Your browser does not support JavaScript!

Repérer l'essentiel de l'information • Chercher le sens de l'événement • Comprendre l'évolution de la Chine

›› Album

Le rire de Madame Lin

Je ne suis pas sinologue et ne suis donc pas allé regarder le film Le rire de Madame Lin en sinologue que je ne suis pas.

Je ne suis pas critique de cinéma. Je n’écoute pas dévotement la diffusion du Masque et de la Plume le dimanche soir. Je ne lis pas Positif ou les Cahiers du cinéma , ou les Inrockuptibles. Depuis que j’ai, vainement, essayé d’opérer la conjonction entre la sinologie et le cinéma en allant regarder (c’est tout ce que l’on peut faire d’ailleurs) la Chinoise de Jean Luc, je me méfie du film politique au titre exotique.

Je ne suis pas allé regarder le film Le rire de Madame Lin en critique de cinéma que je ne suis pas.

*

J’avais cependant une raison personnelle d’aller voir Le rire de Madame Lin.

On m’avait expliqué que le film traitait de la condition des personnes âgées en Chine. Cela m’intriguait. Au début des années 70, alors que j’habitais Taïwan, j’avais eu une assez roborative discussion avec des amis chinois. Ils m’expliquaient que nous autres occidentaux étions des êtres sans moralité et sans cœur qui placions nos parents dans des institutions où ils n’avaient qu’à attendre la mort.

Ils disaient que le sens de la famille ancré dans la culture millénaire de la Chine enseignait la piété filiale : les anciens restaient à la maison car ils en constituaient le socle. Je n’eus à objecter que cette remarque futile : nous autres, occidentaux avions fait de même avant l’urbanisation de nos sociétés et rien ne garantissait que les chinois poursuivraient dans le futur leur fort admirable pratique.

Lors d’une visite d’un de nos présidents en Chine, j’ai retenu que des contrats avaient été signés afin de faire profiter nos amis chinois de l’expertise française en matière de gestion des centres de vie pour personnes âgées.

Voilà ce que je me rappelais en allant voir Le rire de Madame Lin.
Il était bien question de la situation des personnes âgées. Mais pas du rapport à la mort comme dans la Ballade de Narayama.

L’affiche du film est trompeuse qui montre une grand mère aux cheveux blancs et au doux visage qui garde sur ses genoux sa petite fille. Toutes les deux sont occupées à tresser quelque objet. Idyllique.

Pour utiliser le vocabulaire choc des critiques de cinéma Le rire de Madame Lin est un objet « terrifiant ».

Madame Lin, veuve depuis si longtemps, a élevé ses 4 ou 5 enfants. Sa vieillesse entraîne des problèmes de vieux et ses enfants décident de la mettre en maison de retraite. Problème de place : il faut attendre que la vieille Hu décède pour libérer une chambre. Mais elle tient le coup la vieille. On pourrait aussi donner quelques hong bao pour libérer une place. Il est donc décidé, en attendant que la mère puisse être envoyée à l’hospice, qu’elle aille vivre à tour de rôle chez chacun de ses enfants.
On devait se douter que cela se passerait mal, très mal.

Comment supporter la vieille et ses prières incessantes. Remarquez, elle n’est pas bien gênante Madame Lin. Elle n’est pas tatie Danielle ! Mais tout cela coûte cher et les enfants, à une exception près, ne sont pas riches. Les belles filles jouent leur rôle de belles filles.

Il fallait une exception de douceur et elle existe dans la personne d’une petite fille aussi étrangère à sa famille que l’est devenue la Mère Lin. Pour le reste, en plus des questions d’argent, des ennuis de santé de la vieille, ce poids qui alourdit la vie de chacun déterre les non dits familiaux, on en vient même aux mains.

On maltraite la mère Lin et elle meurt dans l’abandon.

Je crois avoir lu cette analyse du film dans les deux recensions que j’ai recherchées. Les critiques de film étaient un peu en service minimum.

Le parti pris misérabiliste.

Pourtant dans tout ce qu’il était convenu de dire je me suis étonné que l’on n’ait pas parlé de misérabilisme, d’un cinéma glauque avec une référence à la filmographie des frères Dardenne. Les images sont sinistres, les environnements, les bâtiments, par exemple la salle de classe, sont pourris, vieux, non entretenus, tout est mal éclairé, des lampes piteuses, des quinquets dispensant une lumière avare.

J’hésite, ou bien le réalisateur Zhang Tao en fait trop dans la noirceur, ou bien ce qui peut sembler comme une description sans fioritures de la réalité retranscrit les faits. Vous vous souvenez peut-être du début du film « The World » de Jia Zangke : une des animatrices du parc d’attraction parcourt les pièces en répétant « je cherche un pansement… je cherche un pansement, je me suis blessée ». Zhang tao, lui, n’a pas trouvé le pansement. Personne n’a trouvé le pansement.

Il y a cependant trois exceptions à la noirceur, au délabrement des bâtiments, aux environnements sinistres : la maison d’un des enfants quasiment mutique dont on devine qu’il doit avoir des moyens, et il a une automobile. Le commissariat de police qui semble fonctionnel et propre. Mais surtout, éblouissant, clair, lumineux, moderne, large espace où l’on se sent bien : le couloir du funérarium.

