui présiderait à la réunification, a cependant la vertu de « sauver la face » du nationalisme chinois, pour qui le renoncement à la reconquête avortée sous Mao, serait une trahison. Lire : Chine – Taïwan dialogue politique. Dialogue de sourds sur un terrain miné.

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Une gifle électorale de mi-mandat.

Le 24 novembre, on votait dans l’Île pour élire 11 000 représentants locaux, maires, magistrats municipaux, conseillers et maires de villages. En jeu, le contrôle politique des 6 municipalités spéciales de Taipei, Nouveau Tapei, Taoyuan, Taichung, Tainan et Kaoshiung, l’élection des préfets de 13 comtés, de 900 conseillers municipaux, des représentants de 56 districts indigènes, de 2300 députés locaux, et de 7700 policiers d’arrondissement.

Selon un schéma devenu classique à mi-mandat, les résultats changèrent la carte politique de l’Île. Le DPP a en effet été battu dans 3 des 6 municipalités phares, y compris dans les 2 ancien fiefs emblématiques de la mouvance indépendantiste de Taichung et Kaoshiung, cette dernière, ayant, à la grande satisfaction de Pékin, été conquise avec près de 54% des voix par Han Kuo-Yu, 61 ans, candidat du KMT, vieux routier de la politique, ancien membre du Yuan Législatif de 1993 à 2002, ayant des ascendances familiales sur le Continent.

Même à Jiayi, capitale du comté du même nom resté aux mains du DPP très implanté dans la région, la candidate du KMT, Huang Min Hui, 59 ans, ancienne députée du Yuan legislatif et ancienne n°2 du KMT a battu le candidat de Tsai, Twu Shiing- qui fut ministre de la santé de Chen Shui-bian de 2002 à 2003, avant d’entrer au Yuan Législatif (2008 – 2012) et d’être élu maire en 2014.

Sous la surface le paysage bouge.

Au bilan, à part, au nord, la municipalité de Jilong et le comté de Taoyuan, au centre et au sud les comtés de Jiayi (sauf la capitale), Tainan, et Pingtu à quoi s’ajoute la ville de Taipei où le maire sans étiquette Ko Wen-je a été réélu, toute l’administration des provinces, des comtés et des municipalités de l’île est repassée aux mains du KMT.

Le jour même du scrutin, prenant acte de la défaite de son parti, et assumant les responsabilités de l’échec, Tsai démissionnait de la présidence du DPP.

Pour autant, en observant sous la surface l’évolution du paysage politique on constate que le traditionnel partage des forces entre KMT et DDP est en train de se brouiller. Sur le total des conseillers des municipalités, des comtés et des provinces, le nombre des élus sans étiquette est en hausse notable depuis plusieurs élections.

Dans ce paysage où les résultats globaux ne donnent qu’une image tronquée de la réalité en sous main, il est difficile de risquer un pronostic pour les présidentielles de 2020. S’il est vrai que Tsai vient d’être mise en sérieuse difficultés et que sa reconduite à la tête de l’Île paraît compromise, on ne peut pas exclure que la vitalité de la démocratie taïwanaise réserve de nouvelles surprises, avec notamment le surgissement d’une nouvelle figure indépendantiste ou même, l’arrivée au premier plan d’un candidat sans étiquette.

En embuscade, la carte sauvage des radicaux qui sous l’égide de Lee Teng Hui, Huang Kuo-chang et Kuo Pei-horng, sont prêts à défier Pékin et ses menaces militaires.

Pékin, satisfait, mais vigilant.

Alors que Washington a félicité l’Île pour la force « vibrante de sa démocratie », Pékin extrêmement vigilant, n’ignorant pas la menace posée par ses plus violents détracteurs, est satisfait que le KMT ait remporté 15 des 22 fonctions de premier rang de l’administration de l’Île. Fidèle à son discours privilégiant un apaisement cependant fortement contredit par ses menaces militaires, le Parti a par la voix de Ma Xiaoguang porte-parole du Bureau des Affaires taïwanaises, exprimé sa « solidarité avec les compatriotes taïwanais, favorisant le développement pacifique des relations dans le Détroit ».

Dans la foulée, répétant l’exigence de se conformer au consensus de 1992 sur l’existence d’une seule Chine, il a ostracisé l’exécutif de Taipei, tenu à longueur de gaffe et invité toutes les administrations ayant rejeté le DDP à développer des échanges avec le Continent.

La réponse officielle a été complétée par celle des chercheurs chinois, tous sur la même logique ignorant le système politique taïwanais et son évolution. Depuis l’université de Xiamen, Zhang Wensheng, Directeur de l’Institut de recherche sur Taïwan, a rappelé l’attrait incontournable pour l’Île du marché chinois à laquelle Tsai a en vain tenté d’échapper par sa « projection vers le sud »

Il explique que « intransigeance sécessionniste et indépendantiste de Tsai a créé une impasse dans les relations entre les deux rives du détroit, obligeant Taïwan à prendre du retard sur le marché continental dans de nombreux secteurs, notamment le tourisme et les exportations agricoles ».

 

 

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