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›› Politique intérieure

Le micro-crédit en ligne percuté par le principe de précaution et la normalisation politique

Le 3 novembre dernier le régulateur financier a jeté un froid dans le monde boursier chinois habitué à jongler avec des sommes astronomiques de plusieurs dizaines de milliards de $.

Au milieu de la nuit du 2 au 3 novembre, les autorités de la Bourse de Shanghai ont sèchement mis fin au processus d’introduction en bourse de « Ant Group – en Chinois 蚂蚁 集团 ma yi jituan – la Fourmi - », filiale qui gère la société Alipay de paiement en ligne du géant du commerce Internet Alibaba créé par Jack Ma.

Ce dernier qui avait pourtant pris soin de se rapprocher de Xi Jinping à Hangzhou, semble avoir été l’objet d’un rappel à l’ordre politique suite à sa féroce critique publique de la cupidité et de la prudence excessive des banquiers chinois.

Le 24 octobre, lors du sommet de la finance à Shanghai, trois semaines après la fête nationale et « la semaine d’or » dont l’appareil avait fait le symbole de la reprise de la consommation intérieure, il les avait comparés à des « prêteurs sur gage ». Aux financiers chinois, se protégeant becs et ongles de la concurrence, il a prêché l’ouverture et une prise de risques raisonnable, conditions d’un système financiers réactif.

« Nous avons besoin de bâtir un système financier en bonne santé sain, et non pas des risques financiers systématiques » (…) « Innover sans risques, c’est tuer l’innovation. Dans ce monde, il n’y a pas d’innovation sans risques ».

Jack Ma dénonce la raideur timorée du système financier.

En comparant les banques et les institutions financières à des institutions qu’on assimile parfois à des usuriers tirant profit du pressant besoins de « cash » de leurs clients, l’ancien professeur d’anglais devenu un magnat du commerce en ligne et de la finance mettait le doigt sur les lourdeurs structurelles du système financier que l’appareil occupé à donner le sentiment de l’ouverture et de la bonne santé, déteste révéler publiquement.

La vérité que nous rappelions dans notre article du 12 septembre dernier (lire : Où en est la reprise économique ?) est que l’efficacité des banques qui investissent peu ou trop prudemment s’est diluée, tandis-que l’accumulation des dettes toxiques non recouvrables les mettent en permanence à la merci d’une panique des épargnants pouvant être saisis par une épidémie de retraits.

Dans ce contexte resté rigide et protégé par les finances publiques, l’ouverture dont se targue le système financier chinois est un trompe-l’œil. En 2019, la décision de supprimer les limites encadrant les investissements étrangers est intervenue alors que 95% des actifs des banques étaient déjà détenus par des intérêts chinois.

Au point que les marges d’intervention étrangère dans le système bancaire sont voisines de zéro.

C’est pourquoi, le coup d’arrêt brutal de l’introduction en bourse de Ant Group fut d’abord une réaction politique à l’irrévérence de Jack Ma qui mettait en lumière ce que chacun sait en Chine, mais que personne n’avait jamais évoqué avec autant d’insolence.

Alors qu’on s’acheminait dans l’enthousiasme vers la plus considérable introduction en bourse de l’histoire à Shanghai et à Hong Kong, anticipée à 37 Mds de $, les premières raisons officiellement invoquées pour expliquer ce coup direct en plein vol infligé par le pouvoir faisaient référence à « d’importants problèmes liées à l’exigence de transparence ».

Personne n’est dupe. Le 2 novembre le fondateur d’Alibaba était convoqué par la banque centrale. Meilleur indice que l’affaire est politique, le 4 novembre, le Waijiaobu intervenait par le truchement de Wang Wenbin, porte-parole, pour expliquer sans donner de détails que « la décision avait été prise pour protéger l’intérêt des investisseurs ».

Depuis, les actions d’Alibaba ont brutalement plongé aux bourses de Shanghai et de New-York. Entre le 2 et le 3 novembre elles ont perdu 10%, avant de reprendre 5% le 4. Même si l’action du groupe s’est redressée, la secousse lui a quand même fait perdre 68 Mds de $.

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Rappel à l’ordre politique.

Les commentaires spéculant sur une sèche mise en garde politique vont bon train. Duncan Clark, en Chine depuis 20 ans, ancien de Morgan Stanley, Président de la société de conseils BDA China, auteur de « Alibaba : The House That Jack Ma Built » (2016) cite le proverbe chinois « On peut taper même sur les clous les plus grands- “最高的钉子被砸了 ».

