›› Chine - monde

Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping à l’automne 2012, la Chine accélère le contrôle des données qui la concerne. L’un des symptômes les plus clairs de la mise au pas politique de la recherche scientifique date de 2014 (lire : Feu sur les « excroissances méningées du Parti » et reprise en main idéologique) quand Zhang Yingwei, membre de la Commission Centrale de Discipline du Parti (CCDP) accusa l’Académie des Sciences Sociales, l’un des plus puissants centres de recherche du régime de s’être laissée infiltrer par des « forces étrangères » et d’entretenir avec elles des « échanges prohibés alors que le pays traverse une passe politiquement sensible ».
Depuis cette époque, la tendance au contrôle de la recherche et des données visant à tenir à distance les chercheurs occidentaux des réalités socio-politiques de la Chine s’est aggravée. Elle s’est notamment affirmée en avril 2018 par une série de règles « visant à renforcer la sécurité et l’accessibilité des données scientifiques ».
*
La nouvelle législation chinoise sur les données s’ajoute à d’autres législations contraignantes qui ont un impact sur les échanges scientifiques mais aussi les intérêts économiques étrangers en Chine. Les auteurs développent l’idée que toutes ces lois témoignent avant tout de l’extrême sensibilité des autorités pour tout ce qui touche au contrôle et l’exploitation des données ayant un lien avec la Chine.
Ils illustrent leur propos avec la récente interruption de service de la base de données CNKI auprès de ses abonnés hors de Chine ou les négociations rugueuses qui ont entouré la question de l’exploitation des données provenant des deux satellites scientifiques franco-chinois, SVOM et CFOSAT.
Ils suggèrent également que l’actuel mouvement de nervosité en direction d’intérêts étrangers en Chine (arrestations d’hommes d’affaires, perquisitions…) n’est pas sans lien avec l’inquiétude des autorités chinoises quant à des fuites de données.
Selon eux, la crainte chinoise porte aussi sur l’avance technologique qu’auraient développée les États-Unis en matière d’intelligence artificielle (IA), grâce à un modèle d’innovation que tout oppose au système cloisonné et planifié chinois.
L’article émet l’hypothèse que le désavantage actuel de la Chine en matière d’IA réside, entre autres, dans la piètre qualité des donnés captées, une situation attribuable au système généralisé de censure qui entoure l’activité des réseaux chinois depuis leur naissance. Les auteurs concluent néanmoins que cette question des données n’est pas de nature à introduire des bouleversements dans l’ensemble des relations entre l’Occident et la Chine.
A propos des auteurs
Économiste au sein d’une grande organisation de recherche, Henri Clairin a été au plus près des échanges scientifiques et technologiques avec la Chine pendant plus d’une dizaine d’années. Il est également un bon connaisseur des réalités de la Chine contemporaine où il vit une partie de l’année. Fin 2022, il a publié un recueil de chroniques évoquant la diplomatie culturelle et scientifique française en Asie (« Voyage au Ministère des Affaires étranges », Edilivre, 310 pages).
Docteur en socio-économie des territoires et spécialiste de l’action-recherche, Noël de Belfiffre a fait partie des pionniers ayant organisé la diaspora française en Chine.
En particulier celle ayant fréquenté les grandes universités chinoises. Pendant plus de vingt ans et en totale immersion, l’auteur a aussi été l’un des rares français sinophone à conduire des projets pilotes financés par la Chine au sein des structures de recherche de ce pays.
*
Nous sommes à Pékin au Ministère de la science et la technologie le lundi 25 juin 2018 vers 8h30. Tout à coup, la discussion entre les deux ministres se fige, un silence assourdissant s’installe entre les délégations, comme frappées par la gêne et l’incompréhension. Certes l’heure est matinale et le lieu n’inspire aucun attrait puisqu’il s’agit d’une banale salle de réunion quasiment sans ouverture ni décoration, comme la plupart des autres ministères chinois construits pendant la période maoïste.
Mais si l’atmosphère s’était soudainement tendue entre les interlocuteurs, c’était bien parce que la Ministre française Frédérique Vidal (enseignement supérieur, recherche et innovation) avait posé à son homologue chinois WANG Zhigang (ministre de la sciences et des technologies MoST) une question pour le moins embarrassante qui l’avait pris de court.
La ministre interrogeait en effet son homologue sur la récente directive du Conseil des affaires d’Etat chinois (c’est‐à‐dire le Bureau du Premier Ministre) portant sur les « règles visant à renforcer la sécurité et l’accessibilité des données scientifiques ».
Mme Vidal avait fort opportunément sorti ce sujet de son dossier sur un thème lui tenant particulièrement à cœur, puisqu’elle-même venait de publier un plan national de « science ouverte » destiné à rendre accessibles à tous l’ensemble des publications françaises issues de la recherche publique.
Comme l’objet de son entretien était de relancer les échanges scientifiques tout en renouant un dialogue franco-chinois de haut niveau en matière de recherche, la Ministre avait sans doute voulu s’assurer que son interlocuteur était dans les mêmes dispositions quant à la fluidité des échanges. Pas certain qu’elle fût rassurée sur ce point.
