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›› Editorial

Les irréductibles tensions de la relation sino-américaine

Même si en à peine un mois, trois haut-fonctionnaires américains se sont succédés en Chine, le dernier en date étant John Kerry l’envoyé climat de Joe Biden, les relations sino-américaines restent marquées par une profonde défiance. Installant un blocage pour l’heure irrémédiable, le régime chinois reste arc-bouté à l’idée qu’étant agressé par l’Amérique, c’est à Washington de faire le premier pas de la désescalade sur les sanctions et sur la question de Taïwan.

L’analyse montre qu’en dépit des bonnes paroles échangées lors des visites, il y a loin de la coupe aux lèvres. Après avoir rangé Xi Jinping dans la catégorie des « dictateurs  » et publiquement critiqué sa gestion du Ballon espion, Biden n’a pas contribué à apaiser l’atmosphère. Lire : Pékin face aux États-Unis, à l’Europe et au « sud-global ».

Sur la question des sanctions frappant les micro-processeurs ou sur celle de Taïwan, le Département d’État, le ministère du Commerce et le Pentagone sont également sur une trajectoire très éloignée de l’apaisement.


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Après la visite en Chine d’Antony Blinken, le 17 juin qui fut reçu par Xi jinping, suivie par celle de Janet Yellen, du 6 au 9 juillet, qui n’eut pas cet honneur - le président chinois absent de Pékin étant parti inspecter le théâtre opérationnel de l’Est face à Taïwan [1] - la relation sino-américaine est restée marquée par un niveau de défiance catastrophique.

Les appréciations d’optimisme de Blinken qui se contentait a-minima que les deux se reparlent, suivies des attentes « réalistes » de Janet Yellen satisfaite de ses contacts avec les responsables économiques chinois à qui elle a tout de même rappelé les griefs commerciaux et de violation des droits habituellement formulés par les Américains, avaient le ton d’éléments de langage de commande.

Le fond des tensions marquées par un enchaînement délétère de sanctions et de contre-sanctions - les dernières en date ont été imposées par la Chine sur l’exportation des « terres rares » - , perdurera tant que Pékin restera arc-bouté à l’exigence que les premiers pas de la désescalade devraient être concédés par Washington.

Parmi la longue liste des sujets de discorde les plus explosifs, au sommet figurent les sanctions infligées au secteur de microprocesseurs et l’augmentation de l’ingérence américaine à Taïwan.

Pour prendre conscience de la puissance explosive de ces deux ingrédients inflammables, souvent détonants, il faut mesurer à quel point le Parti les considère comme une déclaration de guerre liée à sa survie.

L’impitoyable guerre des micro-processeurs.

Gina Raimondo, 52 ans, avocate et femmes d’affaires experte des investissements capital-risque, diplômée de Harvard et secrétaire d’état au commerce de Joe Biden, est l’une des responsables les moins portés à faire des concessions à la Chine sur la question du droit de propriété dans le secteur des micro-processeurs.

Elle est sur la même ligne que Jack Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale, pour qui l‘embargo décidé en octobre 2022 a « ouvert le feu d’une décennie cruciale de compétition avec la Chine avec pour cibles prioritaires l’industrie numérique, la biotechnologie et l’énergie verte », autant de domaines où il faut s’attendre à d’autres contrôles et taxes infligés aux exportations chinoises. Au même moment, Xi Jinping promettait précisément de « gagner la bataille des technologies de pointe essentielles  »


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Pour nombre d’experts américains du secteur de la micro-informatique, la violence de l’embargo infligé à la Chine le 7 octobre 2022 (lire : « Micro-puces » et droit de propriété. La violente riposte américaine contre la Chine et ses contrefeux est à la fois de nature à handicaper très sévèrement la modernisation de la Chine et, si les choses ne se passaient pas comme prévu pour les États-Unis, à précipiter la relation dans une spirale toxique sans précèdent.

Pour Gregory C.Allen, expert du secteur de l’Intelligence artificielle au Centre pour les études stratégiques internationales (CSIS), Think-Tank conservateur de Washington DC, « Si les embargos étaient aussi efficaces que l’espère la Maison Blanche, ils pourraient handicaper la Chine pendant une génération ; s’ils échouaient, ils se retourneraient contre nous de manière spectaculaire et précipiteraient la situation de déclassement que les États-Unis tentent désespérément d’éviter. »

Huawei, fleuron emblématique des succès de la micro-informatique chinoise dans les secteurs de équipements télécoms et de la téléphonie mobile, rival triomphant de Nokia et Alcatel, durement frappé par les sanctions de D.Trump pour avoir commercé avec l’Iran, est un exemple de la brutalité des sanctions américaines.

