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›› Société

Orage nationaliste sur les réseaux sociaux

A gauche Zhong Shanshan钟睒睒, PDG de Nongfu, objet de la vindicte des réseaux sociaux, pour n’être pas assez patriote et trop lié à l’étranger. A droite Zong Qinghou 宗庆后, fondateur de Wahaha, que les internautes portent aux nues, comme le parangon de l’entrepreneur chinois vertueux, autodidacte arrivé au sommet à force de travail en protégeant son entreprise de l’étranger, notamment du Français Danone. Photos Swaraya et CCTV.


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La dernière effervescence des réseaux sociaux explorée par Andrew Methven est une violente surenchère nationaliste sans mesure, dont le développement pourtant prévisible dans l’actuelle ambiance d’autocélébration patriotique, commence à inquiéter l’appareil lui-même.

Alors que la déferlante des dénigrements ciblait même l’Université Qinghua soupçonnée de trahison au prétexte qu’elle n’était pas la cible des sanctions américaines, elle critiquait aussi le style « trop japonais » de la ligne de vêtements créée par le gymnaste Li Ning, 李宁 61 ans cette année, sextuple médaillé à Los Angeles en 1984.

Mais le cœur des controverses de la toile chinoise a d’abord opposé deux marques de boissons célèbres.

La cible était « Nongfu – Springs Shan Quan 农 夫 山 泉, » plus grande entreprise d’eau en bouteilles créée en 1996. Son fondateur Zhong Shanshan 钟睒睒, 70 ans, actuellement plus riche homme d’affaires de Chine avec une fortune estimée à 60 Mds de $, mais dont le fils Zhong Shu Zi 钟 塾子qui détient un passeport américain est accusé de « ne pas être assez chinois ».

Sur WeiBo on lisait récemment : « Zhong Shu Zi héritera de l’énorme fortune de son père. Mais le futur homme le plus riche de Chine, est un Américain. C’est incroyable ».

D’autres dénoncèrent comme une trahison les fonds américains Vanguard et BlackRock, investis dans Nongfu ; Une vague de harcèlements qui choisirent d’utiliser le très classique levier nationaliste de la haine du Japon, reprocha aux bouteilles de thé de Nongfu leurs décorations de carpes rappelant les traditionnelles manches à air japonaises Koinobori chères à Clemenceau [1].

Comme souvent, l’effervescence grégaire et contagieuse aidant, le délire dénonciateur, aux allures de lynchage, ne s’est pas limité aux réseaux sociaux. Le 10 mars dernier, un reportage d’une télévision locale montrait deux magasins 7-Eleven de Changzhou, dans le Jiangsu, qui retiraient de leurs rayons tous les produits Nongfu.

A l’entrée du magasin, une affiche qui avait le mérite d’être claire prévenait : « Nous vendons des produits du monde entier. Mais nous ne vendons pas de produits provenant d’entreprises faisant l’apologie [崇 拜 Chongbai : culte] du Japon. »

Il y eut bien pire. Des vidéos mises en ligne sur WeiBo montrèrent des excités versant l’eau Nongfu dans les toilettes. Des internautes s’échangèrent des photos des bouteilles, soulignant avec une évidente mauvaise foi, que l’étiquette représenterait en réalité le temple Yasukuni où les Japonais cultivent la mémoire de certains criminels de guerre.

Rivalités d’images. Wahaha le « patriote », contre Nongfu, le « traitre. »

La persécution publique de Nongfu a commencé il y a un mois, à l’annonce le 25 février, du décès à l’âge de 79 ans de Zong Qinghou 宗庆后, fondateur de Wahaha 娃哈哈 rival de Nongfu.

La controverse a aussitôt cultivé par contraste l’image patriotique de Wahaha ayant, après trois années de procès, triomphé en 2009 du groupe français Danone. Ce dernier avait jeté l’éponge en abandonnant ses parts dans leur co-entreprise, pour seulement 300 millions d’Euros, soit cinq fois moins que ce qu’il demandait.

Quand Nongfu est qualifié de « traitre » à la solde de l’étranger, la « bataille Danone-Wahaha – 达娃 之 争 Da-Wa zhi Zheng – 达 pour Danone et 娃 pour Wahaha - » est toujours considérée comme l’une des grandes victoires d’une entreprise chinoise face à un concurrent international beaucoup plus puissant [2].

Sur les réseaux sociaux on pouvait lire les appréciations élogieuses sur Wahaha symbole du courage, ayant eu la persévérance - 摸爬滚打 mo pa gun da – d’explorer des terres inconnues – 蹚路 tang lu - ; et de construire son entreprise à partir de rien. 白手起家 bai shou qi jia [Littéralement « fonder une famille à mains nues »] référence aux débuts autodidactes de Zong.