On en est réduit à des suppositions quant au mutisme du ministre chinois : était-il au courant de ce projet issu du Bureau du Premier Ministre ? Souhaitait-il ne rien ajouter pour ne pas alimenter la discussion ? Avait-il reçu des instructions ?
Outre que le silence ne peut qu’alimenter le doute, sinon la suspicion, le profil du Ministre laisse penser qu’il en savait bien davantage.
Issu du complexe militaro-industriel, diplômé en gestion de l’Université de Qinghua après des études de génie (informatique et télécommunications), WANG Zhigang a en effet été depuis 2012 membre des 16e et 17e Comité Central du PCC où il officiait à tête de deux « petits groupes dirigeants – 领导 小组 - celui de l’économie et des finances et celui, directement en lien avec le sujet de cette note, de la sécurité et de l’Internet et de l’informatisation.
En 2018, lors de l’épisode que nous relatons, il était membre du 19e Comité Central en plus de son poste de Ministre. Preuve de son implication forte dans les grands dossiers institutionnels liés à la R&D chinoise, soulignons que, plus tard dans l’année, WANG Zhigang fut à l’origine de l’absorption par le Ministères des Sciences et des Technologies (MoST) de la NSFC (Natural Science Foundation of China), une agence autonome et interministérielle de financement de la R&D dotée de près de 4 milliards de dollars, créée 25 ans plus tôt sur le modèle de la NSF américaine.
En quelques semaines, la NSFC a adopté une nouvelle organisation et des objectifs plus politiques, très éloignés des principes d’excellence scientifique qui avaient pourtant guidé son fonctionnement et ses échanges internationaux pendant plus de 20 ans…
Un projet de loi aux contours flous.

Le caractère imprécis de la règlementation augmente l’éventail des contrôles possibles. Elle ne définit pas la notion protéiforme de « données », ne précise pas explicitement qui sont leurs producteurs concernés ni les modalités d’application, le calendrier et les moyens.
*
Du quoi parle-t-on ? Il est utile de se reporter à ce texte de trois pages publié le 2 avril 2018 qui précise les « règles visant à renforcer la sécurité et l’accessibilité des données scientifiques » car il nous aide à mieux cerner la stratégie chinoise qui ne va cesser de s’affirmer et de se concrétiser au fil des années.
Aujourd’hui elle a des conséquences dans de nombreux domaines, non seulement en matière d’échanges scientifiques ou universitaires mais aussi pour tous les intérêts chinois ou occidentaux installés en Chine, publics ou privés. Dit autrement, potentiellement, tous les acteurs qui produisent ou échangent des données en Chine sont ciblés !
Le projet évoque la création d’un mécanisme de collecte et d’archivage généralisé des données de toute nature, pour, non seulement les centraliser mais aussi pour s’assurer de leur fiabilité ainsi que de leur traçabilité. Comme souvent avec les textes chinois qui débutent un parcours législatif, son interprétation est très mal commode : il ne définit aucunement la notion protéiforme de « données » ni ne précise qui sont leurs producteurs concernés par le projet. Les modalités font également défaut, de même que le calendrier et les moyens. Tout reste donc très vague.
A l’époque, déjà, la directive interpella les chancelleries étrangères. Le projet ouvrait potentiellement des failles dans la protection de la propriété intellectuelle ou/et de circulation de l’information.
D’autant que le texte s’ajoutait à d’autres dispositions récentes de la législation sur internet obligeant toutes les entités étrangères (ou sino‐étrangères) à transiter par des systèmes chinois (informatique dématérialisée, serveurs, transactions, connexions…).
Après l’instruction donnée aux chercheurs chinois de se détourner des bases de données occidentales (par exemple Research Gate, Google Scholars ou Google research). l’UE, les États-Unis et plusieurs pays de l’OCDE, inquiets d’un risque de rupture de la circulation des données, entreprirent dès 2018 des démarches auprès du MoST pour qu’il précise ses intentions réelles.
Rien n’y fera. Le 20 avril 2018, lors d’une réunion des attachés scientifiques des pays membres, la représentation de l’UE à Pékin conclura que la mainmise grandissante du PCC sur les affaires scientifiques était susceptible de modifier la nature des échanges avec l’Europe dans ce domaine [1].
Le projet chinois suivra sa voie… et son ambition d’introduire de potentielles contraintes et limitations supplémentaires dans les échanges de données entre chercheurs ou industriels ou autres. Il contribuera aussi à formaliser d’un point de vue théorique la nécessité pour les intérêts occidentaux d’un découplage avec la Chine.
L’amplification d’une tendance ancienne.