Par cet effet de condescendance propre aux occidentaux qui traitent de la Chine on va nous dire sans doute en passant que eh oui ! la misère et la vieillesse sont tristes mais hélas ! partout identiques ! il n’y a pas que les chinois !

A quelle époque nous situons nous dans cette histoire ? J’ai vu dans le nord est de la Chine, à la fin des années 70, des malades ou des personnes décédées dont le corps protégé était invisible, conduits sur une charrette à bras vers l’hôpital ou la morgue. La même scène se trouve dans le film.

Pourtant, l’action doit se situer au moins une dizaine d’années plus tard.
On peut regarder ce film comme un documentaire sur la misère et la solitude du vieillissement, la tragédie de la pauvreté, l’abandon et la nécessité d’une action de politique sociale, la restauration d’une des valeurs essentielles de la culture millénaire de la Chine… : « une société, et il s’agit là de la deuxième puissance du monde, se juge à la manière dont elle traite les anciens » etc.

Au-delà des clichés.

Mais je préfère m’attarder sur quelques autres questions posées par le film.

D’abord sur le rire de Madame Lin. Il surgit soudainement dans les moments les plus dramatiques, il est inextinguible, décalé, gênant, indécent, on le confondrait avec des larmes mais non ! Il s’agit bien d’un rire. Le médecin consulté explique qu’il s’agit d’un trouble nerveux qui devrait disparaître avec quelques médicaments. Les enfants chez qui elle loge ne peuvent supporter ce rire. Il les empêche de dormir.

Cela viendrait-il de ce que la vieille est superstitieuse ? elle ne manque jamais de s’agenouiller devant le bodhisattva pour prier pour les membres de sa famille. Cela est connu : ceux qui n’en peuvent plus prient, cela ne sert à rien, mais ça les soulage. D’ailleurs son fils n’en peut plus de ce rire qui se fait encore entendre quand on a mis la vieille dans un renfoncement de l’étable ; dans sa rage il brise la statue de la divinité.

Cela n’empêche pas la vieille de continuer à prier. Pourquoi Madame Lin rit-elle ? Est-ce un rire moqueur ? On a dit que chez les asiatiques le rire masquait les sentiments. Mais on a dit tant de choses !

Le rire du désespoir ou le rire qui n’a aucun sens. Je me demande si ce n’est pas le bodhisattva qui a suscité ce rire. Ou le rire du Dieu face au désarroi des hommes, à l’inhumanité des humains. Le rire de Madame Lin l’accompagne jusqu’à son suicide méticuleux, soigné, choisi. Mais le rire est-il signe de la folie de Madame Lin ou de la folie de quelque autre ?

Elle aimait bien la musique et l’opéra, Dame Lin. Elle priait rituellement, assidûment mais elle n’était pas folle.

La folie ? Elle se montre toute nue ou quasiment nue dans la scène finale. Dans une salle misérable (?) non ! Dans une salle pauvre, d’un village pauvre, après les obsèques, est organisée une soirée théâtrale. Dame Lin aimait tant la chanson et l’opéra… on va lui en donner maintenant ! en enfants qui savent se conduire envers les membres âgées et disparues de la famille.

La famille ne s’est pas défaite des vêtements blancs du deuil. Les gens du village sont là, attentifs, heureux sans doute de cette distraction inattendue. La famille, jusque là démunie, a pu couvrir filialement cette dépense.

On a remplacé le rire de Dame Lin par la vraie joie, celle moderne qui s’exprime dans la danse, le déhanchement. Elle aimait l’opéra, on lui offre la danse. Les corps doivent remuer, comme celle qui mène la fête macabre, la danse joyeuse, cette jeune fille trop légèrement habillée, aux gestes tellement osés. Elle est si décalée en ce lieu, en ce moment.

Ou plutôt, non, elle n’est pas décalée : elle est si moderne, si vulgaire, si poissarde. Elle insiste « les corps doivent bouger » et elle aide même un membre de la famille à la stature d’avorton à se mettre torse nu pour danser avec elle. La caméra s’attarde sur ses jambes, ses cuisses, le balancement de son corps. Fin.

Le rire de Madame Lin était un dérèglement nerveux. La fête qui suit son incinération est un dérangement social. Ce qui me rappelle une des scènes finales du roman « Brothers » de Yu Hua où Li Guangtou, le héros qui a si bien réussi, organise une défilé des vierges qui ont conservé leur hymen. La Chine sait bien décrire le sordide dont hélas elle n’a pas l’exclusivité.


• Commenter cet article

Modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

• À lire dans la même rubrique

La comédienne et réalisatrice Jia Ling, « star » des réseaux sociaux

Bataille idéologique et graffitis à Brick Lane

Le rêve chinois à la gloire de Messi

Wu, le policier à la retraite et le Sniper. Polars taïwanais chez Gallimard

C.C.Eyes only. Pour les Conseillers du Commerce Extérieur confinés à Shanghai. Chapitre VII