Source de fierté du régime, le groupe, non coté en bourse dont la structure financière est opaque, officiellement chargé des opérations d’investigation anti-espionnage des ambassades chinoises, dont l’offre commerciale est, à qualité égale 20% moins chère que celle de ses concurrents occidentaux japonais ou coréens, est accusé de manquer transparence et, depuis ses avancées spectaculaires dans les réseaux 5G [2] soupçonné d’espionnage au profit du gouvernement chinois, par une grande partie des pays occidentaux.

L’embargo qui l’a privé des mises à jour automatiques de « l’open-source  » pour les microprocesseurs les plus performants d’extrême finesse, a porté un coup mortel à ses téléphones mobiles.

Alors qu’en 2020, avec une part de marché de 18%, Huawei était le champion incontesté des « smartphones » de la planète, ayant même dépassé Apple et Samsung, ses revenus ont chuté de près d’un tiers en 2021, l’obligeant même à vendre «  Honor  » l’une de ses marques de smartphones pour rester à flot. En 2022, sa part mondiale était tombée à 2%.

Un autre secteur encore plus stratégique, touché par les sanctions est celui des équipements de fabrication de puces dont le fleuron mondial est le Néerlandais ASML, inventeur de la technologie de « lithographie par rayonnement ultraviolet extrême (EUV) », permettant une miniaturisation inégalable des semi-conducteurs.

Véritable goulot d’étranglement du secteur des puces, la technologie de pointe d’ASML, mise sous embargo par Washington n’est plus accessible aux groupes chinois de fabrication de micro-processeurs comme le Shanghaien SMIC. Pour Pékin, l’offensive américaine qui handicape le « rêve chinois » de rattraper la puissance de l’Amérique, cœur de la propagande interne de l’appareil, présente un risque existentiel.

En fermant l’accès de la Chine à la technologie dernier cri de la fabrication des micro-puces, Washington freine drastiquement ses avancées dans le secteur de l’Intelligence Artificielle cœur des progrès scientifiques aujourd’hui de plus en plus réalisés, non par l’expérience, mais par des simulations analysant des sommes considérables de données.

Certes la propagande de l’appareil habile à occulter les vulnérabilités met l’accent sur les capacités de calcul de ses ordinateurs modernes (lire : Un point du CNRS sur l’innovation en Chine), mais elle passe sous silence une faiblesse stratégique essentielle, connue de tous les experts du secteur et notamment des Chinois eux-mêmes.

Presque toutes les puces qui alimentent les projets les plus avancés du pays sont inexorablement liées à la technologie américaine. Dès qu’ils s’approchent de la pointe extrême de l’excellence, les projets chinois butent sur les logiciels protégés par le droit de propriété américain, goulots d’étranglement créé par l’embargo.

La violence du choc est considérable. Son ampleur justifie le raidissement de l’appareil. Quand D. Trump ne s’attaquait qu’aux entreprises comme Huawei, Biden cible tout l’écosystème industriel de modernisation de la Chine.

Non seulement le pays est coupé de l’importation des puces les plus avancées, mais l’offensive Biden le prive des intrants nécessaires au développement de ses propres semi-conducteurs et superordinateurs avancés. En même temps, les pressions américaines exercées contre ASML handicapent la création en Chine d’usines de fabrication de puces avancées.

Le deuxième sujet explosif sur lequel Pékin exige que Washington relâche d’abord ses pressions est celui de Taïwan. Élevé par Xi Jinping à hauteur d’un objectif national dont la valeur symbolique n’est pas négociable, l’objectif de réunification a atteint un degré extrême d’incandescence.

Taïwan, creuset exalté et inflammable du souverainisme chinois.

La question de Taïwan, à propos de laquelle la Chine ne fera aucune concession face à Washington qui, de son côté, joue son influence stratégique de « parrain du Monde libre  » en Asie et ailleurs, est pour ces raisons devenue l’un des points les plus inflammables de la planète. Voir un résumé du contexte dans la note en Annexe.


