›› Editorial
Déferlante chinoise en Europe et menaces sur « le couple franco-allemand »

A la fin octobre, après d’âpres négociations, Berlin a autorisé COSCO le géant chinois du transport maritime à prendre le contrôle de 24,9% du capital de la gestion d’un des trois terminaux du port de Hambourg (40% du trafic entre l’Europe et l’Asie) opérés par la société d’exploitation HHLA (Hambourg Hafen & Logistik), n° 4 mondial derrière Mediterranean Shipping Company (capitaux italiens et suisses), le Danois Maersk et le Français CMA CGM, COSCO avait initialement fait une offre de 35%, vertement critiquée par le ministère des AE et de l’économie auxquels se sont joints les quatre ministères CDU de la coalition.
Leur communiqué cité par Reuters soulignait que l’investissement chinois « étendait de manière disproportionnée l’influence stratégique de la Chine sur les infrastructures de transport allemandes et européennes, ainsi que la dépendance de l’Allemagne vis-à-vis de la Chine. »
Pour HHLA, en revanche « La coopération entre les deux partenaires ne crée aucune dépendance réciproque et renforce la position de la ville libre et hanséatique de Hambourg en tant que plaque tournante logistique dans les régions de la mer du Nord et de la mer Baltique et celle de la République fédérale d’Allemagne en tant que nation exportatrice. »
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En Allemagne, les reproches faits au Chancelier qui présentèrent le voyage comme inopportun dans l’actuelle situation de crispation sino-occidentale ne manquèrent pas de souligner la récente prise de contrôle de 25% des parts de la gestion du port de Hambourg par COSCO, le géant chinois du transport maritime dont l’emprise sur les ports européens avait déjà alerté les stratèges du Vieux Continent.
Là où il y a dix ans les prises de participation chinoises de COSCO et China Merchants Group (CMG) étaient quasiment inexistantes, elles représentaient en 2020 10% des volumes totaux (Olaf Merk « China’s Participation in European Container Ports : Drivers and Possible Future Scenarios » dans Revue internationale et stratégique 2020/1 (N° 117), pages 41 à 53.
De fait, les investissements chinois sont à des degrés divers présents dans une douzaine de ports européens, parmi les plus importants, avec des parts majoritaires de contrôle au Pirée (100 %), à Zeebrugge (85%) et à Valence (51%).
En octobre 2021, le rapport de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM) établissait que les « pressions économiques chinoises » par un très foisonnant éventail de réseaux d’influence étaient de loin l’un des plus efficaces leviers de la stratégie internationale de Pékin en Europe. Lire : IRSEM. Un rapport foisonnant sur l’ampleur protéiforme des stratégies d’influence de Pékin.
En France, le « cavalier seul » du Chancelier allemand en Chine augmente la crainte du délitement du « couple franco-allemand ». Elle est attisée par les récents choix de Berlin sans concertation d’un investissement de relance de 200 Mds d’€, d’un projet de bouclier anti-aérien avec l’OTAN et Israël dont Paris est exclu et de l’achat sur étagère aux États-Unis de 35 chasseurs de combat F.35, qui dédaignait à la fois la modernisation du Rafale (projet F5) et la coopération franco-allemande pour le Système de Combat d’avion futur (SCAF).
Pour autant, les critiques du voyage à Berlin d’Olaf Scholz à forte implication d’affaires dont les détails ne sont pas encore publics [1], sont loin de dire la réalité d’une situation beaucoup plus complexe des relations de l’Europe et de l’Allemagne avec la Chine.
Pragmatique et réactif, Berlin crée un précédent.

Le 14 novembre dans le cadre d’une stratégie de « diversification » pour desserrer la dépendance de l’Allemagne à la Chine, Olaf Scholz était à Singapour. Il venait du Vietnam (à droite) où il a été accueilli par le Premier Ministre Pham Minh Chinh.
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La plupart évoquent certes les déclarations du Chancelier sur le déséquilibre des relations du aux fermetures rémanentes du marché chinois et la solidarité de l’Allemagne avec tous les Occidentaux sur la question de Taïwan dont l’approche est à la fois articulée à la « politique d’une seule Chine » et au refus de changer le statuquo par la force.
