›› Taiwan

Fortement bridée par la Chine dans sa diplomatie officielle, Taipei se lance dans la diplomatie parallèle des centres de recherche. Le sommet des “Think Tank” de l’Asie Pacifique à Taipei les 14 et 15 octobre dernier a rassemblé des représentants de tous les pays de l’ASEAN, du Japon, de la Corée et des États-Unis.
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Cet article, publié dans Asialyst le 2 novembre dernier, vient en complément de l’analyse de QC du 29 octobre, mettant l’accent sur le désarroi de la classe politique taïwanaise face aux pressions de Pékin. Exemple des marges de manœuvre diplomatiques que Taipei tente de se donner, nous le reproduisons ici avec l’autorisation de l’auteur et d’Asialyst.
La rédaction.
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Taïwan est en constante recherche de visibilité internationale. L’isolement diplomatique forcé par la République Populaire de Chine (RPC), qui s’impatiente au sujet d’une unification des deux rives à laquelle une majorité de Taïwanais sont opposés, a nui à la liberté d’action internationale de la démocratie asiatique. Les Taïwanais doivent donc se montrer ingénieux pour attirer l’attention de leurs partenaires mondiaux. L’Asia-Pacific Think-tank Summit à Taipei est un exemple.
A Taipei, les samedi 14 et dimanche 15 octobre 2017, le luxueux hôtel Grand Hyatt a accueilli une rencontre d’importance entre personnalités et chercheurs provenant de nombreuses puissances de l’Asie-Pacifique (Japonais, Américains, Australiens, Indiens et autres puissances régionales), à l’exception notable des invités chinois qui ont tous décliné l’invitation [1]. A part une ou deux exceptions, il n’y a presque que des hommes.
Ce qui semblait être une rencontre d’ordre académique, organisée par l’Institute for National Policy Research (INPR, think tank taïwanais de premier ordre), en collaboration avec diverses ONG et l’Université Sun-Yat-Sen de Kaohsiung, a pourtant réuni nombre d’anciens ambassadeurs et personnalités du monde diplomatique, dont Douglas Paal [2], l’ancien dirigeant de l’American Institute in Taiwan, la de facto ambassade américaine à Taïwan [3].
La première partie de la rencontre a pris des airs de sommet officiel. La Présidente de la République Tsai Ing-wen a même fait le déplacement et a délivré un discours valorisant l’importance de telles rencontres qui favorisent, selon elle, la coopération entre Taïwan et les autres puissances d’Asie dans un contexte marqué par une montée des périls stratégiques nourris par les incertitudes liées au futur positionnement régional de la puissance américaine, par une diplomatie chinoise à l’offensive et par l’actuelle crise des missiles nord-coréens.
Les invités étaient pour la plupart chercheurs en relations internationales ou d’anciens diplomates, et ne semblaient pas avoir de tropisme particulier pour les études taïwanaises. Il ne s’agissait donc pas forcément d’un public mieux disposé que d’autres à l’égard de Taïwan. La presse étant présente en nombre, les participants ont également été invités à commenter l’actualité régionale.
Compétition sino-américaine

Douglas Paal, diplomate américain et ancien directeur de l’AIT, la de facto ambassade US à Taipei. Photo : Hugo Tierny.
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Taïwan partage avec les autres pays de la zone Asie-Pacifique une similarité stratégique : être une petite ou moyenne puissance dont la sécurité et la stabilité politique dépendent beaucoup des États-Unis et de l’ordre international mis en place depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais cette architecture est progressivement remise en question par la montée en puissance chinoise, dont le discours révisionniste à l’égard du système international actuel fait autant d’émules en Asie qu’il suscite d’inquiétudes. Ce sujet a été très débattu lors des discussions.
D’un côté, les participants se sont montrés séduits par l’idée que ce système devrait mieux prendre en compte les intérêts et les valeurs asiatiques. De l’autre, ils se sont inquiétés de la perspective d’une fin de la Pax Americana traduite par le recul (relatif) de l’influence des États-Unis en Asie-Pacifique pour laisser place à une Chine décrite à plusieurs reprises comme un « éléphant dans un magasin de porcelaine ». Le discours des participants ne favorisait donc pas la vision chinoise des relations internationales, par ailleurs encore balbutiante et très sinocentrée.
