›› Editorial

Le 25 juin, signifiant que, pour Moscou, l’épisode Prigozhine (à droite pendant son équipée vers le nord) ne modifiait pas la nature des relations bilatérales, Andrey Rudenko vice-ministre des Affaires étrangères russe était à Pékin accueilli par Qin Gang. Le 24 juin, le Global Times avait expliqué que les divisions en Russie étaient « une illusion entretenue par l’Occident pour discréditer la Russie et gloser sur l’effondrement du régime. »
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C’est peu dire que la machine politique chinoise a observé le « raid », intempestif et éphémère de Yevgeny Prigozhine et de son groupe privé Wagner avec inquiétude et répulsion. Aucun organe official d’information n’a mentionné l’évènement avant d’en avoir reçu le feu vert officiel le 25 juin, après la volte-face de Prigozhine.
Encore était-ce avec la consigne de ne pas s’en mêler, en ligne avec la prudence de la plupart des chancelleries occidentales. Lors de la conférence de presse du ministère des Affaires étrangères, la porte-parole a donné la version autorisée de la réaction chinoise, à laquelle les médias officiels doivent se conformer. Quelques chercheurs ont cependant laissé percer une inquiétude sur les réseaux sociaux dont la trace a aussitôt été effacée.
Le discours officiel était en deux temps :
Le premier était logiquement et sagement articulé au souverainisme westphalien : « Il s’agit d’une affaire intérieure russe » ;
Le deuxième positivait en rappelant l’excellence d’une relation récemment affichée de manière spectaculaire lors des JO d’hiver de Pékin le 4 février 2022. « En tant que voisin, ami de la Russie et partenaire stratégique global de coordination pour la nouvelle ère, la Chine soutient la Russie dans le maintien de la stabilité nationale et la réalisation du développement et de la prospérité ».
Mais, alors que dans le discours de l’appareil, la « nouvelle ère » renvoyait entre autres au projet commun sino-russe de remettre en question l’ordre global de l’après-guerre brouillant au passage les relations de Pékin avec l’UE, l’appareil ne pouvait qu’être inquiet.
De fait, dans un contexte où l’histoire montre qu’en Chine, les ennuis sont souvent venus de Russie, à Pékin la classe politique est particulièrement aux aguets.
Elle se souvient soit des rivalités idéologiques et stratégiques d’après la révolution russe (1 - Les notes sont regroupées en page 2), soit des annexions territoriales de l’Empire russe dont en Chine les élites n’ont pas oublié qu’il était à l’époque l’une des « huit puissances » ayant humilié et démembré la Chine au XIXe siècle par ses annexions au Xinjiang (1864) et surtout à l’est (1858-1860), bloquant l’accès direct de la Chine à la mer du Japon en s’appropriant près de 2 millions de km2 de l’Extrême-Orient russe (2).
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Appliqué chez lui à corseter toutes les structures, politiques, sociales industrielles et académiques, allant même jusqu’à mettre aux normes les religions (lire : Au Yunnan, la « rénovation » des mosquées met les « Hui » en émoi), la crainte du Président chinois est qu’à sa frontière nord, le « chaos 乱- luan » (3) affaiblisse Vladimir Poutine, avec qui il a noué une relation privilégiée au point de l’avoir, depuis son accession à la tête de la Chine en 2012, rencontré une quarantaine de fois, construisant au fil des années avec lui, le projet commun de contester l’ordre international dominé par l’Amérique et l’Occident.
Aujourd’hui, seize mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, Pékin est soulagé qu’après l’équipée du groupe Wagner vers le nord dont le premier effet fut d’avoir écorné le vernis de contrôle total du pays par Poutine, la guerre civile ait été évitée. Mais la crainte d’une déstabilisation de son partenaire majeur n’a pas disparu.
Au milieu des rivalités exacerbées entre Washington et Pékin, dont l’ADN est une compétition de valeurs démocratiques contestées par l’efficacité des autocrates, la mutinerie publique contre le Kremlin jette une ombre sur le discours de Xi Jinping d’une « nouvelle ère globale » pilotée conjointement par Moscou et Pékin contre Washington.
Fragilité de « l’amitié sans limites. » La difficile mission de l’Ambassadeur Fu Cong.

Ayant passé la plus grande partie de sa carrière à l’étranger à Genève comme représentant permanent de la Chine à la Conférence du désarmement après avoir été au cabinet de Margaret Chan ancienne Directrice générale de l’OMS (2007-2017) également à Genève, l’Ambassadeur Fu, ici avec Charles Michel, Prédisent du Conseil européen, connait bien l’Europe.