La photo prise le 10 avril 2018 montre le Président Français et Jean-Yves Le Gall président du Centre National d’Etudes Spatiales (CNES). Au centre un responsable de la CAST (China Academy of Space Technology en Chinois 中国空间技术研究院) leur remet un modèle réduit du satellite franco-chinois d’observation océanographique. Un des projets phares de la coopération scientifique franco-chinoise, sa réalisation avait failli être compromise par une divergence sur l’utilisation des données que les Chinois voulaient réserver aux deux partenaires du projet tandis que les Français entendaient les rendre publics.
*
En suivant au jour le jour les évènements liés à la Chine, on en oublie les tendances de fond qui sont pourtant toutes bien consignées et observables sur le terrain.
On en oublie aussi une caractéristique essentielle du développement chinois que le PCC met œuvre de façon centralisée à coups de plans quinquennaux, de plans sectoriels ou de schémas directeurs. Autrement dit, les intentions chinoises sont planifiées et donc documentées et consultables.
Certes il s’agit de visions normatives (pas toujours totalement réalisées ou réalisables), mais elles constituent néanmoins des indicateurs très révélateurs de son fonctionnement général : la Chine fait ce qu’elle dit mais elle se garde bien de dire ce qu’elle fait !
Dans la pratique, les données ont toujours été associées à un degré élevé de sensibilité pour les Chinois. Au fur et à mesure de l’affirmation de la Science chinoise, qui va clairement de pair avec une moindre appétence à collaborer internationalement dans ce domaine, cette sensibilité s’est fortement accrue.
Non seulement sous l’effet d’une pression considérable à la publication scientifique en Chine, l’indicateur dominant de l’évaluation des chercheurs, du point de vue de leur volume d’activité de recherche et de leur place dans la compétition scientifique mondiale.
Mais aussi sous l’effet d’une ambition hégémonique chinoise sur ce qui touche à ses données et informations, combien même ces dernières seraient produites sur son territoire en collaboration avec des acteurs non chinois ou qu’elles l’aient été ailleurs avec une implication chinoise.
Un exemple très parlant de cette revendication est relatif aux deux plus grands projets de coopération scientifique et technologique jamais entrepris entre la Chine et la France : les satellites CFOSAT et SWOM [2] qui ont réclamé des budgets cumulant plusieurs centaines de millions d’euros [3].
Les deux projets ont bien failli capoter en raison des perspectives et modalités d’utilisation des données issues de l’exploitation des satellites : les Chinois souhaitaient en réserver l’exclusivité aux deux partenaires alors que les Français, dans le souci de faire avancer plus rapidement les connaissances grâce à d’autres partenariats ou usages, prônaient une position ouverte, assez conforme avec les pratiques internationales dans ce domaine.
Les exemples abondent. Et naturellement, au fil des rivalités « systémiques » et technologiques qui animent les relations entre d’un côté la Chine et de l’autre les États-Unis et l’Europe, les positions se durcissent de façon asymétrique.
La Chine s’est récemment prononcée contre sa participation aux classements universitaires internationaux (y compris le classement de Shanghai ?!) de façon à ne plus fournir de données sur les réalités universitaires du pays. Exprimée par le Président chinois, cette position a beaucoup surpris car la Chine a déversé depuis 25 ans des milliards dans son système universitaire pour précisément faire apparaître le pays en bonne place sur la carte universitaire mondiale. Et ainsi être en mesure d’attirer le chaland des étudiants étrangers.
Note(s) :
[1] « Changes to MOST, scientific data regulations, new State Administration for Market Supervision, new IP laws, and consolidation of S&T functions are all signs of China marshalling innovation organs behind the CPC. Governments of several participants have completed reviews, or are planning to review where they do/do not want to collaborate, the costs of Chinese scientific and industrial policy etc. »
[2] Mis en projet en 2007, le satellite CFOSAT a été lancé en 2018. Il est une mission spatiale des agences spatiales chinoise (CNSA) et française (CNES) dont l’objectif est de réaliser un suivi des vents et des vagues à la surface des océans et de contribuer à améliorer la modélisation des prévisions de la mer utilisés par la météorologie marine ; ainsi que notre connaissance des processus physiques à l’œuvre durant la formation et l’évolution des vagues » (source : Wikipédia/CNES).
Quant à SVOM, « il s’agit une mission franco-chinoise consacrée à l’étude des plus lointaines explosions d’étoiles, les sursauts gamma. Elle doit être lancée en décembre 2023 depuis la base de lancement de Xichang » (source : svom.eu).
[3] Ces projets ont sans doute été rendus possibles par l’interdiction du Congrès américain de développer tout échange spatial avec la Chine, en raison de la mainmise du secteur par l’APL. C’est pourquoi l’ensemble du spatial chinois rencontre des obstacles majeurs dans son développement international.
Un temps, les Français ont d’ailleurs été exposés à des sanctions américaines pour contournement d’embargo, ce qui a introduit du retard dans la conception des sous-systèmes radar de CFOSAT : SWIM (mesure la hauteur et la longueur d’onde des vagues, y compris sous la glace) et SCAT (mesure de la direction et de la vitesse des vents), issus d’un partenariat CNRS-Thales.