Pour ce qui est du rapport de force entre les États-Unis et la Chine, sur lequel l’équilibre stratégique en Asie est bâti, les invités ont souvent interrogé la pertinence de la thèse selon laquelle se développerait une hégémonie chinoise remplaçant celle des États-Unis en Asie-Pacifique. Aux yeux des Asiatiques, la Chine serait-elle un colosse aux pieds d’argile ?
Personne n’a écarté la perspective que la Chine soit appelée à prendre une place plus importante en Asie. Toutefois les participants ont relevé certaines limites s’opposant au caractère absolu de cette montée en puissance. Il y a d’abord les conséquences à venir de la politique de l’enfant unique sur la démographie (vieillissement de la population, hausses des dépenses de santé et réduction de la population, notamment de celle qui travaille).
Il y a aussi les inégalités de développement au niveau territorial et une baisse remarquable de la croissance économique. Enfin, la politique étrangère chinoise n’est pas encore sortie de son isolationnisme. Ce qui fait dire à l’ambassadeur malais Tan Sri Rastam Bin Mohd Isa [4] que « la Chine est plus occupée à se construire une muraille qu’à cultiver de bonnes relations avec ses voisins ».
Ces observations se sont doublées de vues plus optimistes à l’égard des États-Unis, en pleine « renaissance » du point de vue de certains. Il est vrai que la croissance économique est de retour depuis quelques années et que la démographie se porte bien. Enfin, développement inattendu, le réinvestissement des États-Unis en Asie du Sud-Est depuis la première année de la présidence Trump a été relevé par un universitaire indonésien.
A la recherche d’une diplomatie de substitution.
L’île-État essaie depuis l’élection de Tsai Ing-wen de valoriser son importance stratégique, en démontrant sa position de pivot au centre de la première chaîne d’île autour de la Chine, à cheval entre Asie du Nord-Est, Asie du Sud-Est et Océanie.
L’Asia-Pacific Think-tank Summit intervient au moment opportun pour Taïwan, dont le réseau diplomatique fond comme neige au soleil depuis la reprise de l’offensive chinoise sur les relations officielles que l’Île entretient encore avec une vingtaine d’États dans le monde. A Taïwan, certains se réjouissent de la fin de relations diplomatiques avec des alliés vendant leur soutien à prix d’or, mais le prix à payer est fort en termes de visibilité globale. Taïwan cherche donc des outils spécifiques pour continuer à briller sur la scène internationale, et les rencontres universitaires telles que celle qui nous préoccupe en sont un.
Pendant toute la durée de la conférence, les hôtes taïwanais se sont concentrés sur la signification de l’évènement. Les Taïwanais l’espèrent et l’ont répété, une rencontre de think tanks doit pouvoir déboucher sur des conséquences politiques directes. A cet égard, ce sommet ressemble assez à un substitut de rencontre diplomatique organisé par Taïwan, afin de pallier son inexistence dans les circuits diplomatiques officiels.
Durant toute la conférence, les officiels ont côtoyé les universitaires. Si les présentations étaient assurées par des chercheurs et professeurs reliés à des universités, la conférence a été ouverte par la Présidente de la République Tsai Ing-wen et le ministre taïwanais des Affaires étrangères Lee David Tawei [5]. D’autres officiels ont pris la parole, tels que Lin Cheng-yi [6], vice-ministre du Conseil des Affaires Continentales (MAC - ministère taïwanais chargé des relations avec la Chine).
Au sein des chercheurs, nombreux sont ceux qui cumulent recherche et ce qui ressemble à des tâches diplomatiques, à l’instar des dirigeants de l’INPR : Tien Hung-mao [7], Président de l’Institut et ancien diplomate ; Lin Wen-chang [8], lié au ministère des Affaires étrangères ; et Kuo Yujen [9], spécialiste de l’industrie de défense nippone, et partie prenante de l’actuel processus de rapprochement stratégique entre Taïwan et le Japon. Cette dichotomie se retrouvait également parmi les invités étrangers avec une forte présence de personnalités « ex » officielles, comme des diplomates à la retraite tels que l’américain Douglas Paal.