Affecté à Bruxelles en décembre 2022, il est investi d’une difficile mission diplomatique qui, du point de vue de Pékin, comporte trois volets : 1) Réparer les relations Chine-Europe gravement malmenées ; 2) Freiner le rapprochement antichinois de Bruxelles à la remorque des États-Unis ; 3) Déconnecter les relations Chine-Europe de la guerre en Ukraine.
Le 24 avril 2023, quatre mois après sa prise de fonction, il signait un article dans le Global Times en anglais où il exprimait ses vues, critiquant au passage les prises de position d’Ursula Von der Leyen et de Josep Borell, liant la qualité de relation Chine-UE à la position de Pékin à l’égard de la Russie et de la guerre en Ukraine.
Mais l’analyse qui manquait une importante partie de l’image, passait sous silence deux plaintes portées par l’UE contre la Chine à l’OMS. La première concerne les coercitions infligées par Pékin à Vilnius à propos de sa relation avec Taïwan dont QC a déjà rendu compte : La Lituanie sous le feu de la vindicte chinoise à propos de Taïwan.
La seconde vise la dernière jurisprudence des tribunaux chinois connues sous le nom « d’injonctions anti-poursuites - 禁訴令 - Jin su ling » qui, en contradiction flagrante avec les lois sur la protection des brevets et des droits d’auteur, interdit en Chine aux entreprises étrangères de porter plainte pour vol de technologies. Pour mémoire : Qu’est-ce que la propriété intellectuelle ? (pdf).
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A Pékin, même les plus nationalistes s’inquiètent ouvertement de l’affaiblissement du statut de Poutine.
Le 25 juin, Jin Canrong, professeur de relations internationales à l’Université Renmin de Pékin et conseiller du gouvernement, connu pour son anti-américanisme farouche, s’inquiétait du désordre russe « Il est très dangereux pour un pays de soutenir et de conserver un si grand groupe militaire non étatique, créant un abcès pouvant éclater à tout moment. »
Quant à Hu Xijin, l’ancien éditorialiste du très nationaliste Global Times qui donnait son avis avant la volte-face de Prigozhine, il exprimait un pessimisme sans nuance sur l’avenir même de la Russie, laissant entendre – contre le discours officiel dans un « tweet » supprimé après la machine-arrière de Prigozhine - que la connivence stratégique sino-russe serait désormais marquée par la défiance :
« La rébellion armée a fait basculer la situation politique russe » (…) « Quel que soit son résultat, la Russie ne sera plus jamais le pays qu’elle était avant la rébellion ».
Enfin, si on voulait un exemple d’une prise de distance chinoise dont le moins qu’on puisse dire est que la souplesse nuancée contredit l’image fixe de « l’amitié sans limites » exprimée par Xi Jinping et Vladimir Poutine le 4 février 2022 à Pékin, on se reportera aux étonnantes déclarations de l’Ambassadeur Fu Cong, 57 ans, depuis décembre 2022, chef de la mission diplomatique chinoise près de l’UE.
Cet ancien représentant permanent de la Chine auprès de la Conférence sur le désarmement à Genève, promu en 2019 Directeur Général du contrôle des armements au Waijiaobu, est arrivé à Bruxelles pour occuper un poste vacant depuis fin 2021, en pleine crise sino-européenne ayant abouti à la mise en sommeil au printemps 2021 de la ratification par le parlement européen de l’accord UE-Chine sur les investissements.
Depuis son arrivée, ses déclarations officielles ne manquent pas de faire la promotion des intérêts chinois, notamment à propos des embargos qui frappent Huawei et ZTE. Il glose aussi chaque fois que l’occasion s’en présente sur la nécessité pour l’Europe d’échapper à une confrontation Chine-Occident attisée par Washington. Sur les causes profondes de la guerre en Ukraine, il reste fidèle au discours de l’appareil évoquant les préoccupations de sécurité russes face à l’OTAN.
En même temps, malgré la proximité des plusieurs dizaines de rencontres entre Xi Jinping et Vladimir Poutine, alors que le n°1 chinois n’a jamais rencontré V. Zelenski, il défend la capacité chinoise à se tenir à équidistance entre Moscou et Kiev.
Enfin, indice de bonne volonté, sur les relations UE-Chine, il se dit prêt à faire le premiers pas d’une levée unilatérale des sanctions pour aboutir à une ratification rapide de l’accord sur les investissements.
Enfin et c’est l’essentiel, – contrastant avec la brutalité agressive de Lu Shaye, l’ancien ambassadeur en France relevé de son poste à la mi-juin (4) - ses prises de position sur la guerre en Ukraine ont exprimé une rare distance à l’égard de Moscou.