Pour souligner l’obstination et le travail acharné de Zong, on fit même référence aux classiques de la période des Royaume Combattants et au philosophe confucéen Xun Zi 荀子 (IIIe siècle av. JC) : « La route peut être longue 路虽远, Lu Sui Yuan – mais chaque pas rapprochera du but 行则将至Xing Ze Jiang zhi ; La tâche peut être difficile 事虽难 Shi, sui nan, mais ce n’est qu’en agissant qu’on réussit. 做则必成 Zuo Zi bi cheng. »

Au sommet de l’appareil pourtant on craignait que le dénigrement de Nongfu affaiblisse le secteur privé premier pourvoyeur d’emplois du pays. Début mars, le Zhejiang Daily, journal officiel du Parti de la province orientale, publiait un article d’opinion et un éditorial sur WeChat, exhortant les internautes à cesser d’attaquer les entreprises privées et les entrepreneurs.

L’auteur Wei Jiang, ancien président de l’Université des finances et de l’économie du Zhejiang, rappelait que Zong et Zhong étaient tous deux d’excellents entrepreneurs privés et qu’en période de difficultés économiques, l’heure n’était pas aux querelles internes. « Surtout aujourd’hui, alors que les entreprises privées sont confrontées à des défis sans précédent. Nous devrions les protéger. »

L’idée d’une solidarité nécessaire avec le privé était aussi le thème de l’éditorial.

« À l’heure où le développement économique, confronté à de nombreux défis, est passé du chaud au froid, il faut protéger le secteur privé. (...) Tant que les entreprises privées opèrent légalement, tous les secteurs de la société devraient les encourager et les soutenir pour créer plus de richesse, plus de recettes fiscales et plus d’opportunités d’emploi. »

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Enfin, circonstance rare, la vindicte nationaliste accusatrice ciblant les traitres est même sortie du terrain des controverses commerciales pour s’attaquer au domaine plus sensible de la littérature, précisément celui du prix Nobel où, au XXe siècle, le talent chinois a plusieurs fois croisé les références d’excellence occidentales.

Mo Yan, félon à la patrie chinoise.

Mo Yan, 莫言 prix Nobel de littérature en 2012, 69 ans, a été accusé de heurter les sentiments patriotiques chinois, de dénigrer l’armée de libération populaire et d’insulter le Président Mao ainsi que le peuple chinois. Sur la sellette des ressentiments nationalistes son livre « Le sorgho rouge » (1986), devenu un film en 1987 mis en scène par Zhang Yimou avec Gong Li [3].

Le chauvinisme sans mesure s’organise et se targue de juridisme. Un internaute du nom de Mao Xinghuo qui dit « parler vrai – 说真话的毛星火 - » a porté plainte, réclamé des dommages et intérêts à Mo Yan et exigé que ses livres soient retirés de la vente publique.

Sa démarche était accompagnée d’un long réquisitoire adressé au tribunal qui accusait Mo Yan d’avoir heurté les sentiments des Chinois en décrivant les écarts de comportements de la huitième armée de marche, alors qu’en même temps il glorifiait les Japonais. « En tant que jeune homme honnête et patriote, je me sens très en colère. Comment le pays permet-il qu’un tel comportement sexiste ? ».

D’autres blogueurs ultra-nationalistes se sont ralliés à cette cause, qualifiant de « pornographiques  » les parties les plus sexuellement explicites de l’œuvre de Mo Yan. Leur action se base sur une loi de 2018, qui tient civilement responsable quiconque insulte les héros et les martyrs chinois.

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Comprenant les risques autodestructeurs de la surenchère chauvine, nombre d’intellectuels, écrivains, journalistes, commentateurs politiques, y compris ceux issus de la nébuleuse des médias officiels se sont mobilisés pour défendre Mo Yan.

Une bataille de procédures s’est engagée.

Alors que Hu Xijin, ancien éditeur du Global Times, publication pourtant elle-même très nationaliste, qualifiait la démarche du blogueur de « farce populiste {} », il a lui aussi été menacé d’une action en justice. Aussitôt la toile s’est enflammée avec plus de deux millions de visites autour du hashtag « Mo Yan en justice # 莫言被起诉 ». Les commentaires opposaient les patriotes et les partisans de l’apaisement qui mettaient en garde contre les risques empoisonnés des chasses aux sorcières.

Des intellectuels sont intervenus dans le débat.

En Chine même, Ji Feng, ancien manifestant de Tian An Men, toujours très critique du pouvoir et régulièrement harcelé par lui, compare les surenchères aux dénonciations publiques de la révolution culturelle (1966-1976).