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Alors que l’Île est aujourd’hui dirigée – pour la deuxième fois depuis 2000 - par une mouvance portant une aspiration de rupture avec le Continent, cautionnée par la bascule démocratique, le « retour de Taïwan à la mère patrie » constitue le creuset souverainiste éruptif d’une discorde stratégique, dont il est illusoire de croire qu’elle pourrait faire l’objet d’un accommodement tactique de Pékin.

A court terme, l’espoir d’apaisement des tensions dans le Detroit résiderait dans la victoire aux élections présidentielles du 13 janvier 2024 du candidat du KMT Hou You-yi 侯友宜 dont la plateforme politique reconnaît le « consensus de 1992  » de l’existence d’une seule Chine (lire : Élections présidentielles du 13 janvier 2024. Revue des candidats).

Il reste qu’au milieu d’un indéniable sentiment d’appartenance culturelle commune, courant parmi les nombreux héritiers des Chinois venus du Continent depuis la chute des Ming au milieu du XVIIe siècle, l’une des tendances longues de l’opinion est un renforcement du sentiment de rupture avec le Continent, sur fond de prudence nourrie par les menaces militaires.

La fulmination des démonstrations de force dans le Détroit [3] est à l’origine de la préférence pour le statuquo et en même temps de la naissance dans l’Île d’un esprit de résistance qui mobilise même ceux qui ne nourrissent pas d’hostilité à l’égard de des Continentaux.

Dans un article d’opinion publiée dans le New-York Times en avril dernier, l’essayiste taïwanaise Lung Ying-Tai 龍應台, 69 ans, originaire du fief indépendantiste de Kaohsiung, évoquait un pêcheur taïwanais dont la réflexion révélait à la fois une détermination et un sens de la fatalité :

« Si la Chine envahissait Taïwan, comme les Ukrainiens, il résisterait, non par rancune envers la Chine - bien que le comportement menaçant de Pékin lui fasse du tort - mais parce que ceux qui tirent leur subsistance de la mer sont habitués au danger ; ils se battent pour survivre. »

Le dernier sondage réalisé par l’Université Nationale publié le 6 juin montre qu’entre 1994 et 2023 les tenants d’un « statuquo à l’échéance indéfinie » sont passés de 9,8% à 32,1%, tandis que la proportion de ceux privilégiant l’indépendance immédiatement ou à terme a augmenté de 11 à 26%. Quant à ceux qui espèrent la réunification, à brève échéance ou dans un avenir indéterminé, leur part dans l’opinion s’est effondrée de 20 à 7,4%.

La semaine du 14 juillet, deux semaines après la visite à Taïwan de Mike Rogers [1] au moment même où le Congrès votait à une faible majorité de 219 voix contre 210 le «  National Defense Authorization Act (NDAA) » pour 2024, proposant d’autoriser la coopération militaire avec Taïwan et l’organisation de manœuvres communes, a eu lieu le dernier épisode de pressions militaires contre l’Île, exprimant à la fois le caractère explosif des tensions dans le Détroit et une nouvelle preuve que l’exécutif chinois n’amendera pas sa pensée souverainiste, attribuant à Washington l’entière responsabilité de la dégradation de la situation.

Selon le ministère de la Défense taïwanais, l’agressivité récurrente s’aggrave. Les 12, 13 et 14 juillet, plus d’une trentaine d’avions de combat chinois ont été détectés autour de l’île.

Ils ont franchi plus de 70 fois la ligne médiane du Détroit que Pékin ne reconnaît pas et pénétré à de nombreuses reprises dans la partie sud-est et sud-ouest de Zone d’Identification et d’Alerte aérienne de l’Île. Parmi eux des avions d’alerte anti-sous-marine, des drones de reconnaissance, des chasseurs de combat J-10 et J-16 et des bombardiers stratégiques Xian H-6.

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Alors que l’analyse révèle un blocage de posture par lequel Washington et Pékin attendent chacun que l’autre accepte de faire la première concession, l’élément rassurant de cette spirale d’affrontement reste que, dans toutes leurs déclarations, les deux ont exprimé la conscience que l’escalade conduirait la planète à un cataclysme de grande ampleur.

L’autre motif d’espoir est directement lié à l’extrême enchevêtrement des économies et des dépendances réciproques commerciales et technologiques au point que les efforts de « découplage » en cours commencent déjà à produire des effets indésirables qui ne sont pas sans effet sur la conscience des élites politiques.