Quand au début avril 2023, le New-York Times (payant) lui rappelait qu’à l’heure de la guerre en Ukraine, « l’amitié sans limites » entre Moscou et Pékin, était une source de malaise en Europe, il répondit sans ambages que la formule n’était qu’un posture « rhétorique ».
Aussitôt après, il rajoutait que non seulement la Chine ne fournissait pas d’assistance militaire directe à la Russie, mais également qu’elle ne reconnaissait aucune annexion russe des territoires ukrainiens, qu’il s’agisse du Donbass ou de la Crimée.
Surtout, lors d’une interview accordée à Al Jazeera publiée le 27 juin, au journaliste qui lui demandait si la Chine soutiendrait les projets de Kiev de récupérer les territoires occupés par la Russie, il a répondu « Je ne vois pas pourquoi elle ne le ferait pas ».
Il a justifié sa réponse par un rappel de principe et par l’histoire récente. « Nous respectons l’intégrité territoriale de tous les pays. Ainsi, lorsque la Chine a établi des relations avec l’ex-Union soviétique, c’est ce que nous avions convenu. »
Après quoi, il a rappelé les exigences de la diplomatie, rôle dévolu à l’envoyé spécial de Pékin, Li Hui, russophone, ancien ambassadeur à Moscou de 2009 à 2019 (lire : Entre Pékin et Kiev, la diplomatie est en marche) « Mais comme je l’ai dit, ce sont des questions historiques qui doivent être négociées et résolues par la Russie et l’Ukraine et c’est ce que nous défendons. »
Ainsi, il apparaît qu’au-delà du discours officiel, l’incident Prigozhine a commencé à provoquer un réajustement chinois. Comme le souligne le tweet de Hu Xijin, vite effacé, « la Russie ne sera plus jamais comme avant. » Il est très probable qu’en dépit des affichages, les relations sino-russes non plus.
En arrière-plan, flotte la terreur nucléaire.

A gauche un missile balistique intercontinental russe. A droite la carte de l’équipée du groupe Wagner qui, le 24 juin, est passée à proximité du site de stockage des armes nucléaires de Voronezh-45. Impossible de dire si le risque était réel ou exagéré. Selon Mariana Budjeryn, chercheur associée sur le sujet du contrôle de l’atome militaire à Harvard, personne ne sait si Voronezh-45 abrite vraiment des armes nucléaires qui, par ailleurs sont, pour des raisons de sécurité évidentes, stockées en séparant les têtes nucléaires des lanceurs.
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Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle est une source de désaccord entre Moscou et Pékin. Ponctuée par des menaces d’emploi, des mises en garde américaines et des gesticulations déclaratoires faisant état d’une bascule d’ogives tactiques vers la Biélorussie avant le sommet de l’OTAN en Lituanie, les 11 et 12 juillet prochains, elle hante tous les responsables de la planète.
Selon une source ukrainienne impliquée avec Pékin dans la médiation chinoise entre Kiev et Moscou (lire : Quand le G7 cible la Chine, Pékin s’exerce à la médiation en Europe et développe son influence en Asie Centrale), Li Hui, lui-même avait anticipé que même un succès limité de la contre-offensive ukrainienne pouvait déstabiliser la Russie en favorisant l’explosion des rivalités de pouvoir entre l’armée, les Tchétchènes, Wagner et le FSB.
Le 25 juin, le WSJ analysait les risques après avoir fait l’inventaire de l’arsenal russe et l’historique des efforts encore hésitants de désarmement sur fond de compétition de puissance. « Avec les affrontements armés entre les troupes russes et les mercenaires de Wagner au cours du week-end et la localisation de Poutine inconnue, la crainte d’une éventuelle interruption de l’autorité du président russe sur l’arsenal nucléaire de son pays est apparue comme le risque plus immédiat. »
La direction politique chinoise pour qui la menace d’emploi de l’arme nucléaire est un tabou absolu, est sur cette ligne.
L’article du WSJ citait Steven Andreasen, ancien membre du Conseil pour la sécurité nationale et le contrôle des armements de 1993 à 2001. Précisant les risques, avant que Vladimir Poutine ait repris le contrôle de la situation, il interrogeait :
« Au cours des deux derniers jours, les forces conventionnelles russes et un quartier général de commandement se sont tenus à l’écart à Rostov et ont laissé les forces de Wagner prendre le contrôle. Auraient-ils fait la même chose sur un site de stockage nucléaire ? Dans quelle mesure sommes-nous sûrs de savoir où irait leur loyauté s’il y avait des blindes de Wagner à leurs portes ? »