Mais elles passent sous silence les analyses de Berlin excluant comme irréaliste la rupture complète de toute relation avec Pékin. Elles ne disent pas non plus à quel point l’Allemagne fait face à un risque de fracture de sa puissance industrielle basée sur ses exportations vers la Chine et ses relations avec la Russie pour ses approvisionnements à prix réduits de gaz et de pétrole.
C’est peu dire que le refroidissement des relations avec Pékin et la succession de crises (pandémie et guerre en Ukraine), impacte le modèle économique allemand marqué par l’export vers la Chine et l’énergie à bas prix du gaz russe.
En 2022, la production s’est contractée dans toute l’Union. La tendance, véritable arrière-plan de la visite de Scholz en Chine, se perpétuera au cours des trois premiers mois de 2023, tandis que l’Allemagne subit l’une des plus fortes baisses d’activité de son histoire récente avec la montée de l’inflation et la flambée des coûts de l’énergie qui réduisent le pouvoir d’achat des ménages et obligent les usines à réduire leur production.
A Berlin désormais, ce qui domine c’est à la fois le pragmatisme d’affaires, la diversification et, si nécessaire, la fermeté à l’égard des investissements chinois. A la mi-novembre à Singapour, Olaf Scholz qui, après son passage éclair en Chine assistait en personne à la conférence sur les Affaires allemandes en Asie organisée par Berlin, déclarait avec les autorités de la Cité-État qu’il n’était ni souhaitable ni possible d’ostraciser la Chine. Mais, signifiant que le temps des grandes ouvertures sans précaution était terminé, il venait tout juste de bloquer deux investissements chinois dans le secteur des hautes technologies.
Le premier concernait la vente à un Chinois dont l’identité n’a pas été relevée, d’ERS Electronic basé en Bavière qui fournit des machines de refroidissement aux fabricants de semi-conducteurs ; le deuxième, interdisait la cession du fabricant de semi-conducteurs « Elmos » à la filiale suédoise Silex Microsystems du Chinois « Sai Microelectonics ».
Le réveil allemand fut suivi une semaine plus tard par l’injonction de Londres rendue publique le 17 novembre adressée au groupe Chinois Wingtech Technology, fabricant de semi-conducteurs basé à Jiaxing au nord du Zhejiang de revendre « au moins 86% » de ses actions achetées il y a plus d’un an au n°1 anglais des semi-conducteurs Newport Wafer dont l’usine était passée sous contrôle chinois [2].
Il n’en reste pas moins que le pragmatisme économique d’Olaf Scholz, dont l’initiative chinoise fait déjà date puisque le président français a, au G.20, annoncé une prochaine visite en Chine en janvier 2023, a rejeté le protectionnisme déguisé » du « découplage avec la Chine ».
En même temps, s’appliquant à tenir tous les bouts d’une situation stratégique complexe marquée à la fois par l’invasion russe de l’Ukraine et une Chine de plus en plus dominatrice, le Chancelier a, tout en refusant le « protectionnisme déguisé » du « découplage avec la Chine », plaidé pour la diversification des liens d’affaires allemands vers l’ASEAN.
En dépit d’une sévère montée des réactions de défiance à l’égard des captations technologiques chinoises par le rachat d’entreprises à travers un réseau de filiales européennes passées sous son contrôle, il n’en reste pas moins que pour Pékin, le refus allemand d’un découplage stratégique est une aubaine qui desserre le risque d’isolement où la proximité avec la Russie risquait de l’enfermer.
Note(s) :
[1] Scholz a évoqué la possibilité que BioNtech pourrait être le premier groupe occidental autorisé à vendre ses vaccins aux étrangers résidant en Chine. Pékin a de son côté promis l’achat surprise de 132 A-320 et de 8 A350 pour un montant total de 17 Mds de $.
[2] Au milieu d’une forte polémique au Royaume Uni, la vente à la Chine du fabricant gallois avait été réalisée début juillet 2021, par le biais de Nexperia (ancien Philips semiconductors) filiale néerlandaise du Chinois Wingtech Technology qui possède déjà des usines à Hambourg et Manchester.