A Bill Gates, venu en Chine en même temps qu’Antony Blinken, Xi Jinping a clairement exprimé les soucis de l’appareil en quête d’investissements et de technologies. Il a aussi tenu à rassurer en répétant que Pékin n’avait nullement l’intention de ravir à Washington la place de première puissance de la planète, limitant ses ambitions à l’exigence de respect.

Enfin, s’il fallait une indication que les deux ont toujours conscience que le dialogue reste une incontournable nécessité, on rappellera que John Kerry, 79 ans, l’envoyé climat de Joe Biden est arrivé à Pékin le 16 juillet au milieu d’une vague de chaleur sans précèdent en Chine et aux États-Unis où les pics de températures ont respectivement atteint plus de 40° C à Pékin et 46° C à Dallas et Houston au Texas.

Alors qu’après la visite de Nancy Pelosi à Taïwan à l’été 2022, Pékin avait en représailles mis le dialogue sur le climat à l’arrêt, sa reprise au milieu des conséquences extrêmes du réchauffement par les deux plus grands émetteurs de gaz à effet de serre de la planète instille un sentiment de soulagement.

Alors que John Kerry est le troisième haut-fonctionnaire américain à faire le voyage de Pékin en un mois, l’urgence climatique, défi commun à toute l’humanité, vient sous nos yeux de subjuguer les rivalités systémiques et la compétition de puissance.

Ce qui ne signifie pas qu’au-delà des postures stratégiques, les querelles de taxes sur les panneaux solaires infligées par Washington ou sur la construction des centrales à charbon par la Chine ont été mises sous le boisseau.

Un exemple : au premier trimestre 2023, les gouvernements provinciaux pris de court par un retour de la demande en énergie ont autorisé la construction de plus de centrales à charbon qu’au cours de toute l’année 2021.

Au moins l’intention de maintenir ouverts des canaux d’échanges est bien réelle.

Note(s) :

[1Le jour de l’arrivée de Janet Yellen à Pékin, Xi Jinping prononçait un discours à Nankin, au PC du « Théâtre opérationnel de l’Est 东部战区 » à la tête des unités stationnées dans les provinces du Jiangsu, du Zhejiang, de l’Anhui, du Fujian, du Jiangxi et de Shanghai.

La vaste zone d’action du Théâtre couvre les mers de Chine de l’Est et du Sud ainsi que le Détroit de Taïwan, y compris la zone des Pescadores (Penghu), et l’archipel des Ryukyu avec Okinawa située à 340 Nautiques de Taipei où sont stationnées 18 000 militaires américains sur plus d’une dizaine de bases essentiellement de forces terrestres et aériennes.

La visite de Xi Jinping à Nankin a eu lieu moins d’une semaine après la visite de trois jours à Taïwan de Mike Rogers, président de la commission des forces armées du Congrès américain et au moment où se discutait au Congrès le Décret autorisant la participation de conseillers américains à l’entrainement des forces taïwanaises et l’organisation en 2024 d’exercices conjoints avec elles.

Pour Pékin, il s’agit là d’une nouvelle confirmation que Washington ne respecte plus les termes des « Trois Communiqués - 三个联合公报 - » publiés conjointement en 1972 (Nixon et Zhou Enlai), 1979 (Carter et Deng Xiaoping) et 1982 (Reagan et Deng Xiaoping) dont les termes stipulaient la fin des relations officielles avec Taipei et l’arrêt progressif de l’aide militaire américaine à l’Île. Les stratèges chinois y ont même vu une escalade préparant un conflit.

[2Les craintes suscitées par les déploiement rapide des réseaux 5G chinois, s’alimentent du caractère évolutif et englobant d’une technologie de télécoms dont la nature est en réalité une rupture plus qu’un simple progrès.

S’il est vrai que le débit plus élevé que la 4G, permettant des gains de qualité et de vitesse, désengorge les réseaux saturés et améliore le confort des échanges virtuels, ses fonctionnalités de gestion et de pilotage automatique à distance (voitures navettes autonomes, réseaux électriques, flux et stocks stratégiques etc.) inquiètent dès lors qu’elles sont contrôlées par un régime autocrate dont la stratégie est ouvertement anti-occidentale.

[3En 2022, l’Amiral Paparo Commandement la flotte américaine du Pacifique considérait que la Chine avait accumulé face à Taïwan la plus grande concentration de forces jamais réalisée depuis la 2e guerre mondiale. En octobre de la même année, son chef des opérations navales, l’Amiral Mike Gilday toujours en fonction, exhortait ses troupes à se préparer à une invasion de l’Île.


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