Il en analyse les risques : « La vindicte », dit-il, « finira par cibler ceux qui ne disent rien, puis même ceux qui ne chantent pas assez fort les louanges de l’appareil ».

Depuis son exil australien, Muro ng Xuecun, 慕容雪村, 50 ans, écrivant sous le pseudo de Hao Qun 郝群, qui dénonce la censure et les répressions politiques, ne voit aucune preuve que le gouvernement soutient les critiques contre Mo Yan, mais en revanche, il estime qu’il a lui-même créé l’environnement politique qui les a favorisés.

Note(s) :

[1Farouche anticlérical, Clemenceau s’était entiché de Bouddhisme et de cultures asiatiques, accumulant plusieurs milliers de pièces de collection diverses venant d’Extrême Orient (théières, sabres, boutons de kimono, porcelaines, estampes, masques etc.). Sur la plage de sa maison de pêcheur en Vendée à Saint-Vincent sur Jard, face à l’océan, comme par défi, il faisait flotter en haut de grands mats les « Koinobori » japonais, manches à air colorées en forme de carpes.

La racine de la tradition est complexe. Venant de Chine, elle renverrait à une légende du Fleuve Jaune dont les carpes, symboles de courage et de persévérance qui, après avoir remonté le cours du fleuve vers l’Ouest, s’envoleraient vers le ciel en se transformant en dragons.

[2Le litige entre Wahaha et Danone portait sur l’utilisation par Wahaha (Mot à mot le rire du bébé) de leur marque commune fondée par Frank Riboud et Zong Qinghou en 1996, où le Français détenait 51% des parts.

En 2006, Danone s’est pourvu en justice quand il s’est aperçu que Wahaha par un réseau de vente parallèle, commercialisait sous sa seule marque des produits de la JV. Au cours de la bataille, Zong avait développé un discours nationaliste hors-sujet, mais très porteur par lequel, il soupçonnait Danone de vouloir s’approprier Wahaha à vil prix, tandis que les deux s’accusaient mutuellement de ne pas respecter le contrat initial.

Le fond très nationaliste du discours de Zong qui aujourd’hui résonne toujours dans la mémoire chinoise s’exprimait dans une de ses réponses à une interview du journal Usine Nouvelle en 2011 :

« Certaines entreprises qui débarquent en Chine ont tendance à considérer notre pays comme un placement financier, uniquement pour faire des bénéfices. Pensent-elles que les Chinois sont des citoyens de seconde zone ? Nous sommes très hospitaliers, respectueux à l’égard des étrangers. Mais il ne faut pas trop nous bousculer. Lorsque nous allons investir chez eux, ils nous mènent la vie dure et vérifient tout. À notre tour d’être pointilleux avec les étrangers. C’est une coopération d’égal à égal, non ? »

[3« Le Clan du sorgho rouge » 红高粱家族 – Hong Gaoliang Jia Zu (1986) est une saga familiale de la région de Gaomi [80 km au nord de Qingdao] dans le Shandong qui court des années trente durant la guerre civile et l‘invasion japonaise à la révolution culturelle.

« Les grands parents du narrateur » écrivait avec justesse Nil Ahl dans Le Monde du 4 novembre 2014 « mènent deux combats de front, l’un militaire, l’autre alcoolique. La grand-mère est en effet à la tête d’une distillerie d’alcool de sorgho ». Mais dit Brigitte Duzan : « Mal préparés au combat, les paysans se joignent à un ancien brigand pour attaquer un convoi japonais. (…) »

(…) « C’est le récit de cette attaque qui forme le cœur du roman, mais ce n’est pas un récit de plus sur la guerre contre les Japonais. Mo Yan [NDLR : Mo Yan – qui au passage signifie « Ne pas parler » écrit dans un style laconique à la première personne], y apporte des bouleversements chronologiques qui cassent la narration en introduisant des épisodes de la vie des principaux personnages, avec une forte imagerie érotique sous-jacente : rencontre des parents, débuts de la résistance, etc.. Cependant, ces flash-backs sont très bien intégrés au récit principal, si bien que jamais le lecteur n’en perde le fil. »

Il reste, ajoute B. Duzan que « le livre n’aurait cependant probablement jamais été le succès de librairie qu’il est ensuite devenu si Zhang Yimou ne l’avait adapté au cinéma sous le titre « Le sorgho rouge » (《红高粱》), Ours d’or au festival de Berlin en 1988, film culte et phare de la « cinquième génération » des réalisateurs chinois qui consacra à la fois et Mo Yan et Zhang Yimou, dont c’était le premier long métrage en tant que réalisateur. »


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