A l’égard de Taïwan, il est donc possible que les participants de la conférence cumulaient deux missions : l’une de recherche, l’autre diplomatique. Une rencontre officielle entre Taïwan et des pays reconnaissant la RPC étant impossible, l’Île organise des rencontres de niveau « presqu’officiel » avec des professeurs et personnalités publiques étrangères sans mandats officiels et donc pouvant voyager librement ; tout cela dans le but de participer à l’ouverture de canaux de communication et de coopération entre le gouvernement de Taïwan et les leurs.
Ce syncrétisme symbolise ce qu’on pourrait appeler une « diplomatie taïwanaise de substitution », mêlant cercles académiques et diplomatiques.
C’est le cas depuis longtemps avec les États-Unis comme l’illustre la tenue prochaine, et ce depuis 2002, de l’annuelle US-Taiwan Defense Industry Conference à Princeton. Le Japon marche actuellement dans les pas des États-Unis, ce qui aide à comprendre la présence de nombreuses personnalités japonaises à Taipei.
Le Japonais Nobuo Tanaka [10] s’est d’ailleurs exprimé sur l’utilité de nouvelles coopérations avec Taïwan dans les domaines industriels liés au secteur de la défense en mentionnant toutefois qu’il est improbable que le Japon propose un partenariat sécuritaire officiel. Ces mots n’ont pas dû échapper à Kuo Yujen, très engagé avec les Japonais sur les domaines de coopération industrielle et qui me confiait en entretien quelques mois plus tôt que les discussions entre Taïwan et l’archipel sont en phase d’intensification [11].
C’est qu’entre autres projets, Taïwan développe des sous-marins et souhaite des transferts de technologie depuis des pays amis.
Note(s) :
[1] Les chinois ont expliqué être occupés en amont de la tenue le mois prochain du 19e Congrès du Parti Communiste Chinois.
[2] Américain, Douglas Paal est aujourd’hui vice-président des études du Carnegie Endowment for International Peace. Il a fait partie de la National Security Council durant la présidence de Ronald Reagan et George H. W. Bush (auprès duquel Paal assistait personnellement la politique étrangère). Après avoir dirigé l’AIT à Tapei, il a présidé JPMorgan Chase International.
[3] Washington et Taipei n’entretenant plus de relations diplomatiques officielles depuis 1979.
[4] Malais, président de l’Institut de Stratégie et de Relations Internationales de l’ASEAN. Ex-secrétaire général du ministère des affaires étrangères malais, ex-ambassadeur en Bosnie-Herzégovine, ex-haut-commissaire de la Malaisie au Pakistan, ex-représentant permanent de la Malaisie aux Nations-Unies.
[5] Ministre des affaires étrangères taïwanais depuis mai 2016. Affilié au Kuomintang (KMT), PhD en relations internationales à l’Université de Virginie (1986). Longue carrière diplomatique dans le monde entier.
[6] Egalement détenteur d’un PhD de l’Université de Virginie. Affilié au People’s First Party (PFP, très favorable à Pékin).
[7] Hôte taïwanais numéro 1 de la conférence, président de l’INPR et de la Strait Exchange Foundation, l’organisme taïwanais chargé de la difficile communication avec la Chine. Il est un ancien du MOFA taïwanais, ex-représentant (ambassadeur) au Royaume-Uni, détenteur d’un PhD de l’Université du Wisconsin. Professeur en science politique aux États-Unis et à Taïwan. Auteur et co-auteur de nombreux livres.
[8] Hôte taïwanais numéro 2, directeur de l’INPR, président de la Taiwan Society of Japan Studies et de la Foundation on Asia-Pacific Studies. Professeur en relations internationales à l’Université Nationale Sun Yat-Sen à Kaohsiung (NSYSU). Carrière universitaire liée au MOFA taïwanais.
[9] Hôte taïwanais numéro 3, autre directeur de l’INPR, Professeur à la NSYSU, éditeur en chef adjoint de la Japan and Asia Pacific Quaterly. Beaucoup plus jeune, figure montante de la scène académique taïwanaise.
[10] Japonais, président de la Sasakawa Peace Foundation. Spécialiste dans le domaine de l’énergie. Il a été directeur exécutif Agence Internationale de l’Energie et directeur adjoint puis Directeur Science, Technologie, et Industrie (DSTI) de l’OCDE. Ancien fonctionnaire du MOFA japonais. A négocié nombre d’accords commerciaux bilatéraux à l’OMC.