Clairement l’appareil a adressé un avertissement à Jack Ma. Pilotée par Xi Jinping dont la pensée est articulée à l’affichage nationaliste d’une puissance sans faille de la Chine face à l’Occident en déshérence, la machine politique ne supporte pas que soient révélées les failles de son système. Comme le souligne un « trader » étranger, « En Chine, il n’y a qu’un seul patron. C’est Xi Jinping et non pas Jack Ma. ».

Risques d’emballement financier et de contournement du pouvoir.

Sous la surface a surgi une autre crainte. Celle que, dans le secteur du paiement en ligne et de l’épargne que l’appareil surveille comme l’huile sur le feu, « La Fourmi » atteigne une puissance financière telle que les régulateurs ne pourraient plus la contrôler. L’inquiétude n’est pas surfaite.

Selon les meilleurs experts, l’introduction en bourse aurait valorisé l’entreprise à au moins 310 milliards de dollars, « plus que les grandes banques américaines telles que Goldman Sachs ou Morgan Stanley », rappelle Sherisse Pham, analyste à CNN.

Surtout, « la perspective avait attiré une avalanche d’investissements et de sur-souscriptions, 800 fois supérieure au nombre de titres mis sur le marché » dont l’appareil a jugé qu’ils menaceraient son pouvoir, tandis que le régulateur pouvait objectivement considérer qu’ils constituaient aussi un risque financier.

Jack Ma, entrepreneur de génie, cible des réseaux sociaux.

Après une période ayant suivi 2012 pendant laquelle Xi Jinping avait accepté de laisser la bride sur le cou aux groupes privés, leur succès le conduit aujourd’hui à les remettre sous le boisseau. Jack Ma n’échappe pas à cette reprise en main, d’autant que « Ant group » et son système de prêt en ligne est un concurrent direct des banques publiques.

Au passage, la réaction de médias et des réseaux sociaux très largement critiques d’Alibaba et de Ant Group en dit long sur l’emprise de l’appareil sur l’information et la société ou, à tout le moins, sur la difficulté que s’expriment des voix contraires à celle du Parti. Sur le net où il est difficile de faire le tri entre le trafic normal de messages et l’avalanche automatique, Jack Ma a entre autres été accusé d’être un « capitaliste cupide », un « affreux égotiste de la haute-technologie, s’imaginant être au-dessus des lois ».

Le paradoxe est qu’alors même que son action milite en faveur d’un système financier ouvert à la concurrence, pour le bien du public qui disposerait d’autres choix que les banques d’État, les réseaux sociaux chapitrés par la propagande ont dépeint Jack Ma comme une « requin de l’usure ayant sucé le sang des emprunteurs chinois, méritant d’être sanctionné pour contrevenir au dogme communiste » .

Fini le temps où l’ancien professeur d’anglais était cité en exemple par le Parti comme l’archétype de l’entrepreneur sachant prendre des risques. Le préoccupant symptôme d’un lynchage en ligne, effet de la centralisation excessive éliminant systématiquement tous les contrepouvoirs et la pensée libre, fait surgir le spectre de la révolution culturelle de très sinistre mémoire.

L’avenir dira si Jack Ma, devenu plusieurs dizaines de fois milliardaire grâce au commerce en ligne dont il fut le premier en Chine à anticiper le potentiel presque infini, prête lui-même le flanc à une riposte politique.

Le corset du contrôle central et ses effets pervers.

Nous n’en sommes pas là. Les régulateurs se contentent pour l’instant de proposer de nouvelles contraintes applicables aux prêteurs en ligne dont l’essentiel sera d’abord d’augmenter leurs réserves obligatoires en cash et d’inscrire à leurs bilans les risques crédits liés au défaut de remboursement de leurs dettes par les débiteurs.

Signe d’un resserrement des contrôles, leurs opérations ne seront plus supervisées par les autorités locales, mais directement par la Banque Centrale ou par la Commission de Régulation Boursière. Leurs prêts seront limités à des emprunteurs à l’intérieur de leurs provinces d’origine et ne pourront pas être utilisés pour des investissements financiers et immobiliers ou pour le paiement des hypothèques.

Les nouvelles contraintes qui réduisent drastiquement le scope des activités des banques en ligne handicaperont le secteur en plein essor des prêts de faible montant à des entrepreneurs ou à des artisans qui ne peuvent pas accéder aux prêts bancaires classiques, mais souhaitent malgré tout tenter une opération immobilière pour renflouer leur trésorerie.

Dans une analyse du SCMP du 3 novembre, Alison Tudor, basée à Hong Kong, ancienne spécialiste financière du WSJ pour l’Asie, pointe du doigt le paradoxe que l’offensive visant le géant de la finance en ligne aboutit in fine à infliger un coup direct au micro-crédit dont la somme était évaluée 1430 Mds de $ au 30 juin dernier et à gêner les flux financiers vers les PME pourvoyeurs d’emplois.

 

 

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